PLUME DE POÉSIES
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 François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre IV Argument.

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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre IV   Argument. Empty
MessageSujet: François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre IV Argument.   François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre IV   Argument. Icon_minitimeJeu 31 Mai - 23:26

Livre IV


Argument.


Satan, à la vue d'Eden et près du lieu où il doit tenter l'entreprise hardie
qu'il a seul projetée contre Dieu et contre l'homme, flotte dans le doute et est
agité de plusieurs passions, la frayeur, l'envie et le désespoir. Mais enfin il
se confirme dans le mal; il s'avance vers le Paradis, dont l'aspect extérieur et
la situation sont décrits. Il en franchit les limites; il se repose, sous la
forme d'un cormoran sur l'arbre de vie, comme le plus haut du jardin, pour
regarder autour de lui. Description du jardin; première vue d'Adam et d'Eve par
Satan; son étonnement à l'excellence de leur forme et à leur heureux état; sa
résolution de travailler à leur chute. Il entend leurs discours; il apprend
qu'il leur était défendu, sous peine de mort, de manger du fruit de l'arbre de
science: il projette de fonder là-dessus sa tentation en leur persuadant de
transgresser l'ordre: il les laisse quelque temps pour en apprendre davantage
sur leur état par quelque autre moyen. Cependant Uriel, descendant sur un rayon
du soleil, avertit Gabriel (qui avait sous sa garde la porte du Paradis) que
quelque mauvais esprit s'est échappé de l'abîme, qu'il a passé à midi par la
sphère du Soleil sous la forme d'un bon ange, qu'il est descendu au Paradis et
s'est trahi après par ses gestes furieux sur la montagne: Gabriel promet de le
trouver avant le matin. La nuit venant, Adam et Eve parlent d'aller à leur
repos. Leur bosquet décrit: leur prière du soir. Gabriel, faisant sortir ses
escadrons de Veilles de nuit pour faire la ronde dans le Paradis, détache deux
forts anges vers le berceau d'Adam, de peur que le malin esprit ne fût là
faisant du mal à Adam et Eve endormis. Là ils trouvent Satan à l'oreille d'Eve,
occupé à la tenter dans un songe, et ils l'amènent, quoiqu'il ne le voulût pas,
à Gabriel. Questionné par celui-ci, il répond dédaigneusement, se prépare à la
résistance; mais, empêché par un signe du Ciel, il fuit hors du Paradis.


Oh! que ne se fit-elle entendre, cette voix admonitrice dont l'apôtre qui vit
l'Apocalypse fut frappé quand le dragon, mis dans une seconde déroute, accourut
furieux pour se venger sur les hommes; voix qui criait avec force dans le ciel:
Malheur aux habitants de la terre! Alors, tandis qu'il en était temps, nos
premiers parents eussent été avertis de la venue de leur secret ennemi; ils
eussent peut-être ainsi échappé à son piège mortel! Car à présent Satan, à
présent enflammé de rage, descendit pour la première fois sur la Terre;
tentateur avant d'être accusateur du genre humain, il vint pour faire porter la
peine de sa première bataille perdue, et de sa fuite dans l'Enfer, à l'homme,
innocent et fragile. Toutefois, quoique téméraire et sans frayeur, il ne se
réjouit pas dans sa vitesse; il n'a point de sujet de s'enorgueillir en
commençant son affreuse entreprise. Son dessein, maintenant près d'éclore, roule
et bouillonne dans son sein tumultueux, et comme une machine infernale il recule
sur lui-même.

