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| Henri Barbusse. (1873-1935) IX La Grande Colère.* | |
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| Sujet: Henri Barbusse. (1873-1935) IX La Grande Colère.* Ven 13 Jan - 20:41 | |
| IX La Grande Colère.*
Lorsqu’il rentra de son congé de convalescence, après deux mois d’absence, on l’entoura. Mais il se montrait renfrogné, taciturne et fuyait vers les coins.
-Eh bien quoi! Volpatte, tu dis rien? C’est tout ça qu’tu dis?
-Parle-nous de c’que t’as vu pendant ton hôpital et ta convalo, vieille cloche, depuis le jour que t’es parti avec tes bandages, et ta gueule entre parenthèses. Paraît qu’ t’as été dans les bureaux. Parle, quoi, nom de Dieu!
-J’veux pus rien dire de ma putain de vie, dit enfin Volpatte.
-Quoi qu’ tu dis? Quoi qu’i’ dit?
-J’suis dégouté, v’là c’que j’suis! Les gens, j’les débecte, t j’les r’débecte, tu peux leur dire.
-Quoi qu’i t’ont fait?
-C’sont des vaches, dit Volpatte.
Il était là, avec sa tête d’autrefois, aux oreilles recollées, aux pommettes de Tartare, buté, au milieu du cercle intrigué qui l’assiégeait. On le sentait, au fond de lui-même, aigri et tumultueux, sous pression, la bouche fermée de force sur du mauvais silence.
Des paroles finirent par déborder de lui. Il se retourna -du côté de l’arrière - et montra le poing à l’espace infini.
-Y en a trop, dit-il, entre ses dents grises, y en a trop!
Et il semblait, dans son imagination, menacer, repousser une marée montante de fantômes.
Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau. On savait bien que son irritation ne se maintiendrait pas ainsi à l’intérieur, et qu’à la première occasion ce farouche silence exploserait.
C’était dans un profond boyau d’arrière où, après une matinée de terrassement, ont était réunis pour prendre le repas. Il tombait une pluie torrentielle; on était brouillés et noyés et bousculés par l’inondation, et on mangeait debout, à la file, sans abri, en plein ciel liquéfié. Il fallait faire des tours de force pour préserver le singe et le pain des jets qui coulaient de tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachant autant que possible, les mains et la figure sous les capuchons. L’eau grêlait, sautait et ruisselait sur les molles carapaces de sournoisement, détremper nos personnes et notre nourriture. Les pieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largement racine dans le ruisseau qui courait au fond du fossé argileux.
Quelques têtes riaient, la moustache dégoulinante, d’autres grimaçaient d’avaler du pain spongieux et de la viande lessivée et d’être cinglés par les gouttes qui leur assaillaient de tous côtés la peau au moindre défaut de leur épaisse cuirasse bourbeuse.
Barque, qui serrait sa gamelle sur son coeur, brailla à Volpatte:
-Alors, des vaches, tu dis, qu’tas vues, là-bas d’où c’que tu d’viens?
-Exemple? cria Blaire dans un redoublement de rafale qui secouait les paroles et les éparpillait. Quoi qu’t’as vu en fait d’vaches?
-Y a. . . commença Volpatte, et pis. . . Y en a trop, nom de Dieu! Y a. . .
Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il ne pouvait que répéter: « Y en a trop »; il était oppressé et soufflait, et il avala une bouchée déliquescente de pain, et il ravala aussi la masse désordonnée et étouffante de ses souvenirs.
-C’est-i’ des embusqués qu’tu veux causer?
-Tu parles!
Il avait lancé par-dessus le talus le restant de son boeuf, et ce cri, ce soupir, sortit violemment de sa bouche comme d’une soupape.
-T’en fais pas pour les embusqués, vieille colique, conseilla Barque, goguenard, mais non sans quelque amertume. À quoi ça sert?
Ramassé et dissimulé sous le toit fragile et inconsistant de son capuchon ciré où l’eau précipitait un glacis brillant, et tendant sa gamelle vide à la pluie pour la nettoyer, Volpatte gronda:
-J’suis pas maboul tout à fait, et j’sais bien qu’des mecs de l’arrière, l’en faut. Qu’on aye besoin d’traîne-pattes, j’veux bien. . . Mais y en a trop, et ces trop-là, c’est toujours les mêmes, et pas les bons, voilà!
Soulagé par cette déclaration qui mettait un peu de lumière à travers le sombre méli-mélo des colères qu’il rapportait parmi nous, Volpatte parla par bribes, à travers les nappes acharnées de pluie:
-Dès le premier patelin où on m’a expédié à petite vitesse, j’en ai vu des chiées, des chiées, et i’s ont commencé à m’faire une mauvaise impression sur moi. Toutes sortes de services, de sous-services, de directions, de centres, de bureaux, de groupes. Pendant les premiers temps, quand t’es là-dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant d’services différents qui se ressemblent pas comme noms. C’est à en devenir r’tourné. Mon vieux, celui qui a inventé les noms de tous ces services, il avait une rude tête!
