À LOUIS B.
Non, je n'ai point changé. Tu te plains à tort, frère.
Hélas! quoique le ciel parfois nous soit, contraire,
Quoique nous n'ayons rien.. ici qui soit à nous,
Quoique dans nos travaux, rudes et pourtant doux,
Le sort jaloux souvent vienne et nous interrompe,
: Non, je n'ai point changé, Louis ton. coeur se trompe.
Je suis l'homme pensif que j'ai toujours été.
Contemplant la nature, adorant la beauté,
Fait d'admiration, d'étude-et de prière;
Prosterné devant l'ombre ét devant la lumière,
J'ai, créé pour souffrir et vivre par l'amour,
Deux musiques en moi qui chantent tour à tour:
Dans la tête un orchestre et dans l'âme une lyre.
Cette création que. je, tâche de lire,
Avec ses univers, ses lueurs, ses splendeurs,
Remuant mon cerveau jusqu'en ses profondeurs,
En fait en même temps vibrer toutes les fibres.
Je veux les peuples grands, je veux les hommes libres;
Je rêve pour la femme un avenir meilleur;
Incliné sur le pauvre et sur le travailleur,
Je leur suis fraternel du fond de ma pensée;
Comment guider la foule orageuse et pressée,
Comment donner au droit plus-de base et d'ampleur,
Comment faire ici-bas décroître la douleur,
La faim, le dur labeur, le mal et la misère,
Toutes ces questions me tiennent dans leur serre;
Et puis, quoique songeur, aisément réjoui,
Je me sens tout à coup le coeur épanoui
Si, dans mon cercle étroit, j'ai, par une parole,
Par quelque fantaisie inattendue et folle,
Fait naître autour de moi, le soir au coin du feu,
Ce rire des enfants qui fait sourire Dieu.
Ainsi tu m'as connu. Je suis toujours le même.
Aujourd'hui seulement, attristant ceux que j'aime,
Le deuil monte parfois à mon front douloureux,
Je reste moins longtemps au milieu des heureux,
Et dans mes yeux, souvent fixés hors de ce monde,
Le sourire est plus pâle et l'ombre est plus profonde.
Il octobre 1846.