PLUME DE POÉSIES
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 Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*

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MessageSujet: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 20:57

Rappel du premier message :

XX Le Feu.*

Réveillé brusquement, j’ouvre les yeux dans le noir.

-Quoi? Qu’est-ce qu’il il y a?

-C’est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit le caporal
Bertrand que j’entends, sans le voir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis
étendu.

Je grogne que je viens, je me secoue, bâille dans l’étroit abri sépulcral;
j’étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis je rampe
au milieu de l’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse,
entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelques accrochages et
faux pas sur des équipements, des sacs, et des membres étirés dans tous les
sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouve debout à l’air libre, mal
réveillé et mal équilibré, assailli par la bise aiguë et noire.

Je suis, en grelottant, le caporal qui s’enfonce entre de hauts entassements
sombres dont le bas se resserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est
là. Je perçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraille
spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je me hisse dans la
niche qu’elle occupait.

La lune est cachée dans la brume, mais il y a, répandue sur les choses, une très
confuse lueur à laquelle l’oeil s’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à
cause d’un large lambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue à
peine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneau devant ma
figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncement aménagé, un fouillis
de manches de grenades.

-Ouvre l’oeil, hein, mon vieux, me dit Bertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il
y a notre poste d’écoute, là en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.

Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé du veilleur que je relève.

Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Tout à coup, une balle claque net
dans la terre du talus où je m’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne
serpente dans le haut du ravin: le terrain est en contre-bas devant moi, et on
ne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois, les yeux
finissent par discerner la file régulière des piquets de notre réseau plantés au
seuil des flots d’ombre, et, çà et là, les plaies rondes d’entonnoirs d’obus,
petits, moyens ou énormes; quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements
mystérieux. La bise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent qui
passe et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid à frissonner sans
fin. Je lève les yeux: je regarde ici, là. Un deuil épouvantable écrase tout.
J’ai l’impression d’être tout seul, naufragé, au milieu d’un monde bouleversé
par un cataclysme.

Rapide illumination de l’air: une fusée. Le décor où je suis perdu s’ébauche et
pointe autour de moi. On voit se découper la crête, déchirée, échevelée, de
notre tranchée, et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas,
comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusil s’indique, à
côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. La tranchée est étayée de sacs de
terre; elle est élargie de partout et, en maints endroits, é ventrée par des
éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont
l’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées
d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la
vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue le météore, les piquets rangés et
même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet
à l’autre. C’est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et
raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturne qui remplit le
ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.

Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille.
De ma main tendue, je l’atteins.

-C’est toi? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.

-Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.

-C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il. Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient
attaquer, ils ont peut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une
chiée de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran. . . vrrran. . . Mon
vieux, je m’disais: « Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payés pour tirer! S’ils
sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendre quéque chose! » Tiens, écoute, là-
bas les boulettes qui r’biffent! T’entends?

Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup, et sa dernière phrase, toujours à
voix basse, sent le vin:

-Ah! là là! tu parles d’une sale guerre! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez
soi? Eh bien, quoi! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot?

Un coup de feu vient de retenir à côté de nous, traçant un court et brusque
trait phosphorescent. D’autres partent, ça et là, sur notre ligne: les coups de
fusil sont contagieux la nuit.
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:00

Un grand vide incolore s’étend devant nous. On ne voit rien d’abord qu’une
steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain
ne précède le nôtre; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est
peuplé de morts: des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le
sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés
par la terre.

Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi
sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds,
l’une avec un cri aigu, l’autre en silence comme un boeuf. Un autre disparaît
dans un geste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserre
instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant; la plaie, dans
notre foule, se referme toute seule. L’adjudant s’arrête, lève son sabre, le
lâche, et s’agenouille; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades,
son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel.
La file s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette
immobilité.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors. . . Une hésitation
retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le
piétinement le souffle rauque des poumons.

-En avant! crie un soldat quelconque.

Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l’abîme.

-Où est Bertrand? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.

-Là! Ici. . .

Il s’était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet
homme qui lui tend les bras et a l’air de sangloter.

C’est au moment où il nous rejoint qu’on entend devant nous, sortant d’une
espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus
grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié
du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans
l’espace. Mais on ne s’arrête plus.

-Avancez! Avancez!

L’essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur
l’horizon.

-Les Boches! J’les vois! dit tout à coup un homme.

-Oui. . . Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée. . .

-C’est là qu’est la tranchée, c’te ligne. C’est tout près. Ah! les vaches!

On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s’interceptent
au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noire
sillonnée et bossuée.

Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du
but, indemnes jusque-là, n’y arrivera-t-on pas? Si, on y arrivera! On fait de
grandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par
le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite
ou à gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied et s’affaissent à terre. Je fais un
saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d’un fusil qui
dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me
bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui;
Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il
le secoue et s’en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui
jetant d’une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l’effort:

-Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu!. . . Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en
fais pas.

L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’un masque vermillon, d’où toute
expression a été arrachée, se tourne de côté et d’autre -tandis que Volpatte,
déjà loin, répète machinalement entre ses dents: « T’en fais pas », l’oeil fixé
en avant, sur la ligne.

Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les
chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec
tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses,
désespérées ou bien les « han! » terribles et creux où la vie entière s’exhale
d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant,
nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans
toute notre chair.

Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est éventrée
d’un large passage profond: c’est un colossal entonnoir formé d’entonnoirs
juxtaposés, une fantastique bouche de volcan creusée là par la canon.

Le spectacle de ce bouleversement est stupéfiant. Il semble vraiment que cela
est venu du centre de la terre. L’apparition d’une pareille déchirure des
couches du sol aiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucuns ne peuvent
s’empêcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tête, en ce moment où les
paroles s’arrachent difficilement des gorges:

-Ah! zut alors, qu’est-ce qu’on leur a foutu là! ah! zut!

Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et
des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé,
noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On
s’en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou,
le linge qui s’y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu’on ne
s’embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans
les trous ou qu’on escalade les monticules.

Derrière nous, des voix nous poussent:

-En avant, les gars, en avant! Nom de Dieu!

-Tout le régiment est derrière nous, crie-t-on.

On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre
ruée.