» Alors, tu veux pas qu’j’en soye indigestionné? J’en ai plein mes mirettes et malgré moi, quand j’fais à moitié aut’chose, j’en rêve à moitié!
» Ah! mon vieux, ruminait notre camarade, tous ces mecs qui baguenaudent et qui papelardent là-dedans, astiqués, avec des kébrocs et les paletots d’officiers, des bottines -qui marquent mal, quoi -et qui mangent du fin, s’mettent, quand ça veut, un cintième de casse-pattes dans l’cornet, s’lavent plutôt deux fois qu’une, vont à la messe, n’défument pas et l’soir s’empaillent dans la plume en lisant sur le journal. Et ça dira, après:
« J’suis t’été à la guerre. »
Un point avait surtout frappé Volpatte et ressortait de sa vision confuse et passionnée:
-Tous ces poilus-là, ça n’emporte pas son couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquère de l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume, et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leurs boîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, les avantages de la richesse et de la paix dans ce sacré nom de Dieu d’arrière!
Le voisin de Volpatte secoua la tête sous les cataractes qui tombaient du ciel et dit:
-Tant mieux pour eux.
-J’suis pas maboul. . . recommença à dire Volpatte.
-P’t’êt; mais t’es pas conséquent.
Volpatte se sentit injurié par ce terme; il sursauta, leva furieusement la tête, et la pluie qui le guettait s’appliqua en paquet sur sa figure.
-Non, mais des fois! Pas conséquent! C’purin-là!
-Parfaitement, monsieur, reprit le voisin. J’dis qu’tu rousses et qu’pourtant tu voudrais bien être à leur place, à ces Jean Foutre.
-Pour sûr, mais qu’est-ce que ça prouve, face de fesse? D’abord, nous, on a été au danger et ce s’rait bien not’ tour. C’est toujours les mêmes, que j’te dis, et pis, pa’ce qu’y a là-d’dans des jeunes qu’est fort comme un boeuf, et balancé comme un lutteur, et pis pa’c’ qu’y en a trop. Tu vois, c’est toujours « trop » que j’dis, parce que c’est ça.
-Trop! qu’en sais-tu, vilain? Ces services, connais-tu qui i’ sont?
-J’sais pas c’qu’i’ sont, repartit Volpatte, mais j’dis. . .
-Tu crois qu’c’est pas un fourbi d’faire marcher toutes les affaires des armées?
-J’m’en fous, mais. . .
-Mais tu voudrais que ce s’rait toi, pas? goguenarda le voisin invisible qui, au fond de son capuchon sur lequel se déversaient les réservoirs de l’espace, cachait soit une grande indifférence, soit l’impitoyable désir de faire monter Volpatte.
-J’sais pas y faire, dit simplement celui-ci.
-Y en a qui sav’t pour toi, intervint la voix aiguë de Barque; j’en ai connu un. . .
-Moi aussi, j’en ai vu! hurla désespérément Volpatte dans la tempête. Tiens, pas loin du front, à j’sais pas quoi, où il y a l’hôpital d’évacuation et une sous- intendance, c’est là qu’j’ai rencontré c’t’anguille.
Le vent, qui passait sur nous, demanda en cahotant:
-Qu’est-ce que c’est qu’ça?
À ce moment, il se produisit une accalmie, et le mauvais temps laissa tant bien que mal parler Volpatte, qui dit:
-I’ m’a servi d’guide dans tout le fouillis du dépôt comme dans une foire, vu qu’il était lui-même une des curiosités de l’endroit. I’ m’menait dans des couloirs, des salles de maisons ou d’baraquements supplémentaires; i’ m’entrouvrait une porte à étiquette ou m’la montrait et i’ m’disait: « Vise ça, et ça donc, vise-le! » J’ai visité avec lui; mais lui n’est pas revenu, comme moi, aux tranchées: n’t’en fais pas. I’ n’en r’venait du reste pas non plus, fais t’en pas. C’t’anguille, la première fois que j’l’ai vue, elle marchait tout doucement dans la cour: « C’est l’service courant », qu’i’ m’dit. On a causé. L’lendemain, i’ s’était fait coller ordonnance, pour couper à un départ, vu qu’c’était son tour de partir depuis l’commencement d’la guerre.
