L'OCÉAN D'EN HAUT
Et je vis au-dessus de ma tête un point noir.
Et ce point noir semblait une mouche du soir
Volant à l'heure où, l'ombre à prier nous invite.
Et, l'homme, quand il pense, étant ailé, j'eus vite,
Franchi l'éther, qui. s'ouvre à l'essor des esprits
Et cette mouche était une chauve-souris.
Et ce lugubre oiseau volait seul dans l'espace
Et disait: -C'est énorme et hideux. Ce qui passe
Devant mes yeux me fait trembler. C'est effrayant.
Quand donc serai-je hors de l'ombre? Et, me voyant,
Il cria:
Que veux-tu. de moi, passant rapide?
Je regarde, éperdu, la matière stupide.
Homme, écoute: je suis l'oiseau noir que trouva
Démogorgon en Grece et dans l'Inde Shiva
Je contemple l'horreur de la sombre nature.
Homme, quel est le sens de l'affreuse aventure
Qu'on appelle univers? Je le cherche et j'ai peur.
J'interroge ce bloc qui n'est qu'une vapeur;
J'observe l'infini monstrueux, et je scrute
La taupe et le soleil, l'homme, l'arbre et la brute.
Je suis triste. O passant, comprends-tu ce mot: Rien!
Ce qu'on nomme le mal est peut-être le bien.
Quand un gouffre se comble, un autre puits se creuse.
Tourment, volupté, rire et clameur douloureuse,
Flux et reflux, le juste et l'injuste, le bon,
Le mauvais, blanc et noir, diamant et charbon,
Vrai, faux, pourpre et haillon, le carcan, l'auréole,
Jour et nuit, vie et mort, oui, non; navette folle
Que pousse le hasard, tisserand de la nuit!
Connaît-on ce qui sert, et sait-on ce qui nuit?
Tout germe est un fléau, tout choc est un désastre;
La comète, brûlot des mondes, détruit l'astre;
Le même être est victime et bourreau tour à tour,
Et pour le moucheron l'hirondelle est vautour.
Les cailloux sont broyés par la bête de somme,
L'âne paît le chardon, l'homme dévore l'homme,
L'agneau broute la fleur, le loup. broute l'agneau,
Sombre chaîne éternelle où l'anneau mord l'anneau!
Et ce qu'on voit n'est rien; les fils tuant les pères,
Les requins, les Nérons, les Séjans, les viperes,
Cela n'est que peu d'ombre et que peu de terreur;
L'infiniment petit contient la grande horreur;
L'atome est un bandit qui dévore l'atome;
L'araignée a sa toile et le ver son royaume;
Les fourmilières sont des Babels; l'animal
En se rapetissant se rapproche du mal;
Plus la force décroît, plus la bête est difforme;
Et, quand il les regarde avec son oeil énorme,
Homme, les gouttes d'eau font peur à l'océan;
La rosée en sa perle a Typhon et Satan;
Ils s'y tordent tous deux à jamais; l'éphémère
Est Moloch; l'infusoire, effroyable chimère,
Grince,. et si le géant pouvait voir l'embryon,
Le béhémoth fuirait devant le vibrion.
Le Moindre grain de sable est un globe qui roule
Traînant comme la terre une lugubre foule
Qui s'abhorre et s'acharne et s'exècre, et sans fin
Se dévore; la haine est au fond de la faim.
La sphère impereptible à la grande est pareille;
Et le songeur entend, quand, il penche l'oreille,
Une rage tigresse et des cris léonins
Rugir profondément dans ces univers nains.
Toute gueule est un gouffre, et qui mange assassine.
L'animal a sa griffe et l'arbre a sa racine;
Et la racine affreuse et pareille aux serpents
Fait dans l'obscurité de sombres guet-apens;
Tout se tient et s'embrasse et s'étreint pour se mordre;
Un crime universel et monstrueux est l'ordre;
Tout être boit un sang immense, ruisselant
De la création comme d'un vaste flanc.
On lutte, on frappe, on blesse, on saigne, on souffre, on pleure.
Tout ce que vous voyez est larve; tout vous leurre,
Et tout rapidement fond dans l'ombre; car tout
Tremble dans le mystère immense et se dissout;
La nuit reprend le spectre ainsi que l'eau la neige.
