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 Nicolas Boileau-Despreaux (1636-1711) Satire XII

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MessageSujet: Nicolas Boileau-Despreaux (1636-1711) Satire XII   Nicolas Boileau-Despreaux (1636-1711) Satire XII Icon_minitimeMer 29 Fév - 23:31

Satire XII
Sur l'équivoque


Discours de l'auteur pour servir d'apologie à la satire sur l'équivoque.

Quelque heureux succès qu'aient eu mes ouvrages, j'avais résolu depuis leur
dernière édition de ne plus rien donner au public; et quoiqu'à mes heures
perdues, il y a environ cinq ans, j'eusse encore fait contre l'Equivoque une
satire que tous ceux à qui je l'ai communiquée ne jugeaient pas inférieure à mes
autres écrits, bien loin de la publier, je la tenais soigneusement cachée, et je
ne croyais pas que, moi vivant, elle dût jamais voir le jour. Ainsi donc, aussi
soigneux, désormais de me faire oublier, que j'avais été autrefois curieux de
faire parler de moi, je jouissais, à mes infirmités près, d'une assez grande
tranquillité, lorsque tout d'un coup j'ai appris qu'on débitait dans le monde,
sous mon nom, quantité de méchants écrits, et entre autres une pièce en vers
contre les jésuites, également odieuse et insipide, et où l'on me faisait en mon
propre nom, dire à toute leur société les injures les plus atroces et les plus
grossières. J'avoue que cela m'a donné un très grand chagrin: car, bien que tous
les gens sensés aient connu sans peine que la pièce n'était point de moi, et
qu'il n'y ait eu que de très petits esprits qui aient présumé que j'en pouvais
être l'auteur, la vérité est pourtant que je n'ai pas regardé comme un médiocre
affront de me voir soupçonné, même par des ridicules, d'avoir fait un ouvrage si
ridicule.

J'ai donc cherché les moyens les plus propres pour me laver de cette infamie;
et, tout bien considéré, je n'ai point trouvé de meilleur expédient que de faire
imprimer ma satire contre l'EQUIVOQUE parce qu'en la lisant, les moins éclairés
mêmes de ces petits esprits ouvriraient peut-être les yeux, et verraient
manifestement le peu de rapport qu'il y a de mon style, même en l'âge où je
suis, au style bas et rampant de l'auteur de ce pitoyable écrit. Ajoutez à cela
que je pouvais mettre à la tête de ma satire, en la donnant au public, un
avertissement en manière de préface, où je me justifierais pleinement. et
tirerais tout le monde d'erreur. C'est ce que je fais aujourd'hui; et j'espère
que le peu que je viens de dire produira l'effet que je me suis proposé. Il ne
me reste donc plus maintenant qu'à parler de la satire pour laquelle est fait ce
discours.

Je l'ai composée par le caprice du monde le plus bizarre, et par une espèce de
dépit et de colère poétique, s'il faut ainsi dire, qui me saisit à l'occasion de
ce que je vais vous raconter. Je me promenais dans mon jardin à Auteuil, et
rêvais en marchant à un poème que je voulais faire contre les mauvais critiques
de notre siècle. J'en avais même déjà composé quelques vers dont j'étais assez
content. Mais voulant continuer. je m'aperçus qu'il y avait dans ces vers une
équivoque de langue; et m'étant sur-le-champ mis en devoir de la corriger, je
n'en pus jamais venir à bout. Cela m'irrita de telle manière, qu'au lieu de
m'appliquer davantage à réformer cette équivoque et de poursuivre mon poème
contre les faux critiques, la folle pensée me vint de faire contre l'équivoque
même une satire qui pût me venger de tous les chagrins qu'elle m'a causés depuis
que je me mêle d'écrire. Je vis bien que je ne rencontrerais pas de médiocres
difficultés à mettre en vers un sujet si sec: et même il s'en présenta d'abord
une qui m'arrêta tout court: ce fut de savoir duquel des deux genres, masculin
ou féminin, je ferais le mot d'équivoque, beaucoup d'habiles écrivains, ainsi
que le remarque Vaugelas, le faisant masculin. Je me déterminai pourtant assez
vite au féminin, comme au plus usité des deux, et bien loin que cela empêchât
l'exécution de mon projet, je crus que ce ne serait pas une méchante
plaisanterie de commencer ma satire par cette difficulté même.