» Sur le pas de la porte où il s’était pagnoté toute la nuit dans un plumard, i’ cirait les godasses de son ouistiti: des palaces pompes jaunes. I’ leur z’y collait d’l’encaustique, î’ les dorait, mon vieux. J’m’ai arrêté pour voir ça. Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plus besef de c’bourrage de crâne arabe, pas plus que j’me rappelle de l’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais, mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front, quoique de la classe 3 et un costaud bougre, tu sais. L’danger, la fatigue, la mocherie de la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savait que si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, la ligne prendrait toute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour rester sur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder, mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous les capitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaient pourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’ m’racontait ça. Comment qu’i’ f’sait? I’ s’laissait tomber assis. I’ prenait un air con. I’ faisait l’saucîsson. I’ d’venait comme un paquet de linge sale. « J’ai comme une espèce de fatigue générale », qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendre et, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’ s’faisaît vomir par tout un chacun. V’là. I’ changeait sa manière aussi suivant les circonstances, tu saisis? Qué’qu’fois, l’pied y faisait mal, dont i’ savait salement bien s’servir. Et pis, i’ s’arrangeait, l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles d’un mecton qui connaissait les heures des trains! Tu l’voyais s’rentrer en s’glissant en douce dans un groupe du dépôt où c’était l’filon, et y rester, toujours en douce poil-poil, et même, i’ s’donnait beaucoup d’mal pour que les copains ayent besoin de lui. I’ s’levait à des trois heures du matin pour faite le jus, allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient; enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être d’la famille, c’pauv’ type, c’te charogne! Il en mettait pour ne pas en mettre. I’ m’faîsait l’effet d’un mec qu’attrait gagné honnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’il apporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà: I’ raboulera sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dans l’mouvement, mais pas si bête. I’ s’fout d’ceux qui prennent la bourre sur la terre, et i’ s’foutra d’eux plus encore quand i’s seront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’battre, i’ r’ viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances: « Me v’là sain t’et sauf », et ses copains s’ront contents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud qu’il est, et -c’est bête comme tout -mais c’t’enfant d’vermine-là, tu l’gobes.
» Eh bien, des clients de c’calibre-là, faut pas croire qu’y en ait qu’un: y en a des tinées dans chaque dépôt, qui s’cramponnent et serpentent on ne sait pas comment à leur point d’départ, et disent: « J’marche pas », et marchent pas, et on n’arrive jamais à les pousser jusqu’au front. »
-C’est pas nouveau, tout ça, dit Barque. Nous l’savons, nous l’savons!
Y a les bureaux! ajouta Volpatte, lancé dans son récit de voyage. Y en a des maisons entières, des rues, des quartiers. J’ai vu que mon tout petit coin de l’arrière, un point, et j’en ai plein la vue. Non, j’n’aurais pas cru qu’pendant la guerre y avait tant d’hommes sur des chaises. . .
Une main, dans la file, sortit, tâta l’espace.
-V’là la sauce qui n’tombe plus. . .
-Alors, on va s’en aller, t’vas vouère. . .
En effet, on cria: « Marche! »
L’averse s’était tue. On défila dans la longue mare mince qui stagnait dans le fond de la tranchée et sur laquelle, l’instant d’avant, se trémoussaient des plaques de pluie.
Le murmure de Volpatte reprit dans le fatras du déambulement et les remous des pas pataugeurs.
Je l’entendais, en regardant se balancer devant moi les épaules d’une pauvre capote pénétrée jusqu’aux os.
C’était après les gendarmes qu’en avait alors Volpatte.
-À m’sure que tu tournes le dos à l’avant, t’en vois de plus en plus.
-I’ n’ont pas l’même champ d’bataille que nous.
Tulacque avait une vieille rancune contre eux.
-Faut voir, dit-il, comment dans les cantonnements les frères se développent, pour chercher d’abord où bien loger et bien manger. Et puis, après qu’la chose du bidon est réglée, pour choper les débits clandestins. Tu les vois guetter avec la queue de l’oeil les portes des casbas pour voir si des fois des poilus n’en sortent pas en douce, avec un air d’avoir deux airs, en r’luquant d’droite et d’gauche et en se léchant les moustaches.
-Y en a d’bons: j’en connais un, dans mon pays, la Côte-d’Or, d’où j’suis. . .
-Tais-toi, interrompit péremptoirement Tulacque. I’ s’valent tous; y en a pas un pour raccommoder l’autre.
-Oui, i’ sont heureux, dit Volpatte. Mais tu crois p’t’êtr’ qu’i’ sont contents? Pas du tout. . . I’s roussent.
Il rectifia:
-Y en a un qu’j’ai rencontré et qui roussait. Il était bougrement embêté par la théorie: « C’est pas la peine d’apprendre la théorie, qu’i’ disait, elle change tout l’temps. T’nez, le service prévôtal; eh bien, vous apprenez c’qui fait le principal chapitre de la chose, après c’n’est plus ça. Ah! quand cette guerre s’ra-t-elle finie? » qu’i disait.
-I’s font ce qu’on leur dit de faire, ces gens, hasarda Eudore.
-Bien sûr. C’est pas d’leur faute, en somme. N’empêche que ces soldats de profession, pensionnés, médaillés -alors que nous, on est qu’des civils auront eu une drôle de façon de faire la guerre.
