PLUME DE POÉSIES
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 François-René Chateaubriand (1768-1848) Chant premier

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MessageSujet: François-René Chateaubriand (1768-1848) Chant premier    François-René  Chateaubriand (1768-1848) Chant premier  Icon_minitimeJeu 24 Mai - 11:11

Chant premier



Dargo est appuyé contre un arbre solitaire ; il écoute le vent qui murmure
tristement dans le feuillage : l'ombre de Crimoïna se lève sur les flots azurés
du lac. Les chevreuils l'aperçoivent sans en être effrayés, et passent avec
lenteur sur la colline ; aucun chasseur ne trouble leur paix, car Dargo est
triste, et les ardents compagnons de ses chasses aboient inutilement à ses
côtés. Et moi aussi, ô Dargo ! je sens tes infortunes. Les larmes tremblent dans
mes yeux comme la rosée sur l'herbe des prairies, quand je me souviens de tes
malheurs.

Comhal était assis au lieu où les daims paissent maintenant sur sa tombe : un
chêne sans feuillage et trois pierres grisâtres rongées par la mousse des ans
marquent les cendres du héros. Les guerriers de Comhal étaient rangés autour de
lui : penchés sur leurs boucliers, ils écoutaient la chanson du barde. Tout à
coup ils tournent les yeux vers la mer : un nuage paraît parmi les vagues
lointaines ; nous reconnaissons le vaisseau d'Inisfail ; au haut de ses mats est
suspendu le signal de détresse. " Déployez mes voiles ! s'écrie Comhal ; volons
pour secourir nos amis ! "

La nuit nous surprit sur l'abîme. Les vagues enflaient leur sein écumant et les
vents mugissaient dans nos voiles : la nuit de la tempête est sombre, mais une
île déserte est voisine, et ses bras se courbent comme mon arc lorsque j'envoie
la mort à l'ennemi. Nous abordons à cette île ; là nous attendons le retour de
la lumière, là des matelots rêvent aux dangers qui ne sont plus.

Nous sommes dans la baie de Botha. L'oiseau des morts crie ; une voix triste
sort du fond d'une caverne. " C'est l'ombre de Dargo qui gémit, dit Comhal, de
Dargo que nous avons perdu en revenant des guerres de Lochlin. "

" Les vagues confondaient leurs sommets blanchis parmi les nuages, et leurs
flancs bleuâtres s'élevaient entre nous et la terre. Dargo monte au haut du mât
pour découvrir Morven, mais il ne voit point Morven. Les cuirs humides glissent
dans ses mains, il tombe et s'ensevelit dans les flots ; un tourbillon chasse au
loin nos navires, notre chef échappe à nos yeux. Nous chantâmes un chant à sa
gloire, nous invitâmes les ombres de ses pères à le recevoir dans leur palais de
nuages, ils n'écoutèrent point nos voeux. L'ombre de Dargo habite encore les
rochers : elle n'est point errante sur les blondes collines, dans les détours
verdoyants des vallées. Chante, ô Ullin ! les louanges du héros, il reconnaîtra
ta voix et se réjouira au bruit de sa renommée. "

Ainsi parle Comhal, et le barde saisit sa harpe : " Paix à ton ombre, toi qui as
soutenu quelquefois seul les efforts de toute une armée ! paix à ton ombre, ô
Dargo ! Que ton sommeil soit profond, enfant de la caverne, sur un rivage
étranger ! "

A peine Ullin a-t-il cessé ses chants, qu'une voix se fait entendre :

" M'ordonnes-tu de demeurer sur ces roches désertes, ô barde de Comhal ? Les
guerriers de Morven abandonnent-ils leurs amis dans l'infortune ? " Ainsi disait
Dargo lui-même en descendant la colline.

Galchos, ancien ami de Dargo, reconnaît sa voix ; il y répond par les cris
joyeux dont jadis il appelait son ami à la poursuite des hôtes des forêts : il
est déjà dans les bras de Dargo ; les étoiles virent entre les nuages brisés le
bonheur des deux guerriers. Dargo se présente à Comhal. " Tu vis ! s'écria
Comhal ; comment échappas-tu à l'Océan lorsqu'il roula ses flots sur ta tête ? "

" La vague, répondit Dargo, me jeta sur ces bords. Depuis ce temps, la lune a vu
sept fois s'éteindre et sept fois se rallumer sa lumière ; mais sept années ne
sont pas plus longues sur la cime rembrunie de Morven. Toujours assis sur le
rocher, en murmurant les chants de nos bardes, je prêtais l'oreille ou au bruit
des vagues, ou au cri de l'oiseau qui planait sur leurs déserts en jetant des
voix plaintives. Ce temps marcha peu, car lents sont les pas du soleil, et
paresseuse la lumière de la lune sur cette rive solitaire. "