C'est ainsi que je m'engageai dans la composition de cet ouvrage. Je croyais
d'abord faire tout au plus cinquante ou soixante vers, mais ensuite les pensées
me venant en foule, et les choses que j'avais à reprocher à l'équivoque se
multipliant à mes yeux, j'ai poussé ces vers jusqu'à près de trois cent
cinquante.

C'est au public maintenant à voir si j'ai bien ou mal réussi, et je n'emploierai
point ici, non plus que dans les préfaces de mes autres écrits, mon adresse et
ma rhétorique à le prévenir en ma faveur. Tout ce que je lui puis dire, c'est
que j'ai travaillé cette pièce avec le même soin que toutes mes autres poésies.
Une chose pourtant dont il est bon que les jésuites soient avertis, c'est qu'en
attaquant l'équivoque, je n'ai pas pris ce mot dans toute l'étroite rigueur de
sa signification grammaticale; le mot d'équivoque, en ce sens-là, ne voulant
dire qu'une ambiguïté de paroles; mais que je l'ai pas, comme le prend
ordinairement le commun des hommes, pour toutes sortes d'ambiguïtés de sens, de
pensées, d'expressions, et enfin pour tous ces abus et ces méprises de l'esprit
humain qui font qu'il prend souvent une chose pour une autre. Et c'est dans ce
sens que j'ai dit que l'idolâtrie avait pas naissance de l'équivoque; les
hommes, à mon avis, ne pouvant pas s'équivoquer plus lourdement que de prendre
des pierres, de l'or et du cuivre pour Dieu. J'ajouterai à cela que la
Providence divine, ainsi que je l'établis clairement dans ma satire, n'ayant
permis cet horrible aveuglement qu'en punition de ce que leur premier père avait
prêté l'oreille aux promesses du démon, j'ai pu conclure infailliblement que
l'idolâtrie est un fruit, ou, pour mieux dire, un véritable enfant de
l'équivoque. Je ne vois donc pas qu'on me puisse faire sur cela aucune bonne
critique; surtout ma satire étant un pur jeu d'esprit, où il serait ridicule
d'exiger une précision géométrique de pensées et de paroles.

Mais il y a une autre objection plus importante et plus considérable qu'on me
fera peut-être au sujet des propositions de morale relâchée que j'attaque dans
la dernière partie de mon ouvrage: car ces propositions ayant été, à ce qu'on
prétend, avancées par quantité de théologiens, même célèbres, la moquerie que
j'en fais peut, dira-t-on, diffamer en quelque sorte ces théologiens, et causer
ainsi une espèce de scandale dans l'Eglise. A cela je réponds premièrement qu'il
n'y a aucune des propositions que j'attaque qui n'ait été plus d'une fois
condamnée par toute l'Eglise, et tout récemment encore par deux des plus grands
papes qui aient depuis longtemps rempli le Saint-Siège. Je dis en second lieu
qu'à l'exemple de ces célèbres vicaires de Jésus-Christ, je n'ai point nommé les
auteurs de ces propositions, ni aucun de ces théologiens dont on dit que je puis
causer la diffamation, et contre lesquels même j'avoue que je ne puis rien
décider, puisque je n'ai point lu ni ne suis d'humeur à lire leurs écrits, ce
qui serait pourtant absolument nécessaire pour prononcer sur les accusations que
l'on forme contre eux: leurs accusateurs pouvant les avoir mal entendus et
s'être trompés dans l'intelligence des passages où ils prétendent que sont ces
erreurs dont ils les accusent. Je soutiens en troisième lieu qu'il est contre la
droite raison de penser que je puisse exciter quelque scandale dans l'Eglise, en
traitant de ridicules des propositions rejetées de toute l'Eglise, et plus
dignes encore, par leur absurdité, d'être sifflées de tous les fidèles que
réfutées sérieusement. C'est ce que je me crois obligé de dire pour me
justifier. Que si après cela il se trouve encore quelques théologiens qui se
figurent qu'en décriant ces propositions j'ai eu en vue de les décrier eux-
mêmes, je déclare que cette fausse idée qu'ils ont de moi ne saurait venir que
de mauvais artifices de l'équivoque, qui, pour se venger des injures que je lui
dis dans ma pièce, s'efforce d'intéresser dans sa cause ces théologiens, en me
faisant penser ce que je n'ai pas pensé, et dire ce que je n'ai point dit.