Il n’y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on
approche. Des cadavres d’Allemands s’égrènent devant -entassés comme des points
ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes
sournoises, ses détails: les créneaux. . . On en est prodigieusement,
incroyablement près. . .
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:00

Quelque chose tombe devant nous. C’est une grenade. D’un coup de pied, le
caporal Bertrand la renvoie si bien qu’elle saute en avant et va éclater juste
dans la tranchée.

C’est sur ce coup heureux que l’escouade aborde le fossé.

Pépin s’est précipité à plat ventre. Il évolue autour d’un cadavre. Il atteint
le bord, il s’y enfonce. C’est lui qui est entré le premier. Fouillade, qui fait
de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s’y
coule. . . J’entrevois -le temps d’un éclair -toute une rangée de démons noirs,
se baissant et s’accroupissant pour descendre, sur le faîte du talus, au bord du
piège noir.

Une salve terrible nous éclate à la figure, à bout portant, jetant devant nous
une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. Après un coup
d’étourdissement, on se secoue et on rit aux éclats, diaboliquement: la décharge
a passé trop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissements de
délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivants dans le ventre de
la tranchée!

Une fumée incompréhensible nous submerge. Dans le gouffre étranglé, je ne vois
d’abord que des uniformes bleus. On va dans un sens puis dans l’autre, poussés
les uns par les autres, en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mains
embarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne sait pas d’abord
quoi faire.

-I’s sont dans leurs abris, les vaches! vocifère-t-on.

De sourdes détonations ébranlent le sol: ça se passe sous terre, dans les abris.
On est tout à coup séparé par des masses monumentales d’une fumée si épaisse
qu’elle vous applique un masque et qu’on ne voit plus rien. On se débat comme
des noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dans un morceau de
nuit. On bute contre des récifs d’êtres accroupis, pelotonnés, qui saignent et
crient, au fond. On entrevoit à peine les parois, toutes droites ici, et faites
de sacs de terre en toile blanche -qui est déchirée partout comme du papier. Par
moments, la lourde buée tenace se balance et s’allège, et on revoit grouiller la
cohue assaillante. . . Arrachée au poussiéreux tableau, une silhouette de corps
à corps se dessine sur le talus, dans une brume, et s’affaisse, s’enfonce.
J’entends quelques grêles « Kamerad! » émanant d’une bande à têtes hâves et à
vestes grises acculée dans un coin qu’une déchirure immensifie. Sous le nuage
d’encre, l’orage d’hommes reflue, monte dans le même sens, vers la droite, avec
des ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetée défoncée.

Et soudain, on sent que c’est fini. On voit, on entend, on comprend que notre
vague qui a roulé ici à travers les barrages n’a pas rencontré une vague égale,
et qu’on s’est replié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Le
mince rideau défenseurs s’est émietté dans les trous où on les prend comme des
rats ou bien on les tue. Plus de résistance: du vide, un grand vide. On avance,
entassés, comme une file terrible de spectateurs.

Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avec ses murs blancs écroulés, elle
semble en cet endroit l’empreinte vaseuse, amollie, d’un fleuve anéanti dans ses
berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondi d’un étang tari
aussi; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de
cadavres -et tout cela s’emplit et déborde des flots nouveaux de notre troupe
déferlante. Dans la fumée vomie par les abris et l’air ébranlé par les
explosions souterraines, je parviens sur une masse compacte d’hommes accrochés
les uns aux autres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nous
arrivons, la masse tout entière s’effondre, ce reste de bataille agonise; je
vois Blaire s’en dégager, le casque pendant au cou par la jugulaire, la figure
écorchée, et il pousse un hurlement sauvage. Je heurte un homme qui est
cramponné là à l’entrée d’un abri. S’effaçant devant la trappe noire béante et
traîtresse, il se retient de la main gauche au montant. De la droite, il balance
pendant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater. . . Elle disparaît dans
le trou. L’engin a explosé aussitôt arrivé, et un horrible écho humain lui a
répondu dans les entrailles de la terre. L’homme saisit une autre grenade.

Un autre, avec une pioche ramassée là, frappe et fracasse les montants de
l’entrée d’un autre abri. Un affaissement de la terre se produit et l’entrée se
trouve obstruée. On voit plusieurs ombres qui piétinent et gesticulent sur ce
tombeau.

L’un, l’autre. . . Dans la bande vivante qui jusqu’ici, jusqu’à cette tranchée
tant poursuivie, est arrivée en lambeaux, après s’être heurtée aux obus et aux
balles invincibles lancées à sa rencontre, je reconnais mal ceux que je connais,
comme si tout le reste de la vie était devenu tout d’un coup très lointain.
Quelque chose les pétrit et les change. Une frénésie les agite tous et les fait
sortir d’eux-mêmes.

-Pourquoi qu’on s’arrête ici? dit l’un, grinçant des dents.

-Pourquoi qu’on s’en va pas jusqu’à l’autre? me demande le deuxième plein de
fureur. Maintenant qu’on est v’nu, en quelques bonds, on y s’rait!

-Moi aussi, j’veux continuer.

-Moi aussi. Ah! les vaches!. . .

Ils se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur chance
d’avoir survécu, implacables, débordants, enivrés d’eux-mêmes.

On stagne, on piétine dans l’ouvrage conquis, cette étrange voie en démolition
qui serpente dans la plaine et qui va de l’inconnu à l’inconnu.

-Avancez à droite!

Alors on continue à s’écouler dans un sens. Sans doute c’est un mouvement
combiné là-haut, là-bas, par les chefs. On foule des corps mous dont quelques-
uns remuent et changent lentement de place, et d’où sortent à la hâte des
ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, en travers, comme des
poutres et des décombres, sur les blessés, font effort sur eux, les étouffent,
les étranglent et leur prennent leur vie. Je pousse, pour passer, un torse
égorgé dont le cou est une source de sang gémissant.

On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou dressées et
des débris massifs, par-dessus le grouillement des blessés et des morts qui
bougent ensemble, à travers la mouvante forêt de fumée implantée dans la
tranchée et sur toute la zone environnante, que des faces enflammées, sanglantes
de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l’air de danser en brandissant
leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensément rassurés, féroces.
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:01

L’action s’éteint insensiblement. Un soldat dit:

-Alors, qu’est-ce qu’on a à faire, maintenant?

Elle se rallume soudain en un point: à une vingtaine de mètres dans la plaine,
vers un circuit que fait de talus gris, un paquet de coups de fusil crépite et
jette ses brûlures éparses autour d’une mitrailleuse qui, enterrée, crache par
intermittences, et semble se débattre.

Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbus bleuâtre et jaune, on voit des
hommes qui cernent la fulgurante machine et se resserrent sur elle. Je
distingue, près de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans
chercher à se dissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadées
d’explosions aboient.

Une détonation jaillit d’un coin de la tranchée, entre nous deux. Joseph
s’arrête, oscille, se baisse, et s’abat sur un genou. Je cours à lui, il me
regarde venir.

-Ce n’est rien: la cuisse. . . Je peux ramper tout seul.

Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le creux. . .

J’ai encore dans les yeux, exactement, le point d’où s’est allongé le coup de
feu qui l’a atteint. Je me glisse là, par la gauche, en faisant un détour.

Personne. Je ne rencontre qu’un des nôtres qui cherche comme moi. C’est Paradis.

Nous sommes bousculés par des hommes qui portent sur l’épaule ou sous le bras
des pièces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape et nous séparent.

-La mitrailleuse est prise par la septième! crie-t-on. À n’geul’ra plus. Elle
était enragée: sale bête! sale bête!

-Qu’est-c’qu’il y a à faire, maintenant?

-Rien.

On demeure là, pêle-mêle. On s’assoit. Les vivants ont cessé de haleter, les
mourants finissent de râler, environnés de fumées et de lumières, et du fracas
du canon, roulant à tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il
n’y a plus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espèce de nuage. Un
premier temps d’arrêt se dessine dans le drame du chaos. Il se fait un
ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et la canonnade diminue,
et c’est plus loin, maintenant, qu’elle secoue le ciel comme une toux.
L’exaltation s’apaise, il ne reste plus que l’infinie fatigue qui remonte et
nous noie, et l’attente infinie qui recommence.

Où est l’ennemi? Il a laissé des corps partout et on a vu des rangées de
prisonniers: là-bas, encore, il s’en profile une, monotone, indéfinie et toute
fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble s’être dissipé au loin. Quelques
obus nous arrivent ici, là, maladroitement; on s’en moque. On est délivrés, on
est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de désert où des immensités de
cadavres aboutissent à une ligne de vivants.

La nuit est venue. La poussière s’est envolée, mais elle a fait place à la
pénombre et à l’ombre, sur le désordre de la foule étirée en longueur. Les
hommes se rapprochent, s’asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les
uns aux autres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on se groupe,
on s’accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terre et vaguent aux abords
de la fosse, les bras ballants; de près, on voit qu’ils sont noircis, brûlés,
les yeux rouges, et balafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence à
chercher.

On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes découpées cherchent,
s’inclinent, s’avancent, cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas,
à notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.

J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.

Dans un endroit où le talus de la tranchée, écrasé par le bombardement, forme
une pente douce, quelqu’un est assis. Un vague éclairement règne encore. La
calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui et pense, me semble
sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me penchant. C’est le caporal
Bertrand.

Il tourne la figure vers moi et je sens qu’il me sourit dans l’ombre avec son
sourire réfléchi.

-J’allais te chercher, me dit-il. On organise la garde de la tranchée, en
attendant qu’on ait des nouvelles de ce qu’ont fait les autres et de ce qui se
passe en avant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis, dans un
trou d’écoute que les sapeurs viennent de creuser.

Nous contemplons les ombres des passants et des immobiles, qui se profilent en
taches d’encre, courbés, pliés dans diverses poses, sur la grisaille du ciel,
tout le long du parapet en ruines. Ils font un étrange remuement ténébreux,
rapetissés comme des insectes et des vers, parmi ces campagnes cachées d’ombre,
pacifiées par la mort, où les batailles font, depuis deux ans, errer et stagner
des villes de soldats sur des nécropoles démesurées et profondes.

Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, à quelques pas de nous; ils
s’entretiennent à demi-voix.

-Tu parles, mon vieux, qu’au lieu de l’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans
l’ventre, que j’pouvais plus la déclouer.

-Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond du trou. J’les ai appelés pour les faire
sortir: à mesure qu’un sortait, j’y ai crevé la peau. J’avais du rouge qui me
descendait jusqu’au coude. J’en ai les manches collées.

-Ah! reprit le premier, quand on racont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux
autres chez nous, près du fourneau et de la chandelle, qui voudra y croire?
C’est-i’ pas malheureux, s’pas?

-J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fit l’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.

Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et ne parlait jamais de lui-même. Il dit
pourtant:

-J’en ai eu trois sur le bras. J’ai frappé comme un fou. Ah! nous étions tous
comme des bêtes quand nous sommes arrivés ici!

Sa voix s’élevait avec un tremblement contenu.

-Il le fallait, dit-il. Il le fallait -pour l’avenir.

Il croisa les bras, hocha la tête.

-L’avenir! s’écria-t-il tout d’un coup comme un prophète. De quels yeux ceux qui
vivront après nous et dont le progrès -qui vient comme la fatalité -aura enfin é
quilibré les consciences, regarderont-ils ces tueries et ces exploits dont nous
ne savons pas même, nous qui les commettons, s’il faut les comparer à ceux des
héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d’apaches!

« Et pourtant, continua Bertrand, regarde! Il y a une figure qui s’est élevée
au-dessus de la guerre et qui brillera pour la beauté et l’importance de son
courage. . . »

J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché sur lui, recueillant cette voix qui
sortait, dans le silence du crépuscule, d’une bouche presque toujours
silencieuse. Il cria d’une voix claire:

-Liebknecht!

Il se leva, les bras toujours croisés. Sa belle face, aussi profondément grave
qu’une face de statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit encore une fois
de son mutisme marmoréen pour répéter:

-L’avenir! L’avenir! L’oeuvre de l’avenir sera d’effacer ce présent-ci, et de
l’effacer plus encore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chose
d’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait, il le
fallait! Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de
soldat, qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles
bourreaux. Oui, honte: c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans
l’éternité, pas encore pour nous. Attention à ce que nous pensons maintenant! Ce
sera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce sera vrai lorsque ce sera
écrit parmi d’autres vérités que l’épuration de l’esprit permettra de comprendre
en même temps. Nous sommes encore perdus et exilés loin de ces époques-là.
Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci, cette vérité n’est presque qu’une
erreur, cette parole sainte n’est qu’un blasphème!
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Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Empty
MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:01

Il eut une sorte de rire plein de résonances et de rêves.

