LE JUIF ERRANT
Est-il rien sur la terre,
Qui soit plus surprenant,
Que la grande misère
Du pauvre Juif-Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !
Un jour, près de la ville
De Bruxelles en Brabant,
Des bourgeois fort dociles
L’accostèr’ en passant :
Jamais ils n’avaient vu
Un homme si barbu.
Son habit tout difforme
Et très-mal arrangé,
Leur fit croir’ que cet homme
Était fort étranger,
Portant comme ouvrier,
Devant lui, tablier.
Lui dirent : « Bonjour, maître !
De grâce accordez-nous
La satisfaction d’être
Un moment avec vous.
Ne nous refusez pas,
Tardez un peu vos pas ?
— Messieurs, je vous proteste
Que j’ai bien du malheur :
Jamais je ne m’arrête,
Ni ici, ni ailleurs ;
Par beau ou mauvais temps,
Je marche incessamment.
— Entrez dans cette auberge,
Vénérable vieillard ?
D’un pot de bière fraîche,
Vous prendrez votre part ;
Nous vous régalerons
Le mieux que nous pourrons.
— J’accepterais de boire
Deux coups avecque vous ;
Mais je ne puis m’asseoir,
Je dois rester debout.
Je suis, en vérité,
Confus de vos bontés.
— De savoir votre âge,
Nous serions curieux ;
À voir votre visage,
Vous paraissez fort vieux,
Vous avez bien cent ans,
Vous montrez bien autant ?
— La vieillesse me gêne :
J’ai bien dix-sept cents ans ;
Chose sûre et certaine,
Je passe encor’ trente ans ;
J’avais douze ans passés,
Quand Jésus-Christ est né.
— N’êtes-vous point cet homme
De qui l’on parle tant,
Que l’Écriture nomme
Isaac, Juif-Errant ?
De grâce, dites-nous
Si c’est sûrement vous ?
— Isaac Laquedem,
Pour nom me fut donné ;
Né à Jérusalem,
Ville bien renommée
Oui, c’est moi, mes enfants,
Qui suis le Juif-Errant,
« Juste ciel ! que ma ronde
Est pénible pour moi !
Je fais le tour du monde
Pour la cinquième fois :
Chacun meurt à son tour,
Et, moi, je vis toujours !
« Je traverse les mers,
Rivières et ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Montagnes et coteaux,
Les plaines et vallons :
Tous chemins me sont bons.
« J’ai vu, dedans l’Europe,
Ainsi que dans l’Asie,
Des batailles et des chocs
Qui coûtaient bien des vies :
Je les ai traversés,
Sans y être blessé.
« J’ai vu, dans l’Amérique,
C’est une vérité,
Ainsi que dans l’Afrique,
Grande mortalité :
La mort ne me peut rien,
Je m’en aperçois bien.
« Je n’ai point de ressource
En maison, ni en bien ;
J’ai cinq sous dans ma bourse,
Voilà tout mon moyen :
En tous lieux, en tout temps,
J’en ai toujours autant.
— Nous pensions comme un songe
Le récit de vos maux ;
Nous traitions de mensonge
Tous vos plus grands travaux !..
Aujourd’hui nous voyons
Que nous nous méprenions.
« Vous étiez donc coupable
De quelque grand péché,
Pour que Dieu, tout aimable
Vous eût tant affligé ?
Dites-nous l’occasion
De cette punition ?
— C’est ma cruelle audace
Qui cause mon malheur ;
Si mon crime s’efface,
J’aurai bien du bonheur !
J’ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.
« Sur le mont du Calvaire,
Jésus portait sa croix ;
Il me dit d’un bon air,
Passant devant chez moi :
« Veux-tu bien, mon ami,
« Que je repose ici ? »
« Moi, brutal et rebelle,
Je lui dis sans raison :
« Ôte-toi, criminel,
« De devant ma maison !
« Avance et marche donc,
« Car tu me fais affront. »
« Jésus, la bonté même,
Me dit en soupirant :
« Tu marcheras toi-même
« Pendant plus de mille ans ;
« Le dernier jugement
« Finira ton tourment. »
« De chez moi, à l’heure même,
Je sortis, bien chagrin ;
Avec douleur extrême
Je me mis en chemin ;
Dès ce jour-là, je suis
En marche jour et nuit.
« Messieurs, le temps me presse...
Adieu la compagnie !
Grâce à vos politesses !
Je vous en remercie.
Je suis trop tourmenté,
Quand je suis arrêté ! »