Le roi Santos parla de sa voix la plus haute :
- « Cid, je viens vous chercher. Nous vous honorons tous.
« Vous avez une épine au talon, je vous l'ôte.
« Voici pourquoi le roi n'est pas content de vous :
« Votre allure est chez lui si fière et si guerrière,
« Que, tout roi qu'est le roi, son Altesse a souvent
« L'air de vous annoncer quand vous marchez derrière,
« Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant.
« Vous regardez fort mal toute la servidumbre.
« Cid, vous êtes Bivar, c'est un noble blason ;
« Mais le roi n'aime pas que quelqu'un fasse une ombre
« Plus grande que la sienne au mur de sa maison.
« Don Ruy, chacun se plaint : - Le Cid est dans la nue ;
« Du sceptre à son épée il déplace l'effroi ;
« Ce sujet-là se tient trop droit ; il diminue
« L'utile tremblement qu'on doit avoir du roi. -
« Vous n'êtes qu'à peu près le serviteur d'Alphonse ;
« Quand le roi brise Arcos, vous sauvez Ordonez ;
« Vous retirez l'épée avant qu'elle s'enfonce ;
« Le roi dit : Frappe ! Alors, vous Cid, vous pardonnez.
« Qui s'arrête en chemin sert à demi son maître ;
« Jamais d'un vain scrupule un preux ne se troubla ;
« La moitié d'un ami, c'est la moitié d'un traître ;
« Et ce n'est pas pour vous, Cid, que je dis cela.
« Enfin, et j'y reviens, vous êtes trop superbe ;
« Le roi jeta sur vous l'exil comme un rideau ;
« Rayon d'astre, soyez moins lourd pour lui, brin d'herbe ;
« Ce qui d'abord est gloire à la fin est fardeau.
« Vous êtes au-dessus de tous, et cela gêne ;
« Quiconque veut briller vous sent comme un affront,
« Tant Valence, Graos, Givrez et Carthagène
« Font d'éblouissement autour de votre front.
« Tel mot, qui par moments tombe de vous, fatigue
« Son Altesse à la cour, à la ville, au Prado ;
« Le creusement n'est pas moins importun, Rodrigue,
« De la goutte d'orgueil que de la goutte d'eau.
« Je ne dis pas ceci pour vous, Cid redoutable.
« Vous êtes sans orgueil, étant de bonne foi ;
« Si j'étais empereur, vous seriez connétable ;
« Mais seulement tâchez de faire cas du roi.
« Quand vous lui rapportez, vainqueur, quelque province,
« Le roi trouve, et ceci de nous tous est compris,
« Que jamais un vassal n'a salué son prince,
« Cid, avec un respect plus semblable au mépris.
« Votre bouche en parlant sourit avec tristesse ;
« On sent que le roi peut avoir Burgos, Madrid,
« Tuy, Badajoz, Léon, soit ; mais que Son Altesse
« N'aura jamais le coin de la lèvre du Cid.
« Le vassal n'a pas droit de dédain sur le maître.
« On vous tire d'exil ; mais, Cid, écoutez-moi,
« Il faut dorénavant qu'il vous convienne d'être
« Aussi grand devant Dieu, moins haut devant le roi.
« Pour apaiser l'humeur du roi, fort légitime,
« Il suffit désormais que le roi, comme il sied,
« Sente qu'en lui parlant vous avez de l'estime. »
Babieça frappait sa litière du pied,
Les chiens tiraient leur chaîne et grondaient à la porte,
Et le Cid répondit au roi Santos-le-Roux :
- Sire, il faudrait d'abord que vous fissiez en sorte
Que j'eusse de l'estime en vous parlant à vous.