-Ça m’fait penser à un forestier qu’j’ai vu aussi, dit Volpatte, qui f’sait d’la rouscaillure rapport aux corvées qu’on l’obligeait. « C’est dégoûtant, m’disait c’t’homme, c’qu’on fait d’nous. On est des anciens sous-offs, des soldats ayant au moins quatre années de service. On nous donne la haute paie, c’est vrai; et après? Nous sommes des fonctionnaires! Mais on nous humilie. Dans les Q.G., on nous fait nettoyer, et enlever les ordures. Les civils voient c’traitement qu’on nous inflige et nous dédaignent. Et si tu as l’air de rouspéter, c’est tout juste si on n’parle pas de t’envoyer aux tranchées, comme les fantassins! Qu’est-ce que devient notre prestige! Quand nous serons de retour dans les communes, comme gardes, après la guerre -si on en revient de la guerre -les gens, dans les communes et les forêts, diront: « Ah! c’est vous que vous décrottiez les rues à X. . .? » Pour reprendre notre prestige compromis par l’injustice et l’ingratitude humaines, j’sais bien -qu’i’ disait -qu’il va falloir verbaliser, et verbaliser encore, et verbaliser à tour de bras, même contre les riches, même contre les puissants! » qu’i’ disait.
-Moi, dit Lamuse, j’ai vu un gendarme qui était juste: « Le gendarme est sobre en général, qu’î’ disait. Mais il y a toujours de sales bougres partout, pas? Le gendarme fait positivement peur à l’habitant, c’est un fait, qu’i’ disait; eh bien, je l’avoue, y en a qui abusent à ça, et ceux-là -qu’est la racaille de la gendarmerie -s’font servir des p’tits verres. Si j’étais chef ou brigadier, j’les visserais, ceuss-là, et pas un peu, qu’i’disait, parce que l’opinion publique, qu’i’ disait encore, s’en prend au corps de métier du fait de l’abus d’un seul agent verbalisateur. »
-Moi, dit Paradis, un des plus mauvais jours de ma vie c’est qu’une fois j’ai salué un gendarme, le prenant pour un sous-lieutenant, avec ses brisques blanches. Heureusement (j’dis pas ça pour me consoler, mais parce que tout d’même c’est p’t’êt’ vrai), heureusement que j’crois qu’i’ m’a pas vu.
Un silence.
-Oui, videmment, murmurent les hommes. Mais quoi faire? Faut pas s’en faire.
Un peu plus tard, alors que nous étions assis le long d’un mur, le dos aux pierres, les pieds enfoncés et plantés par terre, Volpatte continua son déballage d’impressions.
-J’entre dans une salle qu’était un bureau du Dépôt, celui d’la comptabilité, j’crois bien. Elle grouillait d’tables. Y avait du monde là-d’dans comme au marché. Un nuage de paroles. Tout au long des murs de chaque côté, et au milieu, des types assis devant leur étalage comme des marchands d’vieux papiers. J’avais fait une demande pour être reversé dans mon régiment et on m’avait dit: « Démerde-toi et occupe-toi z’en. » J’tombe sur un sergent, un p’tit poseur, frais comme l’oeil, à lorgnon d’or -des lunettes à galon. Il était jeune, mais étant rengagé, il avait l’droit de n’pas partir à l’avant. J’y dis: « Sergent! » Mais i’ n’m’écoute pas, en train qu’il était d’engueuler un scribe: « C’est malheureux, mon garçon, qu’i’ disait: j’vous ai dit vingt fois qu’il fallait en notifier un pour exécution au Chef d’escadron, Prévôt du C.A., et un à titre de renseignement, sans signature, mais avec mention de la signature, au Prévôt de la Force publique d’Amiens et des centres de la région dont vous avez la liste - sous couvert, bien entendu, du général commandant la région. C’est pourtant bien simple », qu’i’ disait.
» J’m’ai éloigné de trois pas pour attendre qu’il ait fini d’engueuler. Cinq minutes après, je m’suis approché du sergent. I’ m’a dit: « Mon brave, j’ai pas l’temps d’m’occuper d’vous, j’ai bien d’autres choses en tête. » En effet, il était dans tous ses états devant sa machine à écrire, c’t’espèce de moule, pa’c’qu’il avait oublié, qu’i’ disait, d’appuyer sur le levier d’la touche des majuscules, et alors, au lieu de souligner le titre de sa page, il avait foutu en plein dessus une ligne de 8. Alors, i’ n’entendait rien et i’ gueulait contre les Américains, vu qu’le système de sa machine venait d’là.
» Après, i’ rouspétait contre une autre jambe de laine, parce que sur le bordereau de réparation des cartes, qu’i’ disait, on n’avait pas mis le Service des Subsistances, le Troupeau de Bétail et le Convoi administratif de la 328e D.I.
» À côté, un outil s’entêtait à tirer sur la pâte plus de circulaires qu’elle ne pouvait et i’ suait sang et eau pour arriver à pondre des fantômes à peine lisibles. D’autres causaient: « Où sont les attaches parisiennes? » que demandait un élégant. Et pis i’ n’appellent pas les choses par leur nom: « Dites-moi donc, s’il vous plaît, quels sont les éléments cantonnés à X. . . » Les éléments, qu’est-ce que c’est que ce parlage? dit Volpatte.