L'horreur et le doute déchirent les pensées troublées de Satan, et jusqu'au fond
soulèvent l'Enfer au dedans de lui; car il porte l'Enfer en lui et autour de
lui; il ne peut pas plus fuir l'Enfer d'un pas, qu'il ne peut se fuir lui-même
en changeant de place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait,
éveille dans l'archange le souvenir amer de ce qu'il fut, de ce qu'il est, et de
ce qu'il doit être: de pires actions doivent amener de plus grands supplices.
Quelquefois sur Eden, qui maintenant se déploie agréable à sa vue, il attache
tristement son regard malheureux; quelquefois il le fixe sur le Ciel et sur le
soleil, resplendissant alors dans sa haute tour du midi. Après avoir tout
repassé dans son esprit, il s'exprima de la sorte avec des soupirs:

"O toi qui, couronné d'une gloire incomparable, regardes du haut de ton empire
solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau! toi à la vue duquel toutes les
étoiles cachent leur tête amoindrie, je crie vers toi, mais non avec une voix
amie; je ne prononce ton nom, soleil! que pour te dire combien je hais tes
rayons. Ils me rappellent l'état dont je suis tombé, et combien autrefois je
m'élevais glorieusement au-dessus de ta sphère.

"L'orgueil et l'ambition m'ont précipité; j'ai fait la guerre dans le Ciel au
roi du Ciel, qui n'a point d'égal. Ah! pourquoi? il ne méritait pas de moi un
pareil retour, lui qui m'avait créé ce que j'étais dans un rang éminent; il ne
me reprochait aucun de ses bienfaits, son service n'avait rien de rude. Que
pouvais-je faire de moins que de lui offrir des louanges, hommage si facile! que
de lui rendre des actions de grâces? combien elles lui étaient dues! Cependant
toute sa bonté n'a opéré en moi que le mal, n'a produit que la malice. Elevé si
haut, j'ai dédaigné la sujétion; j'ai pensé qu'un degré plus haut je deviendrais
le Très-Haut; que dans un moment j'acquitterais la dette immense d'une
reconnaissance éternelle, dette si lourde; toujours payer, toujours devoir.
J'oubliais ce que je recevais toujours de lui; je ne compris pas qu'un esprit
reconnaissant, en devant ne doit pas, mais qu'il paye sans cesse, à la fois
endetté et acquitté.

Etait-ce donc là un fardeau? Oh! que son puissant destin ne me créa-t-il un ange
inférieur! je serais encore heureux; une espérance sans bornes n'eût pas fait
naître l'ambition. Cependant, pourquoi non? quelque autre pouvoir aussi grand
aurait pu aspirer au trône et m'aurait, malgré mon peu de valeur, entraîné dans
son parti. Mais d'autres pouvoirs aussi grands ne sont pas tombés; ils sont
restés inébranlables, armés au dedans et au dehors contre toute tentation.
N'avais-tu pas la même volonté libre, et la même force pour résister? Tu
l'avais: qui donc et quoi donc pourrais-tu accuser, si ce n'est le libre amour
du Ciel qui agit également envers tous?

"Qu'il soit donc maudit, cet amour, puisque l'amour ou la haine, pour moi
semblables, m'apportent l'éternel malheur! Non! sois maudit toi-même, puisque,
par ta volonté contraire à celle de Dieu, tu as choisi librement ce dont tu te
repens si justement aujourd'hui!

"Ah! moi, misérable! par quel chemin fuir la colère infinie et l'infini
désespoir? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à l'Enfer; moi-même je
suis l'Enfer; dans l'abîme le plus profond est au dedans de moi un plus profond
abîme qui, large ouvert, menace sans cesse de me dévorer; auprès de ce gouffre
l'Enfer où je souffre semble le Ciel.

"Oh! ralentis tes coups! n'est-il aucune place laissée au repentir, aucune à la
miséricorde? Aucune, il faut la soumission. Ce mot, l'orgueil et ma crainte de
la honte aux yeux des esprits de dessous me l'interdisent; je les séduisis avec
d'autres promesses, avec d'autres assurances que des assurances de soumission,
me vantant de subjuguer le Tout-Puissant! Ah! malheureux que je suis! ils savent
peu combien chèrement je paye cette jactance si vaine, sous quels tourments
intérieurement je gémis, tandis qu'ils m'adorent sur le trône de l'Enfer! Le
plus élevé avec le sceptre et le diadème, je suis tombé le plus bas, seulement
supérieur en misères! telle est la joie que trouve l'ambition.