Voilà, ce me semble, bien des paroles, et peut-être trop de paroles employées
pour justifier un aussi peu considérable ouvrage qu'est la satire qu'on va voir.
Avant néanmoins que de finir, je ne crois pas me pouvoir dispenser d'apprendre
aux lecteurs qu'en attaquant, comme je fais dans ma satire, ces erreurs, je ne
me suis point fié à mes seules lumières; mais qu'ainsi que je l'ai pratiqué, il
y a environ dix ans, à l'égard de mon épître de l'Amour de Dieu, j'ai non
seulement consulté sur mon ouvrage tout ce que je connais de plus habiles
docteurs, mais que je l'ai donné à examiner au prélat de l'Eglise qui, par
l'étendue de ses connaissances et par l'éminence de sa dignité, est le plus
capable et le plus en droit de me prescrire ce que je dois penser sur ces
matières: je veux dire M. le cardinal de Noailles, mon archevêque. J'ajouterai
que ce pieux et savant cardinal a eu trois semaines ma satire entre les mains,
et qu'à mes instantes prières, et après l'avoir lue et relue plus d'une fois, il
me l'a enfin rendue en me comblant d'éloges, et m'a assuré qu'il n'y avait
trouvé à redire qu'un seul mot, que j'ai corrigé sur-le-champ, et sur lequel je
lui ai donné une entière satisfaction. Je me flatte donc qu'avec une approbation
si authentique, si sûre et si glorieuse, je puis marcher la tête levée, et dire
hardiment des critiques qu'on pourra faire désormais contre la doctrine de mon
ouvrage, que ce ne sauraient être que de vaines subtilités d'un tas de
misérables sophistes formés dans l'école du mensonge, et aussi affidés amis de
l'équivoque qu'opiniâtres ennemis de Dieu, du bon sens et de la vérité.