La voix s'éteint avant d'avoir crié: Que sais-je?
Le printemps, le soleil, les bêtes en chaleur,
Sont une chimérique et monstrueuse fleur;
A travers *son sommeil ce monde effaré souffre;
Avril n'est que le rêve érotique du gouffre;
Une pollution nocturne de ruisseaux,
De rameaux, de parfums, d'aube et de chants d'oiseaux.
L'horreur seule survit, par tout continuée.
Et par moments un vent qui sort de la nuée
Dessine des contours, des rayons et des yeux
Dans ce noir tourbillon d'atomes furieux.
O toi qui vas! l'esprit, le vent, la feuille morte,
Le silence, le bruit, cette aile qui t'emporte,
Le jour que tu crois voir par moments, ce qui luit,
Ce qui tremble, le ciel, l'être, tout est la nuit!
Et la création tout entière, avec l'homme,
Avec ce que l'oeil voit et ce que la voix nomme,
Ses mondes, ses soleils, ses courants inouïs,
Ses météores fous qui volent éblouis,
Avec ses globes d'or pareils à de grands dômes,
Avec son éternel passage de fantômes,
Le flot, l'essaim, l'oiseau, le lys qu'on croit béni,
N'est qu'un vomissement d'ombre dans l'infini!
La nuit produit, le mal, le mal produit le pire.
Écoute maintenant ce que je vais te dire:
L'oiseau noir s'arrêta, d'épouvante troublé,
Puis, sombre et frémissant, reprit:
Je suis allé
Jusqu'au fond de cette ombre, et je n'ai vu personne.
Je tressaillis. L'oiseau poursuivit:
J'en frissonne
À jamais, dans ce gouffre où j'erre plein d'effroi!
Dans cette Obscurité personne ne dit: moi!
Noire ébauche de rien que personne n'achève!
L'univers est un monstre et le. ciel est un rêve;
Ni volonté, ni loi, ni pôles, ni milieu;
Un chaos composé de néants; pas de Dieu.
Dieu, pourquoi? L'idéal est absent. Dans ce monde,
La naissance est obscène et l'amour est immonde.
D'ailleurs, est-ce. qu'on naît? est-ce qu'on vit? quel est
Le vivant, le réel, le certain, le complet?
Les penseurs, dont la nuit je bats les fronts moroses,
Questionnent en vain la surdité des choses;
L'eau coule, l'arbre croît, l'âne brait, l'oiseau pond,
Le loup hurle, le ver mange; rien ne répond.
La profondeur sans but, triste, idiote et blême;
Quelque chose d'affreux qui s'ignore soi-même;
C'est tout: sous mon. linceul voilà ce que je sais.
Et l'infini m'écrase, et j'ai beau dire: assez!
C'est horrible. Toujours cette vision morne!
Jamais le fond, jamais la fin, jamais la borne!.
Donc je te le redis, puisque tu passes là:
J'entends crier en bas, Jéhovah, Christ, Allah!
Tout n'est qu'un sombre amas d'apparitions folles;
Rien n'existe; et comment exprimer en paroles
La stupéfaction immense de la nuit?
L'invisible s'efface et l'impalpable fuit;
L'ombre dort; les, foetus se mêlent aux décombres;
Les formes, aspects vains, se perdent dans les nombres;
Rien n'a de sens; et tout, l'objet, l'espoir, l'effort,
Tout est insensé, vide et faux, même la mort;
L'infini sombre au fond du tombeau déraisonne;
La bière est un grelot où le cadavre sonne;
Si quelque chose vit, ce n'est pas encor né.
Muet, quoique béant, sourd, lugubre, étonné,
Les ténèbres en lui, hors de lui les ténèbres,
Sans qu'un rayon, éclos dans ces brumes funèbres,
Vienne jamais blanchir l'horizon infini,
Pas même criminel, et pas même puni,
Le monde erre au hasard dans la nuit éternelle,
Et, n'ayant pas d'aurore, il n'a pas de prunelle.
Le monde est à tâtons dans son propre néant.
La nuit triste emplissait le ciel comme un géant;
Et la chauve-souris rentra dans l'ombre horrible;
Et j'entendis l'oiseau, disparu, mais terrible,
Qui criait: -Dieu n'est pas! Dieu n'est pas! désespoir!