"Mais supposez qu'il soit possible que je me repente, que j'obtienne par un acte
de grâce mon premier état, ah! la hauteur du rang ferait bientôt renaître la
hauteur des pensées: combien serait rétracté vite ce qu'une feinte soumission
aurait juré! L'allégement du mal désavouerait comme nuls et arrachés par la
violence des voeux prononcés dans la douleur. Jamais une vraie réconciliation ne
peut naître là où les blessures d'une haine mortelle ont pénétré si
profondément. Cela ne me conduirait qu'à une pire infidélité et à une chute plus
pesante. J'achèterais cher une courte intermission payée d'un double supplice.
Il le sait, celui qui me punit; il est aussi loin de m'accorder la paix que je
suis loin de la mendier. Tout espoir exclu, voici qu'au lieu de nous, rejetés,
exilés, il a créé l'homme, son nouveau délice, et pour l'homme ce monde. Ainsi,
adieu espérance, et avec l'espérance, adieu crainte, adieu remords! Tout bien
est perdu pour moi. Mal, sois mon bien: par toi au moins je tiendrai l'empire
divisé entre moi et le roi du Ciel; par toi je régnerai peut-être surplus d'une
moitié de l'univers, ainsi que l'homme et ce monde nouveau l'apprendront en peu
de temps. "

Tandis qu'il parlait de la sorte, chaque passion obscurcissait son visage, trois
fois changé par la pâle colère, l'envie et le désespoir; passions qui
défiguraient son visage emprunté, et auraient trahi son déguisement si quelque
oeil l'eût aperçu; car les esprits célestes sont toujours exempts de ces honteux
désordres. Satan s'en ressouvint bientôt, et couvrit ses perturbations d'un
dehors de calme: artisan de fraude, ce fut lui qui le premier pratiqua la
fausseté sous une apparence sainte, afin de cacher sa profonde malice renfermée
dans la vengeance. Toutefois il n'était pas encore assez exercé dans son art
pour tromper Uriel, une fois prévenu: l'oeil de cet archange l'avait suivi dans
la route qu'il avait prise; il le vit sur le mont Assyrien plus défiguré qu'il
ne pouvait convenir à un esprit bienheureux; il remarqua ses gestes furieux, sa
contenance égarée lorsqu'il se croyait seul, non observé, non aperçu.

Satan poursuit sa route, et approche de la limite d'Eden. Le délicieux Paradis,
maintenant plus près, couronne de son vert enclos, comme d'un boulevard
champêtre, le sommet aplati d'une solitude escarpée; les flancs hirsutes de ce
désert, hérissés d'un boisson épais, capricieux et sauvage, défendent tout
abord. Sur sa cime croissaient à une insurmontable hauteur les plus hautes
futaies de cèdres, de pins, de sapins, de palmiers, scène sylvaine; et comme
leurs rangs superposent ombrage sur ombrage, ils forment un théâtre de forêts de
l'aspect le plus majestueux. Cependant plus haut encore que leurs cimes montait
la muraille verdoyante du Paradis: elle ouvrait à notre premier père une vaste
perspective sur les contrées environnantes de son empire.

Et plus haut que cette muraille, qui s'étendait circulairement au-dessous de
lui, apparaissait un cercle des arbres les meilleurs et chargés des plus beaux
fruits. Les fleurs et les fruits dorés formaient un riche émail de couleurs
mêlées: le soleil y imprimait ses rayons avec plus de plaisir que dans un beau
nuage du soir, ou dans l'arc humide, lorsque Dieu arrose la terre.