Du langage français bizarre hermaphrodite,
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d'ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocents les discours imposteurs;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs;
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
Laisse-moi; va charmer de tes vains agréments
Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière.
Tu sais bien que jamais chez toi, dans mes discours,
Je n'ai d'un faux brillant emprunté le secours:
Fuis donc. Mais non, demeure; un démon qui m'inspire
Veut qu'encore une utile et dernière satire,
De ce pas en mon livre exprimant tes noirceurs,
Se vienne, en nombre pair, joindre à ses onze soeurs;
Et je sens que ta vue échauffe mon audace.
Viens, approche: voyons, malgré l'âge et sa glace,
Si ma muse aujourd'hui sortant de sa langueur,
Pourra trouver encore un reste de vigueur.
Mais où tend, dira-t-on, ce projet fantastique?
Ne vaudrait-il pas mieux dans mes vers, moins caustique,
Répandre de tes jeux le sel réjouissant,
Que d'aller contre toi, sur ce ton menaçant,
Pousser jusqu'à l'excès ma critique boutade?
Je ferais mieux, j'entends, d'imiter Bensserade.
C'est par lui qu'autrefois, mise en ton plus beau jour,
Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
Mais ce n'est plus le temps: le public détrompé
D'un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd'hui chez nos plus froids badins,
Sont des collets montés et des vertugadins.
Le lecteur ne sait plus admirer dans Voiture
De ton froid jeu de mots l'insipide figure:
C'est à regret qu'on voit cet auteur si charmant,
Et pour mille beaux traits vanté si justement,
Chez toi toujours cherchant quelque finesse aiguë,
Présenter au lecteur sa pensée ambiguë,
Et souvent du faux sens d'un proverbe affecté
Faire de son discours la piquante beauté.
Mais laissons là le tort qu'à ces brillants ouvrages
Fit le plat agrément de tes vains badinages.
Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
Source de toute erreur, sema dans l'univers:
Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
D'un mot forma le ciel, l'air, la terre et les flots,
N'est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l'éclat trompeur d'une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu'il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal?
Il en fit sur-le-champ la folle expérience:
Mais tout ce qu'il acquit de nouvelle science
Fut que, triste et honteux de voir sa nudité,
Il sut qu'il n'était plus, grâce à sa vanité,
Qu'un chétif animal pétri d'un peu de terre,
A qui la faim, la soif partout faisaient la guerre,
Et qui, courant toujours de malheur en malheur,
A la mort arrivait enfin par la douleur.
Oui, de tes noirs complots et de ta triste rage,
Le genre humain perdu fut le premier ouvrage:
Et bien que l'homme alors parût si rabaissé,
Par toi contre le ciel un orgueil insensé
Armant de ses neveux la gigantesque engeance,
Dieu résolut enfin, terrible en sa vengeance,
D'abîmer sous les eaux tous ces audacieux.
Mais avant qu'il lâchât les écluses des cieux,
Par un fils de Noé fatalement sauvée,
Tu fus, comme serpent, dans l'arche conservée,
Et d'abord poursuivant tes projets suspendus,
Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
Qu'impiété sans borne en son extravagance,
Puis, de cent dogmes faux la superstition
Répandant l'idolâtre et folle illusion
Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
L'art se tailla des dieux d'or, d'argent et de cuivre,
Et l'artisan lui-même, humblement prosterné
Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
Lui demanda les biens, la santé, la sagesse.
Le monde fut rempli de dieux de toute espèce:
On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
Adorer les serpents, les poissons, les oiseaux;
Aux chiens, aux chats, aux boucs offrir des sacrifices;
Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses voeux propices;
Et croire follement maîtres de ses destins
Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
Bientôt te signalant par mille faux miracles,
Ce fut toi qui partout fis parler les oracles:
C'est par ton double sens dans leurs discours jeté
Qu'ils surent, en mentant, dire la vérité;
Et sans crainte, rendant leurs réponses normandes,
Des peuples et des rois engloutir les offrandes.
Ainsi, loin du vrai jour par toi toujours conduit,
L'homme ne sortit plus de son épaisse nuit.
Pour mieux tromper ses yeux, ton adroit artifice
Fit à chaque vertu prendre le nom d'un vice:
Et par toi, de splendeur faussement revêtu,
Chaque vice emprunta le nom d'une vertu.
Par toi l'humilité devint une bassesse;
La candeur se nomma grossièreté, rudesse.
Au contraire, l'aveugle et folle ambition
S'appela des grands coeurs la belle passion;
Du nom de fierté noble on orna l'impudence,
Et la fourbe passa pour exquise prudence:
L'audace brilla seule aux yeux de l'univers;
Et, pour vraiment héros, chez les hommes pervers,
On ne reconnut plus qu'usurpateurs iniques,
