A Crémazie
I
Un siècle était passé depuis l'heure où la France,
Lasse de prodiguer sous nos cieux la vaillance,
Cédait notre grand fleuve aux Anglais triomphants.
Un siècle était passé depuis l'heure fatale
Où la mère patrie à sa vieille rivale
Livrait en nos aïeux la fleur de ses enfants.
Comme sous le soleil et la brise féconde
La plaie au tronc rameux de l'arbre qu'on émonde
Décroît, se ferme et laisse à peine au bois un pli,
La blessure que fit à tant d'âmes si fières
Le départ de la France abandonnant nos pères
S'était cicatrisée au souffle de l'oubli.
Et puis Quatre-vingt-treize avec ses hécatombes,
La guillotine ouvrant un million de tombes
Dans un sol tout souillé des plus honteux excès,
Les crimes couronnés par la main de la Force,
Depuis l'affreux Marat jusqu'à l'ogre de Corse,
Nous avaient détachés de l'étendard français.
Et nous n'évoquions plus notre mère envolée.
La nation naissante, à jamais consolée,
Cherchait à conquérir l'amour de son vainqueur.
La France était pour elle un instant effacée;
Et si parfois son nom traversait sa pensée,
Il y ressuscitait une vague rancoeur.