Ainsi charmant était ce paysage. A mesure que Satan s'en approche, il passe d'un
air pur dans un air plus pur, qui inspire au coeur des délices et des joies
printanières, capables de chasser toute tristesse, hors celle du désespoir. De
douces brises secouant leurs ailes odoriférantes dispensaient des parfums
naturels et révélaient les lieux auxquels elles dérobèrent ces dépouilles
embaumées. Comme aux matelots qui ont cinglé au delà du cap de Bonne-Espérance
et ont déjà passé Mozambique, les vents du nord-est apportent, loin en mer, les
parfums du Saba du rivage aromatique de l'Arabie Heureuse: charmés du retard,
ces navigateurs ralentissent encore leur course; et pendant plusieurs lieues,
réjoui par la senteur agréable, le vieil Océan sourit; ainsi ces suaves
émanations accueillent l'ennemi qui venait les empoisonner. Il en était plus
satisfait que ne le fut Asmodée de la fumée du poisson qui le chassa, quoique
amoureux, d'auprès de l'épouse du fils de Tobie; la vengeance le força de fuir
de la Médie jusqu'en Egypte, où il fut fortement enchaîné.

Pensif et avec lenteur, Satan a gravi le flanc de la colline sauvage et
escarpée; mais bientôt il ne trouve plus de route pour aller plus loin, tant les
épines entrelacées comme une haie continue, et l'exubérance des buissons,
ferment toute issue à l'homme ou à la bête qui prend ce chemin. Le Paradis
n'avait qu'une porte, et elle regardait l'orient du côté opposé; ce que l'archi-
félon ayant vu, il dédaigna l'entrée véritable; par mépris, d'un seul bond
léger, il franchit toute l'enceinte de la colline et de la plus haute muraille,
et tombe en dedans sur ses pieds.

Comme un loup rôdant, contraint par la faim de chercher les nouvelles traces
d'une proie, guette le lieu où les pasteurs ont enfermé leurs troupeaux dans des
parcs en sûreté, le soir au milieu des champs, il saute facilement par-dessus
les claies, dans la bergerie; ou comme un voleur âpre à débarrasser de son
trésor un riche citadin dont les portes épaisses, barrées et verrouillées, ne
redoutent aucun assaut, il grimpe aux fenêtres ou sur les toits: ainsi le
premier grand voleur escalade le bercail de Dieu, ainsi depuis escaladèrent son
Eglise les impurs mercenaires.

Satan s'envola, et sur l'arbre de vie (l'arbre du milieu et l'arbre le plus haut
du Paradis) il se posa, semblable à un cormoran. Il n'y regagna pas la véritable
vie, mais il y médita la mort de ceux qui vivaient; il ne pensa point à la vertu
de l'arbre qui donne la vie et dont le bon usage eût été le gage de
l'immortalité, mais il se servit seulement de cet arbre pour étendre sa vue au
loin: tant il est vrai que nul ne connaît, Dieu seul excepté, la juste valeur du
bien présent; mais on pervertit les meilleures choses par le plus lâche abus ou
par le plus vil usage.

Au-dessous de lui, avec une nouvelle surprise, dans un étroit espace, il voit
renfermée pour les délices des sens de l'homme toute la richesse de la nature,
ou plutôt il voit un ciel sur la terre; car ce bienheureux Paradis était le
jardin de Dieu, par lui-même planté à l'orient d'Eden. Eden s'étendait à l'est,
depuis Auran jusqu'aux tours royales de la Grande-Séleucie, bâtie par les rois
grecs, ou jusqu'au lieu où les fils d'Eden habitèrent longtemps auparavant, en
Telassar. Sur ce sol agréable Dieu traça son plus charmant jardin; il fit sortir
de la terre féconde les arbres de la plus noble espèce pour la vue, l'odorat et
le goût. Au milieu d'eux était l'arbre de vie, haut, élevé, épanouissant son
fruit d'ambroisie d'or végétal. Tout près de la vie, notre mort, l'arbre de la
science, croissait; science du bien, achetée cher par la connaissance du mal.

