Ô pauvre vieux, tu vis en paix, tu bois ta chope,
Sans feu, parfois sans pain et jamais sans sommeil,
Comme un fagot flambant gratis, dans ton échoppe,
Tu reçois le soleil.
Lorsque tu vois passer curés, bedeaux et diacres,
Toute ta politique est de gronder un peu;
XII LE TIREPOINT' 725
Parmi les porteurs d'eau, les filles et les fiacres,
Tu ris sous le ciel bleu.
Peut-être est-ce un grand-père à toi - sais-tu l'histoire? -
Qui vit jadis entrer dans son bouge, âpre et seul,
N'ayant plus de souliers, vieux, pieds nus dans sa gloire,
Corneille, notre aïeul!
Que t'importe? tu vis au hasard, pêle-mêle,
Dans ce mondé arrivé sans. savoir trop par où,
Ajustant le cuir neuf à la vieille semelle,
Dans un coin, dans un trou.
Tu vas au cabaret savourer la litharge;
Pour toi, d'un travail lourd, monotone, inclément,
Le livre de la vie ést plein, et 'sur la marge
Tu te grises gaîment.
Sous toute autorité, juste ou non; sainte ou vile,
Tu te courbes, timide et sentant ta maigreur;
Pour toi, pauvre et chétif, dans le sergent de ville
Commence l'empereur.
Portant le joug âirisi qu'une bête dé 'somme,
Lorsqu'on se bat, qu'on voit l'émeute se ruer,
Tu dis: Je suis trop vieux. C'estbon pour un jeune homme
De se faire tuer.
Jour et nuit ton marteau résonne sur l'empeigne.
Dès le matin tu ris'; rire est.ton seul trésor;
L'aube à tes cheveux gris,' que' n'approche aucun peigne,
Mêle ses rayons d'or:
Entouré de. tessons, de loques, de décombres,
Laissant pendre à vingt clous sous ton plafond obscur
Un tas d'affreux souliers' éculés dont les ombres
Dansent sur ton vieux mur,
Jasant, grâce au ' vin bleu, comme un moineau prolixe,
Trop petit pour sentir le despote ou le roi,
Sans voir Brutus rêveur, noir fantôme à l'oeil fixe,
Qui rôde autour de toi,
Vieux bohême chanteur sans veste et sans cravate,
Tu brandis, en criant: Venez voir mon bazar!
Ton tirepoint qui. peut, recoudre une savate
Ou défaire un césar.
1'5 novembre. Jersey.