LE DEVOIR
Et toi, qui que tu sois, génie,
Toi qui sens ta force et qùi vis,
Et dans la gloire ou l'ironie,
De ta grande âme t'assouvis!
Toi qui n'as, sévère nature,
Que toi-même pour nourriture
Et que toi-même pour rayon!
Toi, tout ensemble hymne et huée,
Astre en même temps que nuée,
A la fois caverne et lion!
Quel que soit ton siècle, ombre, orage,
Abandon, peur, haillon, linceul,
Va! que rien ne te décourage!
Marche! Homère est nu. Dante est seul.
Laisse s'amonceler les houles!
Laisse s'évanouir les foules!
Va, toi qui n'as pas de remords,
Accepte tes superbes tâches.
Sois l'intrépide chez les lâches,
Et sois le vivant chez les morts!
Quelquefois l'âme humaine lasse
Semble prise d'accablement;
Le grelottant baise la glace,
L'aveugle aime l'aveuglement.
Décroissances, inexorables!
Les choses se font misérables
Et les hommes se font petits.
Tout meurt. Il semble que commence
L'abâtardissement immense
Des coeurs devenus appétits.
Hélas! parfois un peuple -ô Grèce,
Tu l'as. vu! Rome, tu le sais! -
Sent une honteuse paresse
D'être grand, et dit: C'est assez!
Assez d'Ajax! Assez d'Achilles!
De Brutus, de Solons, d'Eschyles!
Assez de héros au front pur!
Assez de ces arches de gloire
Qui font de toute notre histoire
Un pont de géants dans l'azur!
Assez de hautains. Propylées,
De Panthéons, de Parthénons!
Assez de têtes étoilées!
Assez de grands hommes! Dînons.
Toute l'histoire n'est qu'un songe.
Gloire: au' festin qui-se prolonge!
Gloire aux crimes inexpiés!
Que la fémme soit de la fête,
Nue avec des fleurs sur la tête,
Des bagues d'or aux doigts des pieds!
Qu'un esprit nouveau nous visite!
Soyons ceux ,qu'on n'a jamais vus!,
Qu'Athènes s'appelle Thersite!
Que Rome s'appelle Davus!
Des vieilles conquêtes vivantes,
Ô peuple, faisons nos servantes.
Vivre est la'seule ambition.
Cuisons, joyeuse foule athée, `
Avec le feu de Prométhée
Le souper de Trimalcion!
Alors les pâles multitudes
Qu'attend je sépulcre béant,
Prennent toutes les attitudes
De la fumée et du néant. -
Une horrible;nuit acharnée
Couvre l'âme, la destinée, -
Les pas, les fronts, les coeurs, les yeux;
La foule dort,-boit, mange, ignore,.
Rampe, chante et rit'; et l'aurore
Refuse de monter aux 'cieux.
Voyant qué l'homme' n'a plus d'aile,
' La femme pleure son affront,-
Et pour le fils qui naîtra d'elle
Se sent de la rougeur au front.
Alors, penseur, c'est l'heure trouble,
Lutte! que ton effort redouble,
Montre l'idée et le ciel bleu
A l'homme qui, n'osant plus croire,
Voit l'avenir vide de, gloire -
Et l'univers vide de Dieu.
Quand ton siècle aux basses prudences,
Décroît, toi, marche à pas plus francs!
Surgis! -c'est dans les décadences
Que les grands.hommes sont plus grands.
C'est surtout parmi' les décombres
Qué les hautes colonnes sombres,
Dépassant tout; dominant tout,
Belles dans les débris difformes,
Gisantes, paraissent énormes,:
Et semblent sublimes, debout!
H. H. IO juin 1870.