» Au bout de la grande table où étaient les types que j’vous dis et dont j’m’avais approché et en haut de laquelle le sergent, derrière un monticule de papelards, se démenait et donnait des ordres (l’aurait mieux fait de donner d’l’ordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son buvard avec sa patte: il était chargé, l’frère, du Service des permissions, et comme la grande attaque était commencée et que les permissions étaient suspendues, ’n n’avait pus rien à faire: « Chic! alors! » qu’i’ disait.
» Et ça, c’est une table dans une salle, dans un service, dans un dépôt. J’en ai vu d’autres, pis d’autres, de plus en plus. J’sais pus, c’est à d’venir louftingue, que j’te dis. »
-I’s avaient des brisques?
-Pas beaucoup là, mais dans les services qui sont en deuxièmes lignes, tous en ont: t’as là-d’dans des collections, des jardins d’acclimatation de brisquards.
-C’que j’ai vu de plus joli en fait d’brisquards, dit Tulacque, c’est un automobiliste habillé dans un drap qu’t’aurais dit du satin, avec des brisques fraîches et des cuirs d’officier anglais, tout soldat de 2e classe qu’il était. Et l’doigt à la joue, il était appuyé du coude sur c’te bath voiture ornée de glaces, dont il était l’valet d’chambre. Tu t’serais marré. I’ faisait un rond d’jambe, c’te chic fripouille!
-C’est tout à fait l’poilu qu’on voit dessiné dans les journaux à femmes, les chics petits journaux cochons.
Chacun a son souvenir, son couplet sur ce sujet tant ruminé des « filoneurs », et tout le monde se met à déborder et à parler à la fois. Un brouhaha nous enveloppe au pied du mur triste où nous sommes tassés comme des ballots, dans le décor piétiné, gris et boueux qui gît devant nous, stérilisé par la pluie.
-. . . Ses frusques commandées au pique-pouces, pas demandées au garde-mites.
-. . . Planton au Service routier, pis à la Manute, pis cycliste au ravitaillement du XIe Groupe.
-. . . I’ a chaque matin un pli à porter au Service de l’Intendance, au Canevas du Tir, à l’Equipage des Ponts, et le soir à l’A.D. et à l’A.T. C’est tout.
-. . . Quand j’suis rentré d’perme, disait c’t’ ordonnance, les bonnes femmes nous acclamaient à toutes les barrières de passage à niveau du train. « Elles vous prenaient pour des soldats », qu’j’y dis. . .
-. . . « Ah! qu’j’y dis, vous êtes donc mobilisé, vous, qu’j’y dis. - Parfaitement, qu’i’ m’dit, attendu qu’j’ai fait une tournée d’conférences en Amérique avec mission du ministre. C’est p’t’êt’ pas êt’ mobilisé, ça? Du reste, mon ami, qu’i’ m’dit, j’paye pas mon loyer, donc je suis mobilisé. »
-Et moi. . . |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) IX La Grande Colère.* Ven 13 Jan - 20:41 | |
| -Pour finir, cria Volpatte, qui fit taire tous les bourdonnements, avec son autorité de voyageur revenant de là-bas, pour finir, j’en ai vu, d’un seul coup, toute une secouée à un gueuleton. Pendant deux jours, j’ai été comme aide à la cuisine d’un des groupes de C.O.A., parce qu’on ne pouvait pas me laisser à rien faire en attendant ma réponse, qui s’dépêchait pas, vu qu’on y avait ajouté une redemande et une archi-demande et qu’elle avait, aller et retour, trop d’arrêts à faire à chaque bureau.
» Total, j’ai été cuistot dans c’bazar. Une fois j’ai servi, vu que l’cuisinier en chef était rentré de permission pour la quatrième fois, et était fatigué. J’voyais et j’entendais c’monde, toutes les fois qu’j’entrais dans la salle à manger, qu’était dans la Préfecture, et qu’tout c’bruit chaud et lumineux m’arrivait sur la gueule.
» I’ n’y avait là-dedans rien que des auxiliaires, mais y en avait ben aussi dans l’nombre, du service armé: y avait rien qu’exclusivement des vieux, avec en plus quéqu’jeunes assis par-ci par-là.
» J’ai commencé a m’ marrer quand un d’ces manches a dit: « Faut fermer les volets, c’est plus prudent. » Mon vieux on était à une pièce de deux cents kilomètres de la ligne de feu, mais c’vérolé-là, i’ voulait faire croire qu’y aurait danger d’bombardement d’aéro. . .
-J’ai bien mon cousin, dit Tirloir, en se fouillant, qui m’écrit. . . Tiens, v’là c’qu’i’ m’écrit: « Mon cher Adolphe, me voilà définitivement maintenu à Paris, comme attaché à la Boite 6o. Pendant qu’t’es là-bas, je reste donc dans la capitale à la merci d’un taube ou d’un zeppelin! »
-Ah! Hi! Ho!
Cette phrase répand une douce joie et on la digère comme une friandise.
-Après, reprit Volpatte, je m’suis marré plus encore pendant cette croûte d’embusqués. Comme dîner, ça f’sait bon: d’la morue, vu qu’c’était vendredi; mais préparée comme les soles Marguerite, est-ce que je sais? Mais comme parlement. . .
