Don Ruy le Subtil
Alors l'aîné prudent, le chef, Ruy le Subtil,
Sourit:
-Sire Roland, ma pente naturelle
Étant de ne chercher à personne querelle,
Je vous salue, et dis: Soyez le bienvenu!
Je vous fais remarquer que ce pays est nu,
Rude, escarpé, désert, brutal, et que nous sommes
Dix infants bien armés avec dix majordomes,
Ayant derrière nous cent coquins fort méchants;
Et que, s'il nous plaisait, nous pourrions dans ces champs
Laisser de la charogne en pâture aux volées
De corbeaux que le soir chasse dans les vallées;
Vous êtes dans un vrai coupe-gorge; voyez;
Pas un toit, pas un mur, des sentiers non frayés,
Personne; aucun secours possible; et les cascades
Couvrent le cri des gens tombés aux embuscades.
On ne voyage guère en ce val effrayant.
Les songe-creux, qui vont aux chimères bayant,
Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles;
Mais ces chemins pierreux aux passants sont rebelles,
Ces pics repoussent l'homme, ils ont des coins hagards
Hantés par des vivants aimant peu les regards,
Et, quand une vallée est à ce point rocheuse,
Elle peut devenir aux curieux fâcheuse.
Bon Roland, votre nom est venu jusqu'à nous,
Nous sommes des seigneurs bien faisants et très-doux,
Nous ne voudrions pas vous faire de la peine,
Allez-vous-en. Parfois la montagne est malsaine.
Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent,
Retournez.
Décidez mon cheval, dit Roland;
Car il a l'habitude étrange et ridicule
De ne pas m'obéir quand je veux qu'il recule.-
Les infants un moment se parlèrent tout bas.
Et Ruy dit à Roland:
Tant d'illustres combats
Font luire votre gloire, ô grand soldat sincère,
Que nous vous aimons mieux compagnon qu'adversaire.
Seigneur, tout invincible et tout Roland qu'on est,
Quand il faut, pied à pied, dans l'herbe et le genêt,
Lutter seul, et, n'ayant que deux bras, tenir tête
A cent vingt durs garçons, c'est une sombre fête;
C'est un combat d'un sang généreux empourpré,
Et qui pourrait finir, sur le sinistre pré,
Par les os d'un héros réjouissant les aigles.
Entendons-nous plutôt. Les états ont leurs règles,
Et vous êtes tombé dans un arrangement
De famille, inutile à conter longuement;
Seigneur, Nuño n'est pas possible; je m'explique:
L'enfantillage nuit à la chose publique;
Mettre sur un tel front la couronne, l'effroi,
La guerre, n'est-ce pas stupide? Un marmot roi!
Allons donc! en ce cas, si le contre-sens règne,
Si l'absurde fait loi, qu'on me donne une duègne,
Et dites aux brebis de rugir, ordonnez
Aux biches d'emboucher les clairons forcenés;
En même temps, soyez conséquent, qu'on affuble
L'ours des monts et le loup des bois d'une chasuble,
Et qu'aux pattes du tigre on plante un goupillon.
Seigneur, pour être un sage, on n'est pas félon;
Et les choses qu'ici je vous dis sont certaines
Pour les docteurs autant que pour les capitaines.
J'arrive au fait; soyons amis. Nous voulons tous
Faire éclater l'estime où nous sommes de vous;
Voici; Leso n'est pas une bourgade vile,
La ville d'Oyarzun est une belle ville,
Toutes deux sont à vous. Si, pesant nos raisons,
Vous nous prêtez main-forte en ce que nous faisons,
Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies.
Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries;
Il ne nous reste plus qu'à nous tendre la main.
Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin,
Et, pour que Votre Grâce en tout point soit contente,
Nous allons vous signer ici votre patente;
C'est dit.
Avez-vous fait ce rêve?- dit Roland.
Et, présentant au roi son beau destrier blanc:
-Tiens, roi! pars au galop, hâte-toi, cours, regagne
Ta ville, et saute au fleuve et passe la montagne,
Va!-
L'enfant-roi bondit en selle éperdument,
Et le voilà qui fuit sous le clair firmament,
A travers monts et vaux, pâle, à bride abattue.
-Çà, le premier qui monte à cheval, je le tue.-
Dit Roland.
Les infants se regardaient entre eux,
Stupéfaits.