-Une fois, je leur ai dit que je croyais aux prophéties -pour les faire marcher.

Je m’assis à côté de Bertrand. Ce soldat qui avait toujours fait plus que son
devoir et pourtant survivait encore -revêtait en ce moment à mes yeux l’attitude
de ceux qui incarnent une haute idée morale, et ont la force de se dégager de la
bousculade des contingences, et qui sont destinés, pour peu qu’ils passent dans
un éclat d’événement, à dominer leur époque.

-J’ai toujours pensé toutes ces choses, murmurai-je.

-Ah! fit Bertrand.

Nous nous regardâmes sans un mot, avec un peu de surprise et de recueillement.
Après ce grand silence, il reprit:

-Il est temps de commencer le service. Prends ton fusil et viens.

. . . De notre trou d’écoute, nous voyons vers l’est une lueur d’incendie se
propager, plus bleue, plus triste qu’un incendie. Elle raye le ciel au-dessous
d’un long nuage noir qui s’étend, suspendu, comme la fumée d’un grand feu
éteint, comme une tache immense sur le monde. C’est le matin qui revient.

Il fait un froid tel qu’on ne peut rester immobile malgré l’enchaînement de la
fatigue. On tremble, on frissonne, on claque des dents, on larmoie. Peu à peu,
avec une lenteur désespérante, le jour s’échappe du ciel dans la maigre
charpente des nuages noirs. Tout est glacé, incolore et vide; un silence de mort
règne partout. Du givre, de la neige, sous un fardeau de brume. Tout est blanc.
Paradis remue, c’est un épais fantôme blafard. Nous sommes tout blancs aussi,
nous. J’avais placé ma musette sur le revers du parapet de l’écoute, et on la
dirait enveloppée dans du papier. Au fond du trou, un peu de neige surnage,
rongée, teinte en gris, sur le bain de pieds noir. Hors du trou, sur les
entassements, dans les excavations, par-dessus la cohue des morts, une
mousseline de neige est posée.

Deux masses baissées s’estompent, mamelonnées, au travers du brouillard: elles
se foncent et arrivent à nous, nous hèlent. Ces hommes viennent nous relever.
Ils ont la face brun-rouge et humide de froid, les pommettes comme des tuiles
émaillées, mais leurs capotes ne sont pas poudrées: ils ont dormi sous la terre.

Paradis se hisse dehors. Je suis dans la plaine son dos de bonhomme Hiver, et la
marche de canard de ses souliers qui ramassent de blancs paquets de semelles
feutrées. Nous regagnons, pliés en deux, la tranchée: les pas de ceux qui nous
ont remplacés sont marqués en noir sur la mince blancheur qui recouvre le sol.

Dans la tranchée au-dessus de laquelle, par endroits, des bâches brochées de
velours blanc ou moirées de givre, sont tendues à l’aide de piquets, en vastes
tentes irrégulières, s’érigent, çà et là, des veilleurs. Entre eux, des formes
accroupies, qui geignent, essayent de se débattre contre le froid, d’en défendre
le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sont glacées. Un mort est affalé,
debout, à peine de travers, les pieds dans la tranchée, la poitrine et les deux
bras couchés sur le talus. Il brassait la terre quand il s’est éteint. Sa face,
dirigée vers le ciel, est recouverte d’une lèpre de verglas, la paupière blanche
comme l’oeil, la moustache enduite d’une bave dure.

D’autres corps dorment, moins blanchis que les autres: la couche de neige n’est
intacte que sur les choses: objets et morts.

-Faut dormir.

Paradis et moi, nous cherchons un gîte, un trou où l’on puisse se cacher et
fermer les yeux.

-Tant pis s’il y a des macchabées dans une guitoune, marmotte Paradis. Par ce
froid-là, i’ s’retiendront, i’s s’ront pas méchants.

Nous nous avançons, si las que nos regards traînent à terre.

Je suis seul. Où est Paradis? Il a dû se coucher dans quelque fond. Peut-être
m’a-t-il appelé sans je l’aie entendu.

Je rencontre Marthereau.

-J’cherche où dormir; j’étais d’garde, me dit-il.

-Moi aussi. Cherchons.

-Qu’est-ce que c’est de c’bruit et de c’shproum? dit Marthereau.

Un murmure de piétinements et de voix, tassés, déborde du boyau qui débouche là.

-Les boyaux sont pleins d’bonhommes et d’types. . . Qui c’est qu’vous êtes?

Un de ceux auxquels on se trouve tout d’un coup mêlé, répond:

-On est le 5e Bâton.

Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlé s’assoit,
pour souffler, sur les rotondités d’un sac de terre qui dépasse l’alignement, et
pose ses grenades à ses pieds. Il s’essuie le nez du revers de sa manche.

-Quoi qu’vous v’nez faire par ici? On vous l’a dit?

-Plutôt qu’on nous l’a dit: nous v’nons pour attaquer. On va là-bas, jusqu’au
bout.

De la tête, il indique le nord.

La curiosité qui les contemple s’accroche à un détail:

-Vous avez emporté tout vot’ bordel?

-Nous avons mieu’ aimé l’garder, et voilà.

-En avant! leur commande-t-on.

Ils se lèvent et s’avancent, mal réveillés, les yeux bouffis, les rides
soulignées. Il y a des jeunes au cou mince et aux yeux vides, et des vieux, et,
au milieu, des hommes ordinaires. Ils marchent d’un pas ordinaire et pacifique.
Ce qu’ils vont faire nous semble, à nous qui l’avons fait la veille, au-dessus
des forces humaines. Et pourtant ils s’en vont vers le nord.

-Le réveil des condamnés, dit Marthereau.

On s’écarte devant eux, avec une espèce d’admiration et une espèce de terreur.

Quand ils sont passés, Marthereau hoche la tête et murmure:

-De l’aut’ côté, y en a qui s’apprêtent aussi, avec leur uniforme gris. Tu crois
qu’i’s s’en ressentent pour l’assaut, ceux-là? T’es pas fou? Alors, pourquoi
qu’i’ sont venus? C’est pas eux, j’sais bien, mais c’est euss tout de même
pisqu’ils sont ici. . . J’sais bien, j’sais bien, mais tout ça, c’est bizarre.

