Pendant qu'on l'adorait, l'eunuque son ministre
Chantait d'une voix douce au fond du bois sinistre :
Mourez, vivants! Croulez, murs! Séchez-vous, sillons!
Tombez, mouches du soir, peuples, vains tourbillons!
Blanchissez, ossements! Pleurs, coulez! Incendies
Etendez sur les monts vos pourpres agrandies!
Cités, brûlez au vent! Cadavres, pourrissez!
Jamais l'eunuque noir ne dira : C'est assez!
Car ce banni rugit sur l'éden plein de flamme;
Car ce veuf de l'amour est en deuil de son âme;
Car il ne sera pas le père au front joyeux;
Car il ne verra point une femme aux doux yeux
Emplir, assise au seuil de la maison morose,
La bouche d'un enfant du bout de son sein rose!
Je suis du paradis le témoin torturé.
O vivants, je me venge, et le maître exécré,
C'est moi qui l'ai lâché sur la terre où nous sommes;
J'ai vu Nemrod errant dans la forêt des hommes;
J'ai fait un tigre avec ce lion qui passait.
Je jette ma pensée, invisible lacet,
Et je sens tressaillir dans ce filet le monde.
L'arbre est vert; j'applaudis la hache qui l'émonde;
Des hommes dévorés j'écoute les abois;
Chasse, ô Nemrod! - C'est moi qui au glaive : bois!
Et j'attise à genoux la guerre, moi l'envie.
Les autres êtres sont les vases de la vie,
Moi je suis l'urne horrible et vide du néant.
Je verse l'ombre. Nain, j'habite le géant;
Toutes ses actions composent ma victoire;
Il est le bras farouche et je suis l'âme noire.
La guerre est. Désormais, dans mille ans, ou demain,
Toute guerre sera parmi le genre humain
Une flèche de l'arc de Nemrod échappée.
O Nemrod, premier roi du règne de l'épée,
Va! c'est fait. L'âme humaine est allumée, et rien
Ne l'éteindra. L'indou, l'osque, l'assyrien,
Ont mordu dans la chair comme Eve dans la pomme.
La guerre maintenant ne peut s'arrêter, l'homme
Ayant bu du sang d'homme et l'ayant trouvé bon.
L'embrasement sans fin naîtra du vil charbon.
Mort! l'homme va crouler sur l'homme en avalanche.
Mort! l'humanité noire et l'humanité blanche,
Les grands et les petits, les tours et les fossés
Vont se heurter ainsi que des flots insensés.
Temps futurs! lutte, horreur, tas sanglants, foules viles!
Chaînes autour des camps, chaînes autour des villes,
Marches nocturnes, pas ténébreux, voix dans l'air;
Les tentes sur les monts, les voiles sur la mer!
O vision! chevaux aux croupes pommelées!
O tempêtes de chars et d'escadron! mêlées!
Nuages d'hommes, chocs, panaches, éperons!
Bouches ivres de bruit soufflant dans des clairons!
Les casques d'or; les tours sonnant des funérailles;
Des murailles sans fin; d'où sortez-vous, murailles?
Des champs dorés changés en gueules de l'enfer;
Les hydres légions aux écailles de fer;
Des glaives et des yeux tourbillonnant en trombes;
La semence des os faisant lever des tombes;
L'orgueil aveugle aux chants joyeux, chaque troupeau
Promenant son linceul qu'il appelle drapeau;
Des vaisseaux se mordant avec des becs difformes,
Si bien que la mer glauque et l'onde aux plis énormes,
Les gouffres, les écueils, verront l'homme hideux,
Et que Léviathan dira : Nous sommes deux!
O tumulte profond des siècles dans la haine!
Abrutissement fauve et fou! terreur! géhenne!
Obscurité! furie à toute heure, en tout lieu!
Sinistre cliquetis de l'homme contre Dieu!
Combattants! combattants! sortez des nuits profondes.