Dargo s'interrompit tout à coup. " Pourquoi, reprit-il en regardant Comhal,
pourquoi ces larmes silencieuses ? pourquoi ces regards attendris ? Ah ! ils ne
sont pas pour le récit de mes peines, ils sont pour la mort d'Evella ! Oui, je
le sais, Evella n'est plus ; j'ai vu son ombre glisser dans la vapeur abaissée,
lorsque l'astre des nuits brillait à travers le voile d'une légère ondée sur la
surface unie de la mer. J'ai vu mon amour, mais son visage était pâle ; des
gouttes humides tombaient de ses beaux cheveux, comme si elle eût sorti du sein
de l'Océan, le cours de ses larmes était tracé sur ses joues. J'ai reconnu
Evella, j'ai pressenti son malheur. En vain j'ai appelé mon amante : les ombres
des vierges de Morven me l'ont ravie ; elles chantaient autour d'elle, leurs
voix ressemblaient aux derniers soupirs du vent dans un soir d'automne lorsque
la nuit descend par degrés dans la vallée de Cona, et que de faibles murmures se
font entendre parmi les roseaux qui bordent les ondes. Evella suivit les
gracieux fantômes, mais elle me jeta un regard douloureux sur mon rocher. La
suave musique cessa, la belle vision s'évanouit. Depuis ce temps, je n'ai cessé
de pleurer au lever du soleil, de pleurer au coucher du soleil. Quand te
reverrai-je, Evella ? Dis-moi, Comhal, quelle fut la destinée de la fille de
Morven ? "

" Evella apprit ton malheur, répondit Comhal. Durant trois soleils elle reposa
sa tête inclinée sur son bras d'albâtre ; au quatrième soleil elle descendit sur
le rivage de la mer, et chercha le corps de Dargo. Les filles de Morven la
virent du sommet de la colline ; elles essuyèrent leurs larmes avec les boucles
de leur chevelure. Elles s'avancèrent en silence pour consoler Evella ; mais
elles la trouvèrent affaissée comme un monceau de neige, et belle encore comme
un cygne du rivage. Les filles de Morven pleurèrent, et les bardes firent
entendre des chants. Puisses-tu, ô Dargo ! vivre comme Eveilla dans la renommée
! puisse ainsi durer notre mémoire, quand nous nous enfoncerons dans la tombe !
"

Ainsi dit Comhal. Mais nous apercevons une grande lumière dans Inisfail ; nous
découvrons le signal qui annonce le danger du roi. Aussitôt nous nous
précipitons dans nos vaisseaux ; Dargo est avec nous, nous quittons l'île
déserte ; nous nous hâtons pour disperser les ennemis d'Inisfail.

Les vents de Morven viennent à notre aide, ils remplissent le sein de nos
voiles, les mariniers se courbent et se redressent sur la rame qui brise, en
écumant, la tête sombre et mobile des flots. Chaque héros a les yeux fixés sur
le rivage : toutes les âmes sont déjà dans le champ du carnage ; mais l'on est
encore à quelque distance d'Inisfail. Dargo seul ne ressent point la joie du
péril ; ses yeux sont baissés, son front est appuyé sur son bras, qui repose sur
le bord d'un bouclier. Comhal observe la tristesse de ce chef, il fait un signe
à Ullin, afin que le chant du barde réveille le coeur de Dargo. Ullin chante au
bruit des vaisseaux qui sillonnent les vagues.

" Colda vivait aux jours de Trenmor. Il poursuivait les daims autour de la baie
d'Etha : les rochers couverts de forêts répondaient à ses cris, et les fils
légers de la montagne tombèrent. Mélina l'aperçut d'un autre rivage : elle veut
traverser la baie sur un esquif bondissant. Un tourbillon descend du ciel et
renverse la nef ; Mélina s'attache à la carène :

" Je meurs ! s'écrie-t-elle : Colda, mon guerrier, viens à mon secours ! ".

" La nuit déploya ses ombres : plus faiblement alors la voix murmura des
plaintes ; plus faiblement encore elle fut répétée par les échos du rivage ;
elle s'évanouit enfin dans les ténèbres. Colda trouva Mélina à demi ensevelie
dans le sable ; il éleva pour elle la pierre du tombeau sous un chêne auprès
d'un torrent. Le chasseur aime ce lieu solitaire ; il s'y repose à l'ombre quand
le soleil brûle la plaine. Colda fut longtemps triste ; il s'égarait seul à
travers les bois des coteaux d'Etha ; chaque nuit les oiseaux des mers
écoutaient ses soupirs. Mais l'ennemi vint, et le bouclier de Trenmor retentit ;
Colda saisit sa lance, et fut vainqueur. La joie reparut peu à peu sur son
visage comme le soleil sur la bruyère quand la tempête est passée. "

