L'Ane
L'Ane, aimé de Titania,
N'a qu'un seul défaut, tout physique:
C'est que de tout temps il nia
Les délices de la musique.
Il mange les chardons qu'il voit,
O la précieuse nature!
Méprise la boue, et ne boit
Que dans une eau splendide et pure.
Douce monture de Jésus,
Il est tout joyeux le dimanche.
Ses chants sont un peu décousus,
Mais il porte au dos la croix blanche.
Il aime ce qui nous est cher,
Et ne commet point de rapines;
Cependant nous trouons sa chair
Avec les durs bâtons d'épines.
Et quand il est mort, tous les jours
Pour nos concerts et pour nos luttes,
On fait de sa peau des tambours,
Et de ses tibias des flûtes.
Il nous croit bons, rêveur charmant!
Nous flatte de sa longue queue,
Et nous regarde tendrement
De sa vague prunelle bleue.
Tant de haine et tant de fureur
N'ont pas troublé sa douceur d'ange,
Et le laissaient dans son erreur:
A présent voici qu'on le mange!
C'est que Bismarck et les destins
Sont d'une humeur capricieuse!
Et le pauvre être à nos festins
Offre une chair délicieuse.
Elle a conservé le parfum
Du pré fleurissant qui verdoie,
Et, malgré son léger ton brun,
Sa graisse vaut la graisse d'oie.
Comme lorsqu'on prend des galons
On n'en saurait jamais trop prendre,
Nous, ingrats, nous nous régalons
De ce manger bizarre et tendre.
Ane, qui te protégera?
Car, je le dis, quoiqu'il m'en coûte,
A l'avenir on mangera
Toujours des ânes, sans nul doute!
Pourtant rassurez-vous, pédants,
Barnums, cuistres, faiseurs de banques,
Spadassins, arracheurs de dents,
Pitres, charlatans, saltimbanques!
Rassurez-vous, faux avocats
Instruits au seul talent de braire,
Et toi, rimeur, qui provoquas
Au suicide ton libraire!
Vous qu'on vit, troupeau révolté,
Prendre pour des accords de lyre
Des chants de Jocrisse exalté,
Rassurez-vous, cols en délire!
Oui, rassurez-vous, manitous!
Fabricants de vieux vers classiques,
Rassurez-vous! Rassurez-vous,
Paillasses, Pierrots et Caciques!
Et toi, vendeur d'orviétan
Qui séduis la rouge et la noire!
Rassure-toi, beau capitan
Que l'on admirait à la foire,
Et tâchez de faire tenir
Vos anciens plumets sur vos crânes;
Jamais nous ne pourrons venir
A bout de manger tous les ânes!