Les uns viendront avec des haches et des frondes;
Des bêtes de la mort faites par l'homme horrible.
Des couleuvres de bronze au cou long et terrible
Souffleront et feront s'envoler à grand bruit
Le cheval, la fanfare et l'homme dans la nuit.
On meurt! on meurt! hiboux, corbeaux, noires volées!
Villes prises d'assaut! ô femmes violées!
O vengeance! - tuez! pourquoi? pour rien. Allez.
Ils tueront. Ils tueront, de massacres essoufflés,
Le riche en son palais, les pauvres dans les bouges,
Et se proposeront, portant des urnes rouges,
D'emplir avec du sang le sépulcre sans fond.
Tuez. Ce que Dieu fit, les hommes le défont.
Bien. O guerre! ô dragon qui dans l'ombre me lèches!
Le grand ciel est rayé d'un ouragan de flèches!
Bien. Guerre, roule-toi sur les peuples agneaux;
Noue à l'humanité tes lugubres anneaux;
Guerre! L'homme content veux que tu l'extermines.
Détruis! fais fourmiller les légions vermines.
Mange! Mange les camps, les murs, les chars mouvants,
Mange les tours de pierre et les ventres vivants;
Mange les dieux et mange aussi les rois; travaille;
Mange le laboureur, le soc, l'épi, la paille,
Le champ; mange l'abeille et mange l'alcyon;
Sois le ver monstrueux du fruit création.
Dieu! Pourquoi créas-tu la mort? l'homme invente;
L'eunuque bat des mains, ébloui d'épouvante.
Tuez, tuez! - Au nord, au couchant, au midi,
Partout, cercle effroyable et sans cesse agrandi,
La bataille repaît mes yeux visionnaires.
Oh! le sombre avenir roule plein de tonnerres!
Oh! dans l'air à jamais je vois la mort sifflant!
Oh! je vois à jamais saigner la guerre au flanc
De l'humanité triste, affreuse et criminelle;
Et le mutilé rit à la plaie éternelle!
Les races sécheront comme un torrent d'été;
La vierge sera veuve avant d'avoir été;
La mère pleurera d'avoir été féconde,
O joie! - En ce moment Nemrod est seul au monde;
La terre est encor faible et n'en peut porter qu'un;
Mais le ciel germera sous le ciel importun,
Mais vous pullulerez, ô glaive, ô cimeterre;
Quel spectacle quand tout se mordra sur la terre,
Et quand tous les Nemrods se mangeront entr'eux!
Parfois je vais, au bord d'un fleuve ténébreux,
Regarder, sur le sable ou dans les joncs d'une île,
Le vautour disputer sa proie au crocodile;
Chacun veut être seul, chacun veut être roi,
Chacun veut tout; et moi, je ris des cris d'effroi
Que poussent les roseaux de l'Euphrate ou du Tigre
Quand le lézard brigand lutte avec l'oiseau tigre.
Ainsi, peuples, de loin, je savoure vos deuils.
Vous avez les berceaux, vivants! J'ai les cercueils.
J'aspire le parfum des corps sans sépulture.
Ah! pourquoi m'a-t-on pris ma part de la nature!
Vous m'avez arraché du sein qui m'échauffait,
Quand j'étais tout petit, moi qui n'avais rien fait!
Vous avez tué l'homme et laissé l'enfant vivre!
Soyez maudits! Je hais. Ma propre horreur m'enivre.
Malheur à ce qui vit! Malheur à ce qui luit!
Je suis le mal, je suis le deuil, je suis la nuit.
Malheur! Pendant qu'au bois le loup étreint la louve,
Pendant que l'ours ému cherche l'ourse et la trouve,
Que la femme est à l'homme, et le nid à l'oiseau,
Que l'air féconde l'eau tremblante, le ruisseau
L'herbe, et que le ramier s'accouple à la colombe,
Moi l'eunuque, j'ai pris pour épouse une tombe!