UN ORPHELIN [3]
[Note 3: Joseph-Orance de Grandbois, né à Saint-Casimir, comté de
Portneuf, le 3 mai 1884, devint orphelin de père et de mère à l'âge de
deux ans, et fut confié aux révérendes Soeurs de la Charité de Québec,
le 17 mars 1886. Le 11 juin de la même année, M. l'abbé H.-R.
Casgrain.-qui avait été chargé par le comte A.-H. de Villeneuve, de
Paris, France, de lui choisir un petit orphelin canadien-français, qu'il
désirait adopter pour son enfant-vint chercher Joseph-Orance qu'il
envoya à Paris sous les soins d'une brave femme de Saint-Casimir, nommée
Béonie Hardy. Le 8 novembre 1890, l'honorable M. H. Mercier, premier
ministre de la province de Québec, présenta à la législature un projet de
loi pour permettre à l'heureux orphelin d'ajouter à son nom celui de
«de Villeneuve». Aujourd'hui l'enfant est l'unique héritier d'un titre
honorable et d'une immense fortune.]
Joseph-Orance avait la beauté pour parure;
De longs et noirs cheveux encadraient sa figure
Pleine de grâce et de candeur.
Un sourire angélique ornait sa bouche rose
Qui déjà soupirait une prière éclose
Dans les plis de son tendre coeur.
A peine deux printemps doraient sa belle tête,
Que la mort lui ravit-ô terrible conquête!-
Famille, appui, félicité!
Mais Dieu prit l'orphelin sous sa puissante égide
Et lui donna pour mère et pour fidèle guide
Une des soeurs de charité.
Les soeurs de charité! quelles femmes divines!
Et qui peut dignement chanter ces héroïnes
Que vivent dans l'humilité?
Pour sauver l'orphelin de l'affreuse indigence,
Former sa foi, son coeur et son intelligence,
Elles épuisent leur santé!
Qu'il fasse chaud ou froid, qu'il vente, pleuve ou grêle,
Elles vont mendier, d'une voix faible et grêle,
Pour l'enfant que prie au saint lieu.
Et l'homme que leur voix attendrit et console,
Leur verse avec bonheur dans la main une obole
Qui réjouit le coeur de Dieu!
Oui, ces soeurs-que la providence
Éprouve et bénit tour à tour-
Accueillirent Joseph-Orance
Avec un vrai transport d'amour.
Et le bel ange oublia vite
Le pauvre toit de ses aïeux,
Puisqu'il avait-outre le gîte-
Trouvé des coeurs affectueux.
Ses yeux rayonnaient d'allégresse;
Ses lèvres gazouillaient toujours;
Ses mains ne donnaient que caresse
A celles qui charmaient ses jours.
Oh! que de chauds baisers sa bouche
Imprimait au front de la soeur,
Qui penchée auprès de sa couche,
Lui parlait du divin Sauveur!
En savourant ce pur langage,
Plus doux que le chant de l'oiseau,
Il croyait voir l'auguste image
De la Vierge sur son berceau!
Et lorsqu'il entendait redire
Le nom si doux de l'Éternel,
Alors on le voyait sourire
Et tourner ses yeux vers le ciel.
Le soir, en fermant sa paupière,
Il bredouillait du fond du coeur
Cette humble et magique prière:
«Veillez toujours sur moi, Seigneur!»
Dans la saison des fleurs de la présente année,
Par une radieuse et chaude matinée,
Un prêtre en cet asile entrait;
Il était le porteur d'un aimable message,
Et la joie éclairant son austère visage
Mieux que sa bouche l'annonçait.
«Mes bonnes soeurs, dit-il, j'arrive de la France,
Et je viens en votre âme adoucir la souffrance
Que le ciel y verse souvent;
Un comte de Paris, pieux et charitable,
Voudrait pour héritier de son titre honorable
Un orphelin intelligent;
«Un orphelin issu d'honnêtes père et mère,
Ayant un doux visage, un noble caractère
Et du goût pour la piété;
Il ferait à l'enfant une heureuse existence
Et lui mettrait en main l'arme de la science
Pour défendre la vérité!
«Je vois dans cet asile un essaim de beaux anges
Dont les ris et les chants-harmonieux mélanges-
Pourraient nous faire rajeunir...
Je laisse à votre esprit le soin patriotique
De choisir l'orphelin que ce grand catholique
Destine au plus bel avenir!»
Joseph-Orance obtint la palme sur le nombre;
Mais son front se couvrit d'un nuage bien sombre
Lorsqu'on le mit dans le secret...
Et la soeur Saint-Vincent, qu'il appelait sa mère,
Ne pouvait voir partir, sans une peine amère,
Cet orphelin qu'elle adorait!
Le petit se cachait dans les plis de sa robe:
Telle contre une fleur l'abeille se dérobe
A l'oeil du ravisseur sournois!
Et la Soeur voulait dire à ce joli rebelle:
«Va donc, ô mon enfant, où le destin t'appelle!»
Mais la douleur glaçait sa voix.
Le prêtre avait prévu les larmes douloureuses
Que verseraient l'enfant et les religieuses
A l'heure triste des adieux;
Aussi, pour les sécher, trouva-t-il des paroles
Pures comme le miel qui tombent des corolles,
Et douces comme un chant des cieux!
Levant de l'avenir un coin du voile rose,
Il peignit à l'enfant le destin grandiose
Que le Seigneur lui réservait.
Les pleurs brillaient encor sous plus d'une paupière,
Mais de tous ces coeurs purs une ardente prière
Vers le vaste ciel s'élevait!
Un mois s'est écoulé depuis l'heure touchante
Où nous étions témoins de la scène émouvante
Que ne peut rendre mon pinceau;
L'orphelin que le prêtre a tiré de l'hospice,
Et qui devait plus tard boire l'amer calice,
Loge à Paris dans un château...
Ses nobles protecteurs, le comte et la comtesse,
Dont l'âme est un foyer d'amour et de tendresse,
Lui prodiguent tous les égards;
Ils l'entourent des soins que permet la fortune,
Afin de dissiper la tristesse importune
Qui trouble parfois ses regards;
Car, ici, dans l'asile où brilla son étoile,
Il a quitté deux soeurs qui suivirent la voile
L'emportant sur le flot moqueur...
Souvent il les appelle au milieu de ses fêtes;
Et la nuit, dans le songe, il brave les tempêtes
Pour les serrer contre son coeur...
Mais la tristesse, un jour, s'enfuira de son âme,
Car elle est, chez l'enfant, semblable à cette flamme
Qui luit et s'efface aussitôt.
Puis une heure viendra-joyeuse et fortunée-
Où l'ange comprendra sa haute destinée,
Et cette heure viendra bientôt!
Que sera-t-il plus tard? mystère!
C'est le secret du Créateur.
Prions pour que ce jeune frère
Soit notre gloire et notre honneur!
15 juillet 1886.