La vue d’un passant change le cours de ses idées:

-Tiens, v’la Truc, Machin, l’grand, tu sais? C’qu’il est immense, c’qu’il est
pointu, c’t’être-là! Tant qu’à moi, j’sais bien que j’suis pas grand tout à fait
assez, mais lui, i’ va trop haut. Il est toujours au courant de tout, c’double-
mètre! Comme savement de tout, y en a pas un qui fasse la grille. On va y
demander pour une cagna.

-S’il y a des gourbis? répond le passant surélevé en se penchant sur Marthereau
comme un peuplier. Pour sûr, mon vieux Caparthe. Y a qu’ça. Tiens, là -et
déployant son coude, il fait un geste indicateur de télégraphe à signaux -Villa
von Hindenburg, et ici, là: Villa Glücks auf. Si vous n’êtes pas contents, c’est
qu’ces messieurs sont difficiles. Y a p’t’êtr’ quéqu’ locataires dans l’fond,
mais de locataires pas remuants, et tu peux parler tout haut d’vant eux, tu
sais!

-Ah! nom de Dieu!. . . s’écria Marthereau un quart d’heure après que nous fûmes
installés dans un de ces fosses équarries, y a des locataires qu’i’ nous disait
pas, c’t’affreux grand paratonnerre, c’t’infini!

Ses paupières se fermaient, mais se rouvraient, et il se grattait les bras et
les flancs.

-J’ai la lourde! Pourtant, pour ronfler, c’est pas vrai. C’est pas résistable.

Nous nous mîmes à bâiller, à soupirer, et finalement nous allumâmes un petit
bout de bougie qui résistait, mouillé, bien qu’on le couvât des mains. Et nous
nous regardâmes bâiller.

L’abri allemand comprenait plusieurs compartiments. Nous étions contre une
cloison de planches mal ajustées et, de l’autre côté, dans la cave n°2, des
hommes veillaient aussi: on voyait de la lumière filtrer dans les interstices
des planches, et on entendait des voix bruisser.

-C’est de l’autre section, dit Marthereau.

Puis on écouta, machinalement.
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:01


-Quand j’suis t’été en permission, bourdonnait un invisible parleur, on a été
triste d’abord, parce qu’on pensait à mon pauv’ frère qu’a disparu en mars, mort
sans doute, et à mon pauv’ petit Julien, de la classe 15, qu’a été tué aux
attaques d’octobre. Et puis, peu à peu, elle et moi, on s’est remis à être
heureux d’être ensemble, que veux-tu? Not’ petit loupiot, le dernier, qui a cinq
ans, nous a bien distraits. I’ voulait jouer au soldat avec moi. J’y ai fabriqué
un petit flingot. J’y ai expliqué les tranchées, et lui, tout freluquant de joie
comme un z’oiseau, i’m’tirait d’ssus en gueulant. Ah! le sacré p’tit mec, il en
mettait! ça fera un fameux poilu plus tard. Mon vieux, il a tout à fait l’esprit
militaire!

Silence. Ensuite vague brouhaha de conversation au milieu desquelles on entend
le mot de: « Napoléon », puis une autre voix -ou la même -qui dit:

-Guillaume, c’est une bête puante d’avoir voulu c’te guerre. Mais Napoléon, ça,
c’est un grand homme!

Marthereau est à genoux devant moi dans le chétif et étroit rayonnement de notre
chandelle, au fond de ce trou obscur et mal bouché où passent par moment des
frissonnements de froid, où grouille la vermine et où l’entassement des pauvres
vivants entretient un vague relent de sarcophage. . . Marthereau me regarde; il
entend encore, comme moi, l’anonyme soldat qui a dit: « Guillaume est une bête
puante, mais Napoléon est un grand homme », et qui célébrait l’ardeur guerrière
du petit qui restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tête lassée -et
la lumière légère jette sur la cloison l’ombre de ce double geste, en fait une
brusque caricature.

-Ah! dit mon humble compagnon, nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi,
des malheureux et des pauv’ diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes
trop bêtes!

Il tourne à nouveau son regard sur moi. Dans sa face toute plantée de poils,
dans sa face de barbet, on voit luire deux beaux yeux de chien qui s’étonne,
songe, très confusément encore, à des choses, et qui, dans la pureté de son
obscurité, se met à comprendre.

On sort de l’abri inhabitable. Le temps s’est un peu adouci: la neige a fondu et
tout s’est resali.

-L’vent a léché l’sucre, dit Marthereau.

Je suis désigné pour accompagner Joseph Mesnil au Poste de Secours des Pylônes.
Le sergent Henriot me donne livraison du blessé et me remet le billet
d’évacuation.

-Si vous rencontrez Bertrand en route, nous dit Henriot, faudrait voir d’avoir à
y dire de s’grouiller, hé? Bertrand est parti en liaison cette nuit et on
l’attend depuis une heure -même que l’vieux s’impatiente et parle de s’foutre en
colère d’un moment à l’autre.

Je m’achemine avec Joseph qui, un peu plus pâle que de coutume et toujours
taciturne, marche tout doucement. De temps en temps, on le voit s’arrêter, la
figure crispée. Nous suivons les boyaux.

Un bonhomme paraît tout d’un coup. C’est Volpatte, qui dit:

-J’vais aller avec vous jusqu’au bas de la côte.

Désoeuvré, il manie une magnifique canne torse et secoue dans sa main comme des
castagnettes la précieuse paire de ciseaux qui ne lui quitte jamais.

Nous sortons tous trois du boyau quand la pente du terrain permet de le faire
sans danger de balles -puisque le canon ne donne pas. Aussitôt dehors, nous
heurtons un rassemblement. Il pleut. À travers les jambes lourdes plantées comme
des arbres tristes, dans la brume, sur la plaine bise, on aperçoit un mort.

Volpatte se faufile jusqu’à la forme horizontale autour de laquelle attendent
ces formes verticales. Alors, il se retourne violemment et nous crie:

-C’est Pépin!

-Ah! dit Joseph qui est déjà presque défaillant.

Il s’appuie sur moi. Nous nous approchons. Pépin, allongé, a les pieds et les
mains tendus, crispés, et sa figure sur qui coule la pluie est tuméfiée, talée
et affreusement grise.