-I’s appellent la baïonnette Rosalie, pas?
-Oui, ces empaillés-là. Mais pendant l’dîner, ces messieurs parlaient surtout d’eux. Chacun, pour expliquer qu’i’ n’était pas ailleurs, disait, en somme, tout en disant aut’ chose et tout en mangeant comme un ogre: « Moi, j’suis malade, moi, j’suis affaibli, r’gardez-moi c’te ruine; moi, j’suis gaga. » I’s allaient chercher des maladies dans l’fond d’eux pour s’en affubler: « J’voulais partir pour la guerre, mais j’ai une hernie, deux hernies, trois hernies. » Ah! non, c’gueuleton! Les circulaires qui parlent d’expédier tout le monde, expliquait un loustic, c’est comme les vaudevilles, qu’il expliquait: y a toujours un dernier acte qui vient r’arranger tout le mic-mac du reste. C’troisième acte, c’est le paragraphe: « . . . à moins que les besoins du service s’y opposent. . . » Y en a un qui racontait: « J’avais trois amis sur qui j’comptais pour un coup d’épaule. Je voulais m’adresser à eux: l’un après l’autre un peu avant que j’fasse la demande, i’s ont été tués à l’ennemi; croyez-vous, qu’i’ disait, que j’ai pas de chance! » Un autre expliquait à un autre que, quant à lui, il aurait bien voulu partir, mais que le médecin-major l’avait pris à bras-le-corps pour le retenir de force au dépôt dans l’auxiliaire. « Eh bien, qu’i’ disait, j’me suis résigné. Après tout, j’rendrai plus d’services en mettant mon intelligence au service du pays qu’en portant l’sac. » Et c’lui qu’était à côté faisait: « Oui », avec sa tirelire qu’était plumée en haut. Il avait bien consenti à aller à Bordeaux pendant l’moment où les Boches approchaient de Paris et où alors Bordeaux était devenu la ville chic, mais après il était carrément revenu en avant, à Paris, et disait quéqu’chose comme ça: « Moi j’suis utile à la France avec mon talent qu’i’ faut absolument que j’conserve à la France. »
» I’s parlaient d’autres qu’étaient pas là: du commandant qui s’mettait à avoir un caractère impossible et i’s expliquaient que tant plus i’ d’venait ramolli, tant plus i’ d’venait dur; d’un général qui faisait des inspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, mais qui, depuis huit jours, était au pieu, très malade. « Il va mourir sûrement; son état n’inspire plus aucune inquiétude », qu’i’s disaient, en fumant des cigarettes que des poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats du front. « Tu sais, qu’on disait, le tout p’tit Frazy, qui est si mignon, c’chérubin, il a enfin trouvé un filon pour rester: on a demandé des tueurs de boeufs à l’abattoir, et il s’est fait embaucher là- dedans par protection, quoique licencié en droit et malgré qu’i’ soit clerc de notaire. Quant au fils Flandrin, il a réussi à s’faire nommer cantonnier. - Cantonnier, lui? tu crois qu’on va l’laisser? -Bien sûr, répond un d’ces couillons, cantonnier c’est pour longtemps. . . »
-Tu parles d’imbéciles, gronde Marthereau.
-Et ils étaient tous jaloux, je n’sais pas pourquoi, d’un nommé Pourin: « Autrefois i’ m’nait la grande vie parisienne: i’ déjeunait et dînait en ville. I’ faisait dix-huit visites par jour. I’ papillonnait dans les salons depuis five o’clock jusqu’à l’aube. Il était infatigable pour conduire les cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces de théâtre, sans compter les parties d’auto, le tout plein d’champagne. Mais v’là la guerre. Alors il n’est plus capable, le pauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d’couper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis, lui, un Parisien, aller en province, s’enterrer dans la vie des tranchées? Jamais de la vie! « J’comprends, moi, répondait un mec, qu’ai trente-sept ans, j’suis arrivé à l’âge de m’soigner! » Et pendant que c’t’individu disait ça, j’pensais à Dumont, l’garde-chasse, qu’avait quarante-deux ans, qui a été défoncé auprès d’moi sur la cote 132, si près, qu’après que l’paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corps remuait du tremblement du sien.
-Et comment qu’i’s étaient avec toi, ces gibiers?
-I’s’ foutaient d’moi, mais ne l’montraient pas trop: de temps en temps seulement, quand i’s pouvaient pus s’ r’tenir. I’s me r’gardaient du coin de l’oeil et faisaient surtout attention de n’pas m’toucher en passant, parce que j’étais encore sale de la guerre.
» Ça m’dégoûtait un peu d’être au milieu de c’t’amoncellement de g’noux creux, mais je m’disais: « Allons, t’es d’passage, Firmin. » Y a qu’une fois j’ai failli m’fout’ en rogne, c’est quand un a dit: « Plus tard, quand on r’viendra, si on r’vient ». Ça non! Il n’avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, i’ faut les mériter: c’est comme une décoration. J’veux bien qu’on filoche, mais pas qu’on joue à l’homme exposé quand on a foutu l’camp, avant d’partir. Et tu les entendais aussi raconter des batailles, car i’s sont au courant mieux qu’toi des grands machins et d’la façon dont s’goupille la guerre, et après, quand tu r’viendras, si tu r’viens, c’est toi qu’auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta p’tite vérité.