Au midi, à travers Eden, passait un large fleuve; il ne changeait point de
cours, mais sous la montagne raboteuse il se perdait engouffré: Dieu avait jeté
cette montagne comme le sol de son jardin, élevé sur le rapide courant. L'onde,
à travers les veines de la terre poreuse qui l'attirait en haut par une douce
soif, jaillissait fraîche fontaine et arrosait le jardin d'une multitude de
ruisseaux. De là, ces ruisseaux réunis tombaient d'une clairière escarpée et
rencontraient au-dessous le fleuve qui ressortait de son obscur passage: alors
divisé en quatre branches principales, il prenait des routes diverses, errant
par des pays et des royaumes fameux, dont il est inutile ici de parler.

Disons plutôt, si l'art le peut dire, comment de cette fontaine de saphir les
ruisseaux tortueux roulent sur des perles orientales et des sables d'or; comment
en sinueuses erreurs sous les ombrages abaissés ils épandent le nectar, visitent
chaque plante et nourrissent des fleurs dignes du Paradis. Un art raffiné n'a
point rangé ces fleurs en couches ou en bouquets curieux; mais la nature
libérale les a versées avec profusion sur la colline, dans le vallon, dans la
plaine, là où le soleil du matin échauffe d'abord la campagne ouverte, et là où
le feuillage impénétrable rembrunit à midi les bosquets.

Tel était ce lieu: asile heureux et champêtre d'un aspect varié: bosquets dont
les arbres riches pleurent des larmes de baumes et de gommes parfumées; bocage
dont le fruit, d'une écorce d'or poli, se suspend aimable; fables vraies de
l'Hespérie d'un goût délicieux, si elles sont vraies, c'est seulement ici. Entre
ces bosquets sont interposés des clairières, des pelouses rases, des troupeaux
paissant l'herbe tendre; ou bien des monticules plantés de palmiers s'élèvent;
le giron fleuri de quelque vallon arrosé déploie ses trésors; fleurs de toutes
couleurs, et la rose sans épines.

D'un autre côté sont des antres et des grottes ombragées qui servent de fraîches
retraites; la vigne, les enveloppant de son manteau, étale ses grappes de
pourpre et rampe élégamment opulente. En même temps des eaux sonores tombent de
la déclivité des collines; elles se dispersent, ou dans un lac qui étend son
miroir de cristal à un rivage dentelé et couronné de myrtes elles unissent leur
cours. Les oiseaux s'appliquent à leur choeur; des brises, de printanières
brises, soudant les parfums des champs et des bocages, accordent à l'unisson les
feuilles tremblantes, tandis que l'universel Pan, dansant avec les Grâces et les
Heures, conduit un printemps éternel. Ni la charmante campagne d'Enna, où
Proserpine cueillant des fleurs, elle-même fleur plus belle, fut cueillie par le
sombre Pluton (Cérès, dans sa peine, la chercha par toute la terre), ni
l'agréable bois de Daphné près l'Oronte, ni la source inspirée de Castalie, ne
peuvent se comparer au paradis d'Eden; encore moins l'île de Nisée, qu'entoure
le fleuve Triton, où le vieux Cham (appelé Ammon par les Gentils, et Jupiter
Libyen) cacha Amalthée et son fils florissant, le jeune Bacchus, loin des yeux
de sa marâtre. Le mont Amar, où les rois d'Abyssinie gardent leur enfants,
(quoique supposé par quelques-uns le véritable Paradis), ce mont, sous la ligne
éthiopique, près de la source du Nil, entouré d'un roc brillant, que l'on met
tout un jour à monter, est loin d'approcher du jardin d'Assyrie, où l'ennemi vit
sans plaisir tous ces plaisirs, toutes les créatures vivantes, nouvelles et
étranges à la vue.