" Le souvenir de ce chef, dit Dargo, revit dans ma mémoire mais comme les
faibles traces d'un songe depuis longtemps évanoui. Colda conduisit souvent les
pas de mon enfance au chêne d'Etha, les larmes tombaient de ses yeux en
s'avançant sur les grèves abandonnées. Je lui demandais pourquoi il pleurait il
me répondait : C'est ici que dort Mélina. O Colda ! je me suis reposé sur sa
tombe et sur la tienne ! Puisse ma renommée me survivre, de même que ta gloire
est restée après toi, lorsque je serai errant dans les nuages avec la belle
Evella ! "

" Oui, ton nom demeurera parmi les hommes, dit Comhal ; mais nous touchons au
rivage. Vois-tu ces boucliers roulant comme la lune à travers le brouillard ?
Leurs bosses reluisent aux rayons du matin. Les guerriers d'Inisfail sont là ;
le roi regarde par la fenêtre de son palais ; il aperçoit un nuage grisâtre. Des
larmes tombent sur la pierre de la fenêtre. Nos voiles sont le nuage grisâtre,
le roi les a reconnues ; la joie éclate dans ses yeux ; il s'écrie : Voici
Comhal ! "

Les chefs de Lochlin ont aussi reconnu les guerriers de Morven qui viennent au
secours d'Inisfail. Leur armée se courbe, et s'avance à la rencontre de ces
guerriers. Armor la conduit : il s'élève au-dessus des héros comme le chef
rougeâtre au-dessus des troupeaux de biches dans les bois de Morven. Comhal
s'écrie : " Ceignez vos épées ; rappelez les jours de votre gloire et les
anciennes batailles de Morven. Dargo, présente ton large bouclier ; Carril, que
ton glaive rapide jette encore des ondes de lumière ; lève cette lance, ô Comhal
! qui si souvent joncha la terre de morts ; et toi, Ullin, que ta voix nous
anime aux combats sanglants. "

Nous fondons sur l'ennemi ; il était immobile comme le chêne de Malaor, que ne
peut ébranler la tempête. Inisfail nous vit, et se précipita dans la vallée pour
se joindre à nous. Lochlin plie sous les coups de l'orage ; ses branches
arrachées couvrent les champs. Armor combattit le chef d'Inisfail ; mais la
lance du roi cloua le bouclier d'Armor à sa poitrine. Lochlin, Morven et
Inisfail pleurèrent la mort du jeune chef si tôt abattu. Son barde entonna le
chant de la tombe :

" Ta taille, ô Armor ! était celle du pin. L'aile de l'aigle marin n'égalait pas
la rapidité de ta course ; ton bras descendait sur les guerriers comme le
tourbillon de Loda, et mortelle était ton épée comme les brouillards du Légo.

" Pourquoi, ô mon héros ! es-tu tombé dans ta jeunesse ? Comment apprendre à ton
père qu'il n'a plus de fils ? comment dire à Crimoïna qu'elle n'a plus d'amant ?
Je vois ton père courbé sous le poids des années : sa main est incertaine sur le
bâton qui l'appuie ; sa tête, qu'ombragent encore quelques cheveux gris, vacille
comme la feuille du tremble. Chaque nuage éloigné trompe ses débiles regards
lorsqu'ils cherchent ton navire sur les flots.

" Comme un rayon de soleil sur la fougère desséchée, l'espérance brille sur le
front du vieillard. Quand le vénérable guerrier, s'adressant aux enfants qui
jouent autour de lui, leur dit : " Ne vois-je pas le vaisseau de mon fils ? "
les enfants regardent aussitôt la mer bleuâtre, et ils répondent au vieillard :
" Nous n'apercevons qu'une vapeur passagère. "

" Crimoïna, tu souris dans le songe du matin, tu crois recevoir ton amant dans
toute sa beauté ; tes lèvres l'appellent par des mots à demi formés ; tes bras
s'entrouvrent et s'avancent pour le presser contre ton sein : ah ! Crimoïna, ce
n'est qu'un songe !

" Armor est tombé, il ne reverra plus sa terre natale ; il dort dans la
poussière d'Inisfail.

" Crimoïna, tu sortiras de ton sommeil : mais quand Armor se réveillera-t-il ?

" Quand le son du cor fera-t-il tressaillir le jeune chasseur ? quand le choc
des boucliers l'appellera-t-il au combat ? Enfants des forêts, Armor est couché
; n'attendez pas qu'il se lève. Fils de la lance, la bataille rugira sans Armor.

" Ta taille était comme celle du chêne, ô chef de Lochlin ! l'aile de l'aigle
marin était moins rapide que ta course ; ton bras descendait sur les guerriers
comme le tourbillon de Loda, et mortelle était ton épée comme les brouillards du
Légo. "

Ainsi chantait le barde. La tombe d'Armor s'élève ; les guerriers de Lochlin
fuient ; leurs vaisseaux, repassant les mers, pèsent sur l'abîme : par
intervalles, on entendait la chanson des bardes étrangers ; leurs accents
étaient tristes.
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