» Ah! ce soir-là, mon vieux, ces têtes dans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la paix! On aurait dit un ballet d’théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait. . . Y en a encore des cent mille », conclut enfin Volpatte, ébloui.
Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sécurité des autres s’amusaient de la colère qui l’étouffait, l’acculait dans son coin et le submergeait sous des spectres embusqués.
-Heureusement qu’i’ nous parle pas des ouvriers d’usine qu’ont fait leur apprentissage à la guerre et d’tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défense nationale mis sur pattes en cinq sec! murmura Tirette. I’ nous jamberait avec ça jusqu’à la Saint-Saucisson.
-Tu dis qu’y en a des cent mille, peau d’mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t’entends bien? Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés: « Il n’y a pas d’embusqués. »
-Millerand, grogna Volpatte, mon vieux, je l’connais pas, c’t’homme-là, mais, s’il a dit ça, c’est vraiment un salaud!
-Mon vieux, les autres, i’s font c’qui veul’t dans leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment en ligne, y a des filons, des inégalités.
-On est toujours, dit Bertrand, l’embusqué de quelqu’un.
-Ça c’est vrai: n’importe comment tu t’appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.
-Tous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou même ceux qui n’y vont que de temps en temps, c’est, si tu veux, des embusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait des brisques qu’aux vrais combattants.
-Y en a deux cent cinquante par régiment de deux bataillons, dit Cocon.
-Y a les ordonnances, et à un moment, y avait même les tampons des adjudants.
-Les cuistots et les sous-cuistots.
-Les sergents-majors et le plus souvent les fourriers.
-Les caporaux d’ordinaire et les corvées d’ordinaire.
-Qué’ques piliers de bureau et la garde du drapeau.
-Les vaguemestres.
-Les conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.
-Les cyclistes.
-Pas tous.
-Presque tout le service de santé.
-Pas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement i’s font un foutu métier, mais qu’i’s s’logent avec les compagnies et en cas d’assaut, chargent avec leur brancard; mais les infirmiers.
-C’est presque tous curés, surtout à l’arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j’en ai pas vu lourd, et toi?
-Moi non plus. Dans les journaux, mais pas ici.
-Y en a eu, i’ paraît.
-Ah!
-C’est égal! L’fantassin i’ prend qu’èque chose dans guerre-là.
-Y en a d’autres aussi qui sont exposés. Y en a pas qu’pour nous!
-Si, dit âprement Tulacque, y en a presque que pour nous!
Il ajouta:
-Tu m’diras -j’sais bien c’que tu vas m’dire -que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris à Verdun. C’est vrai, mais i’s ont tout d’même le filon à côté d’nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l’ont été une fois (et même on a en plus les balles et les grenades qu’i’s n’ont pas). Les artilleurs lourds, i’s ont élevé des lapins près d’leurs guitounes, et i’s ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, on est vraiment au danger; ceux qui y sont en partie, ou une fois, n’y sont pas. Alors, comme ça, tout le monde y serait: la bonne d’enfants qui navigue dans les rues d’Paris l’est aussi, pisqu’y a les taubes et les zeppelins, comme disait c’t’andouille que parlait l’copain tout à l’heure. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) IX La Grande Colère.* Ven 13 Jan - 20:41 | |
| -À la première expédition des Dardanelles, y a bien un pharmacien blessé par un éclat. Tu m’crois pas? C’est vrai pourtant, un officier à bordure verte, blessé!
-C’est l’hasard, comme j’l’écrivais à Mangouste, conducteur d’un cheval haut-le- pied à la section, et qui a été blessé, mais lui c’était par un camion.
-Mais oui, c’est tel que ça. Après tout, une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou à Bordeaux.
-Oui, oui. Alors c’est trop facile de dire: « Faisons pas d’différence entre les dangers! » Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns d’eux autres qui ont été tués par un malheureux hasard: de nous, y en a qué’qu’s-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. C’est pas pareil, ça, vu qu’quand on est mort c’est pour longtemps.
-Voui, dit Tirette, mais vous d’venez empoisonnants avec vos histoires d’embusqués. Du moment qu’on n’y peut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à un ancien garde champêtre de Cherey, où on était l’mois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoter un civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurs comme un dogue. V’là-t-i’ pas qu’i’ s’arrête devant une forte commère qu’avait d’la moustache, et ne r’garde plus que c’te moustache et il l’engueule: « Tu n’pourrais pas être sur le front, toi? »
-Moi, dit Pépin, j’m’en fais pas pour les embusqués ou les demi-embusqués, pisque c’est perdre le temps qu’on a, mais où j’les ai à la caille, c’est quand i’ crânent. J’suis d’l’avis d’Volpatte: qu’i’s filonnent, bon, c’est humain, mais qu’après, i’ viennent pas dire: « J’ai été un guerrier. » Tiens, les engagés, par exemple. . .