Un homme qui tient une pioche et dont la face en sueur est pleine de petites
tranchées noirâtres, nous raconte la mort de Pépin:

-L’était entré dans une calebasse où des Boches s’étaient planqués. Et v’là
qu’on ne l’savait pas et qu’on a enfumé la niche pour nettoyer, et l’pauv’ petit
frère, on l’a r’trouvé après l’opération, crampsé, et tout étiré comme un boyau
d’chat, au milieu de la viande des Boches qu’il avait saignés avant -et bien
proprement saignés, j’peux l’dire, moi que j’suis établi boucher dans la
banlieue parisienne.

-Un de moins à l’escouade! dit Volpatte, tandis que nous nous en allons.

Nous nous trouvons maintenant en haut du ravin, à l’endroit où commence le
plateau que notre charge a parcouru éperdument, hier au soir, et qu’on ne
reconnaît pas.

Cette plaine, qui m’avait alors donné l’impression d’être toute de niveau et
qui, en réalité, se penche, est un extraordinaire charnier. Les cadavres y
foisonnent. C’est comme un cimetière dont on aurait enlevé le dessus.

Des bandes le parcourent, identifiant les morts de la veille et de la nuit,
retournant les restes, les reconnaissant à quelque détail, malgré leurs figures.
Un de ces chercheurs, agenouillé, retire de la main d’un mort une photographie
déchiquetée, effacée, un portrait tué.

Des fumées noires d’obus montent en volutes, puis détonent sur les horizons, au
loin; des armées de corbeaux balayent le ciel de leur vaste geste pointillé.

En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et
leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque
de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à
cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables
de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en
courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde
d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à
droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a
crevé les yeux et dévoré les joues -mais même dans leurs restes disséminés,
dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les
ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les
reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de
momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des
blancheurs de dents pointent dans des creux; à côté de pauvres moignons
assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des
crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise
s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par
de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une
sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment
le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs
mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac
haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et
d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés: en se baissant, on
voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre.

Parfois, des renflements allongés -car tous ces morts sans sépulture finissent
tout de même par entrer dans le sol -un bout d’étoffe seulement sort -indiquent
qu’un être humain s’est anéanti en ce point du monde.
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:01

Les Allemands qui, hier, étaient ici, ont abandonné sans les ensevelir leurs
soldats à côté des nôtres -ainsi qu’en témoignent ces trois cadavres putréfiés
l’un sur l’autre, l’un dans l’autre -avec leurs calottes grises dont le bord
rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leurs figures
vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux: depuis les profondeurs de son cou
jusqu’aux touffes de cheveux collés au bord de son calot, il présente une masse
terreuse, la figure changée en fourmilière -et deux fruits pourris à la place
des yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos en loques quasi
flottant, les mains, les pieds et la face enracinés dans le sol.

-Regardez! Il est récent, celui-ci. . .

Au milieu de la plaine, au fond de l’air pluvieux et glacé, au milieu de ce
lendemain blême d’une orgie de massacre, c’est une tête plantée par terre, une
tête exsangue et humide, avec une lourde barbe.

Un des nôtres: le casque est à côté. Les paupières enflées laissent voir un peu
de la morne faïence de ses yeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe
obscure. Sans doute, il est tombé dans un trou d’obus qu’un autre obus a comblé,
l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand à tête de chat du Cabaret Rouge.

-Je ne le reconnais pas, dit Joseph qui s’avance très lentement et s’exprime
avec peine.

-Moi, je le reconnais, répond Volpatte.

-C’barbu-là? fait la voix blanche de Joseph.

-I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.

Accroupi, Volpatte passe l’extrémité de sa canne sous le menton du cadavre et
détache une sorte de pavé de boue où la tête s’enchâssait et qui semblait une
barbe. Puis il ramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il lui tient un
instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manière à
imiter des lunettes.

-Ah! nous écrions-nous alors, c’est Cocon!

-Ah!

Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un de ceux qui faisaient la guerre à
côté de vous et qui vivaient exactement de la même vie, on reçoit un choc direct
dans la chair avant même de comprendre. C’est vraiment presque un peu son propre
anéantissement qu’on apprend tout d’un coup. Ce n’est qu’après qu’on se met à
regretter.

Nous regardons cette tête hideuse de jeu de massacre, cette tête massacrée qui
déjà efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon de moins. . . On reste
là autour de lui, intimidés.

-C’était. . .

On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez grave, assez
important, assez vrai.

-Venez, articule avec effort Joseph, accaparé tout entier par sa brutale
souffrance physique. J’ai pas assez de force pour m’arrêter tout le temps.

Nous quittons le pauvre Cocon, l’ex-homme-chiffre, avec un dernier regard
écourté, presque distrait.

-On peut pas s’figurer. . . dit Volpatte.

. . . Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois excèdent
l’esprit. Il n’y a plus assez de survivants. Mais on a une vague notion de la
grandeur de ces morts. Ils ont tout donné; ils ont donné, petit à petit, toute
leur force, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ont dépassé la
vie; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.

-Tiens, il vient d’être attigé, celui-là, et pourtant. . .

Une blessure fraîche mouille le cou d’un corps presque squelettique.

-C’est un rat, dit Volpatte. Les macchabées sont anciens, mais les rats les
entretiennent. . . Tu vois des rats crevés -empoisonnés p’t’êt’ bien -près ou
d’ssous chaque corps. Tiens, c’pauv’ vieux va nous montrer les siens.

Il soulève du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux rats morts
enfoncés là.

-J’voudrais r’trouver Farfadet, dit Volpatte. J’y ai dit d’attendre au moment où
on courait et qu’i’ m’a agrafé. L’pauv’ gars, pourvu qu’il ait attendu!

Alors il va et vient, poussé vers les morts par une étrange curiosité.
Indifférents, ils se le renvoient l’un à l’autre, et à chaque pas il regarde par
terre. Tout à coup il pousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main et
s’agenouille devant un mort.

-Bertrand!

Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne. Ah! il a été tué, lui aussi, comme les
autres, celui qui nous dominait le plus par son énergie et sa lucidité! Il s’est
fait tuer, il s’est fait enfin tuer, à force de faire toujours son devoir. Il a
enfin trouvé la mort là où elle était!

Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nous nous
considérons entre nous.

-Ah!. . .

C’est que le choc de sa disparition s’aggrave du spectacle qu’offre sa
dépouille. Il est abominable à voir. La mort a donné l’air et le geste d’un
grotesque à cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur
les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a un
oeil grand ouvert, l’autre fermé, et tire la langue. Les bras sont étendus en
croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambe droite se tend d’un
côté; la gauche, qui est cassée par un éclat et d’où est sortie l’hémorragie qui
l’a fait mourir, est tournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente.
Une lugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agonie l’allure d’une
gesticulation de paillasse.

