Préface.
I
On simplifierait peut-être la critique si, avant d’énoncer un jugement, on
déclarait ses goûts; car toute oeuvre d’art renferme une chose particulière
tenant à la personne de l’artiste et qui fait, indépendamment de l’exécution,
que nous sommes séduits ou irrités. Aussi notre admiration n’est-elle complète
que pour les ouvrages satisfaisant à la fois notre tempérament et notre esprit.
L’oubli de cette distinction préalable est une grande cause d’injustice.
Avant tout, l’opportunité du livre est contestée. « Pourquoi ce roman? à quoi
sert un drame? qu’avons-nous besoin? etc. » Et, au lieu d’entrer dans
l’intention de l’auteur, de lui faire voir en quoi il a manqué son but, et
comment il fallait s’y prendre pour l’atteindre, on le chicane sur mille choses
en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu.
Mais si la compétence du critique s’étend au-delà du procédé, il devrait tout
d’abord établir son esthétique et sa morale.
Aucune de ces garanties ne m’est possible à propos du poète dont il s’agit.
Quant à raconter sa vie, elle a été trop confondue avec la mienne, et là-dessus
je serai bref, les mémoires individuels ne devant appartenir qu’aux grands
hommes. D’ailleurs, n’a-t-on pas abusé du « renseignement »? L’histoire
absorbera bientôt toute la littérature. L’étude excessive de ce qui faisait
l’atmosphère d’un écrivain nous empêche de considérer l’originalité même de son
génie. Du temps de Laharpe, on était convaincu que, grâce à de certaines règles,
un chef-d’oeuvre vient au monde sans rien devoir à quoi que ce soit, tandis que
maintenant on s’imagine découvrir sa raison d’être quand on a bien détaillé
toutes les circonstances qui l’environnent.
Un autre scrupule me retient: je ne veux pas démentir une réserve que mon ami a
constamment gardée.
À une époque où le moindre bourgeois cherche un piédestal, quand la typographie
est comme le rendez-vous de toutes les prétentions et que la concurrence des
plus sottes personnalités devient une peste publique, celui-là eut l’orgueil de
ne montrer que sa modestie. Son portrait n’ornait pas les vitrines du boulevard.
On n’a jamais vu une réclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les
journaux. Il n’était pas même de l’académie de sa province.
Aucune vie cependant ne mériterait plus que la sienne d’être longuement exposée.
Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester libre. Il était robuste
comme un forgeron, doux comme un enfant, spirituel sans paradoxe, grand sans
pose; -et ceux qui l’ont connu trouveront que j’en devrais dire davantage.