-Ça dépend des engagés. Ceux qui se sont engagés sans conditions, dans l’infanterie, moi, j’ m’incline devant ces hommes-là, autant que d’vant ceux qui sont tués; mais les engagés dans les services ou les armes spéciales, même l’artillerie lourde, i’ commencent à m’taper sur l’os. On les connaît, ceux-là! I’s diront, en f’sant l’gracieux dans leur monde: « J’m’ai engagé pour la guerre. -Ah! comme c’est beau, c’que vous avez fait; vous avez, de votre propre volonté, affronté la mitraille! -Mais oui, madame la marquise, j’suis comme ça. » Eh, va donc, fumiste!
-J’connais un monsieur qui s’est engagé dans les parcs d’aviation. Il avait un bel uniforme: il aurait mieux fait de s’engager à l’Opéra-Comique.
-Oui, mais c’est toujours la même histoire. I’ n’aurait pas pu dire après dans les salons: « Tenez, me v’la: regardez ma gueule d’engagé volontaire! »
-Qu’est-ce que j’dis « il aurait aussi bien fait! » Il aurait beaucoup mieux fait, oui. Au moins il aurait carrément fait rigoler les autres, au lieu d’les faire rire jaune.
-Tout ça, c’est d’la bath potiche peinte à neuf et bien décorée, de toutes sortes de décorations, mais qui ne va pas au feu.
-Si n’y avait qu’des gars comme ça, les Boches s’raient à Bayonne.
-Quand y a la guerre, on doit risquer sa peau, pas, caporal?
-Oui, dit Bertrand. Il y a des moments où le devoir et le danger c’est exactement la même chose. Quand le pays, quand la justice et la liberté sont en danger, ce n’est pas en se mettant à l’abri qu’on le défend. La guerre signifie au contraire danger de mort et sacrifice de la vie pour tout le monde, pour tout le monde: personne n’est sacré. Il faut donc y aller tout droit, jusqu’au bout, et non pas faire semblant de le faire, avec un uniforme de fantaisie. Les services de l’arrière, qui sont nécessaires, doivent être assurés automatiquement par les vrais faibles et les vrais vieux.
-Vois-tu, y a eu trop d’gens riches et à relations qui ont crié: « Sauvons la France! -et commençons par nous sauver! » À la déclaration de la guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilà c’qu’y a eu. Les plus forts ont réussi. J’ai remarqué, moi, dans mon p’tit coin, qu’c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patriotisme. . . -En tout cas -comme ils disaient tout à l’heure, eux autres -si on s’carre à l’abri, la dernière vacherie qu’on puisse faire c’est d’faire croire qu’on a risqué. Pa’c que ceux qui risquent vraiment, j’te l’redis, méritent le même hommage que les morts.
-Et pis après? C’est toujours comme ça, mon vieux. Tu changeras pas l’homme.
-Rien à faire. Rouspéter, t’plaindre? Tiens, en fait d’plainte, t’as connu Margoulin?
-Margoulin, c’bon type de chez nous qu’on a laissé mourir sur le Crassier parc’ qu’on l’a cru mort?
-Eh ben, lui voulait s’plaindre. Tous les jours i’ parlait d’faire une réclamation sur tout ça là-dessus au capitaine, au commandant, et de d’mander qu’i’ soit établi que chacun montera à son tour aux tranchées. Tu l’entendais dire après la croûte: « J’y dirai, vrai comme v’là un quart de vin là. » Et l’instant d’après: « Si j’y dis pas, c’est qu’jamais y a un quart de vin là. » Et si tu r’passais tu l’r’entendais: « Tiens, c’est-i’ un quart de vin ça? Eh bien, tu verras si j’y dirai! » Total: i’ n’a rien dit du tout. Tu m’diras: « Il a été tué. » C’est vrai, mais avant, il avait eu largement le temps de le faire deux mille fois s’il avait osé.
-Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire, sombre, avec un éclair de fureur.
-Nous autres, on n’a rien vu -vu qu’on voit rien.
-Mais si on voyait!. . .
-Mon vieux, s’écria Volpatte, les dépôts, écoute bien c’que j’vais t’dire: faudrait détourner dans eux tous, tout partout, la Seine, la Garonne, le Rhône et la Loire pour les nettoyer. En attendant là-dedans, i’s vivent, et même i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement, chaque nuit, chaque nuit!
Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, la nuit qu’on passe, recroquevillé, palpitant d’attention et tout noir, au fond du trou d’écoute dont se silhouette, tout autour, la mâchoire déchiquetée, chaque fois qu’un coup de canon jette son aube dans le ciel.
Cocon fit amèrement:
-Ça ne donne pas envie de mourir.
-Mais si, reprend placidement quelqu’un, mais si. . . N’exagère pas, voyons, peau d’hareng saur.
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| | | | Henri Barbusse. (1873-1935) IX La Grande Colère.* | |
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