On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Volpatte a
retiré un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porter jusqu’au
bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait
de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête:

-Celui-là, c’était vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand i’ disait quéqu’
chose, ç’ui-là, c’était la preuve que c’était vrai. Ah! on avait pourtant bien
besoin d’lui!

-Oui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.

-Ah! là là!. . . murmure Volpatte, et il tremble.

Joseph répète tout bas:

-Ah! nom de Dieu! Ah! nom de Dieu!

La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des corvées en
détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiemment et petitement,
ici, là, leur immense besogne démesurée.

Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nouveaux deuils
et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph:

-On s’perdra pas d’vue, pas? Écris de temps en temps un simple mot: « Tout va
bien, signé: Camembert », pas?

Il disparaît parmi tous ces gens qui se croisent dans l’étendue dont une morne
pluie infinie s’est entièrement emparée.

Joseph s’appuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.
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MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:02

Le talus par lequel nous descendons s’appelle les Alvéoles des Zouaves. . . Les
zouaves de l’attaque de mai avaient commencé à s’y creuser des abris individuels
autour desquels ils ont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d’un
trou ébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mains décharnées ou la
regardent avec leurs orbites profondes où se racornissent des entrailles d’yeux.
La terre est tellement pleine de morts que les éboulements découvrent des
hérissements de pieds, de squelettes à demi vêtus et des ossuaires de crânes
placés côte à côte sur la paroi abrupte, comme des bocaux de porcelaine.

Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches de morts, et en beaucoup d’endroits
l’affouillement des obus a sorti les plus anciennes et les a disposées et
étalées par-dessus les nouvelles. Le fond du ravin est complètement tapissé de
débris d’armes, de linge, d’ustensiles. On foule des éclats d’obus, des
ferrailles, des pains et même des biscuits échappés des sacs et pas encore
dissous par la pluie. Les gamelles, les boîtes de conserves, les casques sont
criblés et troués par les balles, on dirait des écumoires de toutes les espèces
de formes; et les piquets disloqués qui subsistent sont pointillés de trous.

Les tranchées qui courent dans ce vallon ont l’air de crevasses sismiques, et il
semble que sur les ruines d’un tremblement de terre on ait déversé des
tombereaux d’objets hétéroclites. Et là où il n’y a pas de morts, la terre elle-
même est cadavéreuse.

Nous traversons le Boyau International, toujours frissonnant de hardes
omnicolores -cette tranchée informe à laquelle le désordre d’étoffes arrachées
donne l’air d’avoir été assassinée -à un endroit où l’inégal fossé tortueux est
en coude. Tout au long, jusqu’à une barricade terreuse formant barrage, des
cadavres allemands y sont enchevêtrés et noués comme des torrents de damnés,
quelques-uns émergeant de grottes boueuses au milieu d’une incompréhensible
agglomération de poutres, de cordages, de lianes de fer, de gabions, de claies
et de boucliers; au barrage, on voit un cadavre debout planté dans les autres;
planté à la même place, un autre est oblique dans l’espace lugubre: cet ensemble
paraît un grand morceau de roue envasé, une aile démantelée de moulin à vent; et
sur tout cela, sur cette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des
profusions d’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de
feuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sont répandus à
flots hors des vêtements éventrés. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs
mille blancheurs de mensonge et de stérilité ces rives pestiférées, cette vallée
d’anéantissement.

Je cherche un passage solide pour y guider Joseph que sa blessure paralyse
graduellement: il la sent s’étendre dans tout son corps. Tandis que je le
soutiens et qu’il ne regarde rien, je regarde le bouleversement macabre par-
dessus lequel nous fuyons.

Un feldwebel est assis, appuyé aux planches déchirées qui formaient, là où nous
mettons le pied, une guérite de guetteur. Un petit trou sous l’oeil: un coup de
baïonnette l’a cloué aux planches par la figure. Devant lui, assis aussi, les
coudes sur les genoux, les poings au cou, un homme a tout le dessus du crâne
enlevé comme un oeuf à la coque. . . À côté d’eux, veilleur épouvantable, la
moitié d’un homme est debout; un homme coupé, tranché en deux depuis le crâne
jusqu’au bassin, est appuyé, droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas où est
l’autre moitié de cette sorte de piquet humain dont l’oeil pend en haut, dont
les entrailles bleuâtres tournent en spirale autour de la jambe.

Par terre, le pied décolle d’une gangue de sang durci des baïonnettes françaises
faussées, pliées, tordues par la puissance du choc.

Par une brèche du talus tailladé, on découvre un fond où se trouvent des corps
de soldats de la garde prussienne agenouillés, semble-t-il, dans des poses de
suppliants, et qui sont troués par-derrière, de trous sanglants, empalés. On a
tiré hors du groupe de ceux-là, sur le bord, un tirailleur sénégalais énorme,
qui, pétrifié dans la position où il est mort, tordu, s’appuie sur le vide, y
cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignets coupés, sans doute, par
l’explosion d’une grenade qu’il tenait: toute la face remuante, il semble mâcher
des vers.

-Ici, nous dit un alpin qui passe, ils ont fait le coup du drapeau blanc -et
comme i’s avaient affaire à des Bicots, tu parles si on les a ratés!. . . Tiens,
v’là l’drapeau blanc, justement, qu’ces fumiers se sont servis.

Il empoigne et secoue une longue hampe qui gît là, et sur laquelle est cloué un
carré d’étoffe blanche -qui se déploie innocemment.

. . . Une théorie de porteurs de pelles s’avance le long du boyau démantelé. Ils
ont l’ordre de faire tomber la terre dans les restes des tranchées, de boucher
tout, pour enterrer les corps sur place. Ainsi, ces travailleurs casqués vont
accomplir, en cet endroit, oeuvre de justiciers, en restituant leurs pleines
formes à ces campagnes, en nivelant ces trous déjà à demi comblés par des
chargements d’envahisseurs.

De l’autre côté du boyau, on m’appelle: un homme assis par terre, appuyé à un
piquet. C’est le père Ramure. Par sa capote et sa veste déboutonnées, on voit
des bandages qui lui entourent la poitrine.

