Est-ce mon siècle, ou bien le vent? J'ai le frisson.
.Du haut de mon rocher, derrière l'horizon,
J'entends confusément. des brouhahas hostiles;
LES' ANNÉES FUNESTES
Et j'écoute; et, moi-même en butte aux projectiles,
J'examine, rêveur, les insulteurs lointains. ,
Dans mes vers sur lesquels ont soufflé les destins
J'ai tort de me servir de ce grand mot: la Haine.
Peuple, la calomnie est aujourd'hui sereine '
Et bonne fille; -on a de nos jours inventé
La diffamation sanglante avec gaîté,
Une espèce de meurtre amusant pour les autres,
L'affront pour rire; ' hélas, oui,. ces moeurs sont les vôtres,
Et' je médite.
On sait qu'on ment, on en' convient,
On en joue; on ne veut qu'un succès, on l'obtient:
Être deux ou trois jours cru par les imbéciles.
L'exil; l'ombre, le deuil ne sont plus des. asiles; °
On lapide le crêpe au chapeau d'un proscrit. '
Que Jésus soit Jésus, bon! S'il devient lè Christ,
On le hue. Ah! faquin! tu. veux être' exemplaire!
On ajoute des clous à sa croix, sans colère:
La colère fatigue, on n'en a pas. Pourquoi?
Faut-il que le menteur dans son 'mensonge ait foi?
Cet homme m'est livré. Je demande sa tête,
Suis-je son ennemi ,pour cela? Pas si bête.
Je hurle, et crie: A bas! mort! il a trop vécu! -
Être acharné, c'est bien, mais être convaincu
C'est du luxe. On serait donc idiot soi-même.
Et d'ailleurs -avoir -foi, cela. rend triste. On sème
La ciguë et la mort, mais on' n'y goûte pas.
On est un bon enfant qui pour vivre est Judas,
Et ne prend pas la chose au sérieux. On. tâche
D'être tranquillement .et sans nuage; un lâche.
Si l'on voyait passer l'homme qu'on va demain
Poignarder par- derrière, on lui tendrait- la main,
Et l'on se vanterait de. ce contact auguste!
John Brown est un héros et Barbès est un juste;
On l'avoue entre soi; mais en public on dit:
Barbès est un niais, John Brown est un: bandit.
On l'affirme, et cela n'empêche pas de rire,
Ne pas le croire étant un motif pour le dire.
Çà, vivons, insultons, mais sans nous mettre en frais
D'inimitié, de bile et de fiel. Buvons frais!
Le tigre mord sans faim et Thersite " sans haine.
Les calomniateurs ne prennent pas la peine
D'abhorrer, même un. peu, ceux qu'ils veulent tuer.
La conscience étant bonne à prostituer,
On vend sa plume ainsi que l'on vendrait sa femme.
Cela s'offre, un esprit; cela. se paie, une âme.