La Lune
Cependant, dans l'expansion de sa joie la
Lune remplissait toute la chambre comme une
atmosphère phosphorique...
Charles Baudelaire, Poëmes en prose.
Comme les soeurs aux fronts étroits
Hurlant leurs chansons meurtrières,
Qu'on voit dans Macbeth, ils sont trois
Dans une chambre de Ferrières.
Plus ridé que la vaste mer,
De Moltke a le visage glabre
Et plisse en un rictus amer
Sa bouche ouverte en coup de sabre.
Il ne dit rien, mais son compas,
Qu'il rétrécit ou qu'il écarte,
Prend des villes, et pas à pas
Refait l'univers, sur la carte.
Les deux autres causent; Bismarck
Parle avec un geste d'athlète,
Et le paysage du parc
Dans son crâne blanc se reflète.
Guillaume écoute, sabre au flanc,
Pliant d'une main fantaisiste
Sa moustache de tigre blanc,
Qui se hérisse et lui résiste.
Sire, dit Bismarck, je conquiers,
Après la France, l'Angleterre;
Puis après, je vous en requiers,
Songeons au reste de la terre!
L'Espagne, l'Italie en deuil
Et la Turquie effarouchée
Et la Russie ivre d'orgueil,
Nous n'en ferons qu'une bouchée.
Nous les aurons, foi de Bismarck!
Et quant à vos brumes, Hollande,
Suède, Norwège et Danemark,
Je m'en fais une houppelande.
Grèce, Afrique, Hongrie encor,
Nous empochons tout; quant aux Indes
Fleurissantes sous leur ciel d'or,
Nous en ferons nos Rosalindes.
Et parlons net, je ne crois pas
Former des espoirs chimériques
Si je compte réduire au pas
L'Asie et les deux Amériques.
L'univers ainsi dévasté,
Sur son cheval d'apothéose
Que fera Votre Majesté?
Je crois bon qu'Elle se repose.
Oui, nous rentrerons, Vous et moi.
Faire un Prussien de chaque homme
Vivant, cela suffit, ô Roi!
Quelles que puissent être, en somme,
Et notre soif et notre faim,
Tout boire et manger guérit l'une
Ainsi que l'autre; puis enfin
On ne peut pas prendre la lune.
Quiconque s'en serait chargé
Risquerait fort à l'entreprendre.
Si, dit alors de Moltke, j'ai
Fait mes calculs: on peut la prendre!