-Les infirmiers sont venus me panser, me dit-il d’une voix creuse et légère,
pleine de souffles, mais on ne pourra pas m’emporter d’ici avant ce soir. Mais,
j’l’sais bien, j’vas passer d’un moment à l’autre.

Il hoche la tête:

-Reste un peu, me demande-t-il.

Il s’attendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et retient la
mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confesser:

-J’ai été honnête homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant ses larmes.
J’travaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, j’suis v’nu par
ici pour tuer des Boches. Et maintenant, j’ai été tué. . . Écoute, écoute,
écoute, ne t’en va pas, écoute-moi. . .

-Il faut que j’emmène Joseph qui n’en peut plus. Après, je reviendrai.

Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessé.

-Non seulement vivant, mais blessé! Débarrassé de la mort! Ah! il y a des femmes
et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, et reviens. . .
j’espère que je t’attendrai. . .

Maintenant, il faut gravir l’autre versant du ravin. Nous nous engageons dans la
dépression difforme et malmenée du vieux boyau 97.

Tout à coup des sifflements forcenés déchirent l’atmosphère. Une rafale de
shrapnells, là-haut, sur nous. . . Au sein de nuages d’ocre des aérolithes
fulgurent et se dispersent en nuées épouvantables. Des charges roulantes se
ruent dans le ciel, pour aller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la
colline et y déterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiements
tonitruants se multiplient sur une ligne régulière.

C’est un tir de barrage qui recommence.

On crie comme des enfants:

-Assez! assez!

Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mécanique qui nous
poursuit à travers l’espace, il y a quelque chose qui excède les forces et la
volonté, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout,
regarde, par-dessus son épaule, l’averse d’éclatements qui crève. Il plie le
cou, comme une bête traquée, affolée.
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Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Empty
MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*   Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan - 21:02

-Eh quoi, encore! Toujours, alors! gronde-t-il. Tout ce qu’on a fait, tout ce
qu’on a vu. . . Et voilà que ça recommence! Ah! non, non!

Il tombe sur les genoux, halète, jette un vain regard chargé de haine devant lui
et derrière lui. Il répète:

-Ça n’est donc jamais fini, jamais!

Je le prends par le bras, je le relève.

-Viens, ça va être fini pour toi.

Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure
agonisant qui m’attend. Mais Joseph se cramponne à moi, et puis je vois une
agitation d’hommes autour de l’endroit où j’ai laissé le mourant. Je crois
deviner: ce n’est plus la peine d’y aller.

La terre du ravin où nous sommes tous les deux groupés étroitement à nous tenir,
sous la tempête, frémit, et on sent, à chaque coup, le sourd simoun des obus.
Mais, dans le creux où nous sommes, nous n’avons guère de risque d’être
atteints. Dès la première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, se
détachent et se mettent à monter: des brancardiers qui multiplient des efforts
inouïs pour grimper en portant un corps et font penser à des fourmis obstinées
repoussées par des successions de grains de sable; et d’autres, accouplés et
isolés: des blessés ou des hommes de liaison.

-Allons-y, dit Joseph, les épaules fléchissantes, en mesurant de l’oeil la côte,
la dernière étape de son calvaire.

Des arbres sont là: une file de troncs de saules écorchés, quelques-uns larges
comme des faces, d’autres creusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le
décor au milieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avec des
collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme si tous les nuages de
la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessus cette nature suppliciée et noire,
la débandade des troncs se profile sur un ciel brun, strié, laiteux par places
et obscurément scintillant -un ciel d’onyx.

À l’entrée du boyau 97, en travers, un chêne terrassé tord son grand corps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête et les jambes enfouies. L’eau vaseuse
qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d’un glacis sablonneux. On voit
se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d’une
chemise.

On enjambe cette dépouille glacée, visqueuse et claire comme le ventre d’un
vague saurien échoué -et cela est ardu à cause du terrain mou et glissant. On
est obligé de s’enfoncer les mains jusqu’aux poignets dans la boue du talus.

À ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On plie comme des
roseaux. Le shrapnell éclate, assourdissant et aveuglant, dans l’air, en avant
de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement
sifflante. Un soldat qui montait a battu l’espace de ses bras et a disparu,
lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sont retombées
comme des débris. Tandis qu’on voit, à travers le grand voile noir que le vent
arrache du sol et renvoie dans le ciel, les brancardiers déposer le brancard,
courir vers le point de l’explosion et soulever quelque chose d’inerte -j’évoque
l’inoubliable image de la nuit où mon frère d’armes Poterloo, qui avait le coeur
plein d’espoir, s’est comme envolé, les deux bras étendus, dans la flamme d’un
obus.

Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal, un blessé
effarant: il est là, debout dans le vent; secoué mais debout, enraciné là; dans
son capuchon tout relevé qui bat en l’air, on voit sa figure convulsée et
hurlante, et on passe devant cette espèce d’arbre qui crie.

Nous sommes arrivés à notre ancienne première ligne, celle d’où nous sommes
partis pour l’attaque. Nous nous asseyons sur une banquette de tir, adossés aux
degrés que les sapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres.
Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous dit bonjour. Une
fois passé, il revient sur ses pas et tire du parement de sa manche une
enveloppe dont le bord dépassant lui faisait un galon blanc.

-C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet qui est
décédé?

-Oui.

-Voilà un retour. L’adresse a fichu l’camp.

L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus d’un paquet, s’est
lavée, et sur le papier séché et effrité on ne peut plus lire l’adresse parmi
les moirures d’eau violacée. Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse
de l’expéditeur. . . J’en tire doucement la lettre: « Ma chère maman ». . .

-Ah! je me rappelle!. . .

Biquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée même où nous faisons en ce
moment la pause, a écrit cette lettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de
Gauchin-l’Abbé, par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une
lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l’avaient fait rire. . .

« Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au
contraire. C’est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire
qu’à se balader au soleil. J’ai ri de ta lettre. . . »

Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragile cette lettre qui, si le hasard
n’avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été lue par la
vieille paysanne au moment où le corps de son fils n’est plus, dans le froid et
la tempête, qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source
sombre sur le talus de la tranchée.

Joseph a posé sa tête en arrière. À un moment ses yeux se ferment, sa bouche
s’entrouvre et laisse passer un souffle saccadé.

-Courage! lui dis-je.

Il rouvre les yeux.

-Ah! me répondit-il, ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Regardez ceux-là,
ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour
vous autres. Ah! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer!


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Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.*
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