Que tyranniques rois censés grands politiques,
Qu'infâmes scélérats à la gloire aspirants,
Et voleurs revêtus du nom de conquérants.
Mais à quoi s'attacha ta savante malice,
Ce fut surtout à faire ignorer la justice.
Dans les plus claires lois ton ambiguïté
Répandant son adroite et fine obscurité,
Aux yeux embarrassés des juges les plus sages
Tout sens devint douteux, tout mot eut deux visages;
Plus on crut pénétrer, moins on fut éclairci;
Le texte fut souvent par la glose obscurci :
Et, pour comble de maux, à tes raisons frivoles
L'éloquence prêtant l'ornement des paroles,
Tous les jours accablé sous leur commun effort,
Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort.
Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
Concluons, l'homme enfin perdit toute lumière,
Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
Il resta quelque trace encor dans la Judée.
Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
Vainement on chercha la vertu, le droit sens:
Car, qu'est-ce, loin de Dieu, que l'humaine sagesse?
Et Socrate, l'honneur de la profane Grèce,
Qu'était-il, en effet, de près examiné,
Qu'un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
Très équivoque ami du jeune Alcibiade?
Oui, j'ose hardiment l'affirmer contre toi,
Dans le monde idolâtre, asservi sous ta loi,
Par l'humaine raison de clarté dépourvue
L'humble et vraie équité fut à peine entrevue:
Et, par un sage altier, au seul faste attaché,
Le bien même accompli souvent fut un péché.
Pour tirer l'homme enfin de ce désordre extrême,
Il fallut qu'ici-bas Dieu, fait homme lui-même,
Vînt du sein lumineux de l'éternel séjour
De tes dogmes trompeurs dissiper le faux jour.
A l'aspect de ce Dieu les démons disparurent;
Dans Delphes, dans Délos, tes oracles se turent,
Tout marqua, tout sentit sa venue en ces lieux;
L'estropié marcha, l'aveugle ouvrit les yeux.
Mais bientôt contre lui ton audace rebelle,
Chez la nation même à son culte fidèle,
De tous côtés arma tes nombreux sectateurs,
Prêtres, pharisiens, rois, pontifes, docteurs.
C'est par eux que l'on vit la vérité suprême
De mensonge et d'erreur accusée elle-même,
Au tribunal humain le Dieu du ciel traîné,
Et l'auteur de la vie à mourir condamné.
Ta fureur toutefois à ce coup fut déçue,
Et pour toi ton audace eut une triste issue.
Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
Se releva soudain tout brillant de clarté;
Et partout sa doctrine en peu de temps portée
Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
Des superbes autels à leur gloire dressés
Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
On vit en mille endroits leurs honteuses statues
Pour le plus bas usage utilement fondues;
Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus.
Sans succomber pourtant tu soutins cet orage,
Et, sur l'idolâtrie enfin perdant courage,
Pour embarrasser l'homme en des noeuds plus subtils,
Tu courus chez Satan brouiller de nouveaux fils.
Alors, pour seconder ta triste frénésie,
Arriva de l'enfer ta fille l'hérésie,
Ce monstre, dès l'enfance à ton école instruit,
De tes leçons bientôt te fit goûter le fruit.
Par lui l'erreur, toujours finement apprêtée,
Sortant pleine d'attraits de sa bouche empestée,
De son mortel poison tout courut s'abreuver,
Et l'Eglise elle-même eut peine à s'en sauver.
Elle-même deux fois, presque toute arienne,
Sentit chez soi trembler la vérité chrétienne;
Lorsque attaquant le Verbe et sa divinité,
D'une syllabe impie un saint mot augmenté
Remplit tous les esprits d'aigreurs si meurtrières,
Et fit de sang chrétien couler tant de rivières.
Le fidèle, au milieu de ces troubles confus,
Quelque temps égaré, ne se reconnut plus;
Et dans plus d'un aveugle et ténébreux concile
Le mensonge parut vainqueur de l'Evangile.
Mais à quoi bon ici du profond des enfers,
Nouvel historien de tant de maux soufferts,
Rappeler Arius, Valentin et Pélage,
Et tous ces fiers démons que toujours d'âge en âge
Dieu, pour faire éclaircir à fond ses vérités,
A permis qu'aux chrétiens l'enfer ait suscités?
Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
Et soi-disant choisis pour réformer l'Eglise,
Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
Et, des voeux les plus saints blâmant l'austérité,
Aux moines las du joug rendre la liberté.
Alors n'admettant plus d'autorité visible,
Chacun fut de la foi censé juge infaillible;
Et, sans être approuvé par le clergé romain,
Tout protestant fut pape, une bible à la main.
De cette erreur dans peu naquirent plus de sectes
Qu'en automne on ne voit de bourdonnants insectes
Fondre sur les raisins nouvellement mûris,
Ou qu'en toutes saisons sur les murs, à Paris,
On ne voit affichés de recueils d'amourettes,
De vers, de contes bleus, de frivoles sornettes.
Souvent peu recherchés du public nonchalant,
Mais vantés à coup sûr du Mercure Galant.
Ce ne fut plus partout que fous anabaptistes,
Qu'orgueilleux puritains, qu'exécrables déistes.
Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
Et chaque chrétien fut de différente loi.
La discorde, au milieu de ces sectes altières,
En tous lieux cependant déploya ses bannières;
Et ta fille, au secours des vains raisonnements
Appelant le ravage et les embrasements,
Fit, en plus d'un pays, aux villes désolées,
Sous l'herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
L'Europe fut un champ de massacre et d'horreur,
Et l'orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
Tout ce que Dieu défend légitime et permis.
Au signal tout à coup donné pour le carnage,
Dans les villes, partout théâtres de leur rage,
Cent mille faux zélés, le fer en main courant,
Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents;
Et, sans distinction, dans tout sein hérétique
Pleins de joie enfoncer un poignard catholique.
Car quel lion, quel tigre égale en cruauté
Une injuste fureur qu'arme la piété?
Ces fureurs, jusqu'ici du vain peuple admirées,
Etaient pourtant toujours de l'Eglise abhorrées,
Et, dans ton grand crédit pour te bien conserver,
Il fallait que le ciel parût les approuver:
Ce chef-d'oeuvre devait couronner ton adresse.
Pour y parvenir donc, ton active souplesse,
Dans l'école abusant tes grossiers écrivains,
Fit croire à leurs esprits ridiculement vains
Qu'un sentiment impie, injuste, abominable,
Par deux ou trois d'entre eux réputé soutenable,
Prenait chez eux un sceau de probabilité
Qui même contre Dieu lui donnait sûreté;
Et qu'un chrétien pouvait, rempli de confiance,
Même en le condamnant, le suivre en conscience.
C'est sur ce beau principe, admis si follement,
Qu'aussitôt tu posas l'énorme fondement
De la plus dangereuse et terrible morale
Que Lucifer, assis dans la chaire infernale,
Vomissant contre Dieu ses monstrueux sermons,
Ait jamais enseignée aux novices démons.
Soudain, au grand honneur de l'école païenne,
On entendit prêcher dans l'école chrétienne
Que sous le joug du vice un pécheur abattu
Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
Par la seule frayeur au sacrement unie,
Admis au ciel, jouir de la gloire infinie;
Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d'abord.
Ainsi, pour éviter l'éternelle misère
Le vrai zèle au chrétien n'étant plus nécessaire,
Tu sus, dirigeant bien en eux l'intention,
De tout crime laver la coupable action.
Bientôt, se parjurer cessa d'être un parjure;
L'argent à tout denier se prêta sans usure;
Sans simonie, on put, contre un bien temporel,
Hardiment échanger un bien spirituel;
Du soin d'aider le pauvre on dispensa l'avare,
Et même chez les rois le superflu fut rare.
C'est alors qu'on trouva, pour sortir d'embarras,
L'art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.
C'est alors qu'on apprit qu'avec un peu d'adresse
Sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe,
Pourvu que, laissant là son salut à l'écart,
Lui-même en la disant n'y prenne aucune part.
C'est alors que l'on sut qu'on peut, pour une pomme,
Sans blesser la justice assassiner un homme:
Assassiner! ah! non, je parle improprement,
Mais que, prêt à la perdre, on peut innocemment,
Surtout ne la pouvant sauver d'une autre sorte,
Massacrer le voleur qui fuit et qui l'emporte.
Enfin ce fut alors que, sans se corriger,
Tout pécheur... Mais où vais-je aujourd'hui m'engager?
Veux-je d'un pape illustre, armé contre tes crimes,
A tes yeux mettre ici toute la bulle en rimes;
Exprimer tes détours burlesquement pieux
Pour disculper l'impur, le gourmand, l'envieux,
Tes subtils faux-fuyants pour sauver la mollesse,
Le larcin, le duel, le luxe, la paresse,
En un mot, faire voir à fond développés
Tous ces dogmes affreux d'anathème frappés,
Que, sans peur débitant tes distinctions folles,
L'erreur encor pourtant maintient dans tes écoles?
Mais sur ce seul projet soudain puis-je ignorer
A quels nombreux combats il faut me préparer?
J'entends déjà d'ici tes docteurs frénétiques
Hautement me compter au rang des hérétiques;
M'appeler scélérat, traître, fourbe, imposteur,
Froid plaisant, faux bouffon, vrai calomniateur,
De Pascal, de Wendrock, copiste misérable;
Et, pour tout dire enfin, janséniste exécrable.
J'aurai beau condamner, en tous sens expliqués,
Les cinq dogmes fameux par ta main fabriqués;
Blâmer de tes docteurs la morale risible,
C'est, selon eux, prêcher un calvinisme horrible;
C'est nier qu'ici-bas par l'amour appelé
Dieu pour tous les humains voulut être immolé.
Prévenons tout ce bruit: trop tard, dans le naufrage,
Confus on se repent d'avoir bravé l'orage.
Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
Aujourd'hui terminant ma course satirique,
J'ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
Dans ces pays par toi rendus si renommés,
Où l'Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose;
Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
Tous les mois, appuyé de ta soeur l'ignorance,
Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.


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