Deux d'entre elles, d'une forme bien plus noble, d'une stature droite et élevée,
droite comme celle des Dieux, vêtues de leur dignité native dans une majesté
nue, paraissaient les seigneurs de tout et semblaient dignes de l'être. Dans
leurs regards divins brillait l'image de leur glorieux auteur, avec la raison,
la sagesse, la sainteté sévère et pure, sévère, mais placée dans cette véritable
liberté filiale qui fait la véritable autorité dans les hommes. Ces deux
créatures ne sont pas égales, de même que leurs sexes ne sont pas pareils: lui
formé pour la contemplation et le courage, elle pour la mollesse et la grâce
séduisante; lui pour Dieu seulement, elle pour Dieu en lui. Le beau et large
front de l'homme et son oeil sublime annoncent la suprême puissance; ses cheveux
d'hyacinthe, partagés sur le devant, pendent en grappes d'une manière mâle, mais
non au-dessous de ses fortes épaules. La femme porte comme un voile sa chevelure
d'or, qui descend éparse et sans ornement jusqu'à sa fine ceinture, se rouie en
capricieux anneaux, comme la vigne replie ses attaches: symbole de dépendance,
mais d'une dépendance demandée avec une douce autorité, par la femme accordée,
par l'homme mieux reçue; accordée une soumission contenue, un décent orgueil,
une tendre résistance, un amoureux délai. Aucune partie mystérieuse de leur
corps n'était alors cachée; alors la honte coupable n'existait point: honte
déshonnête des ouvrages de la nature, honneur déshonorable, enfant du péché,
combien avez-vous troublé la race humaine avec des apparences, de pures
apparences de pureté! Vous avez banni de la vie de l'homme sa plus heureuse vie,
la simplicité et l'innocence sans tache!

Ainsi passait le couple nu; il n'évitait ni la vue de Dieu ni des anges, car il
ne songeait point au mal: ainsi passait, en se tenant par la main, le plus beau
couple qui depuis s'unit jamais dans les embrassements de l'amour: Adam, le
meilleur des hommes, furent ses fils; Eve, la plus belle des femmes, qui
naquirent ses filles.

Sous un bouquet d'ombrage, qui murmure doucement sur un gazon vert, ils
s'assirent au bord d'une limpide fontaine. Ils ne s'étaient fatigués au labeur
de leur niant jardinage qu'autant qu'il le fallait pour rendre le frais zéphyr
plus agréable, le repos plus paisible, la soif et la faim plus salutaires. Ils
cueillirent les fruits de leur repas du soir; fruits délectables, que leur
cédaient les branches complaisantes, tandis qu'ils reposaient inclinés sur le
mol duvet d'une couche damassée de fleurs. Ils suçaient des pulpes savoureuses,
et à mesure qu'ils avaient soif, ils buvaient dans l'écorce des fruits l'eau
débordante.

A ce festin ne manquaient ni les doux propos, ni les tendres rires, ni les
jeunes caresses naturelles à des époux si beaux, enchaînés par l'heureux lien
nuptial, et qui étaient seuls. Autour d'eux folâtraient les animaux de la terre,
depuis devenus sauvages, et que l'on chasse dans les bois ou dans les déserts,
dans les forêts ou dans les cavernes. Le lion en jouant se cabrait, et dans ses
griffes berçait le chevreau; les ours, les tigres, les léopards, les panthères
gambadaient devant eux; l'informe éléphant, pour les amuser, employait toute sa
puissance et contournait sa trompe flexible; le serpent rusé, s'insinuant tout
auprès, entrelaçait en noeud gordien sa queue repliée, et donnait de sa fatale
astuce une preuve non comprise. D'autre animaux, couchés sur le gazon et
rassasiés de pâture, regardaient au hasard ou ruminaient à moitié endormis. Le
soleil baissé hâtait sa carrière, inclinée vers les îles de l'Océan, et dans
l'échelle ascendante du ciel les étoiles, qui introduisent la nuit, se levaient.
Le triste Satan, encore dans l'étonnement où il avait été d'abord, put à peine
recouvrer sa parole faillie:

"O Enfer! qu'est-ce que mes yeux voient avec douleur? A notre place et si haut
dans le bonheur sont élevées des créatures d'une autre substance, nées de la
terre peut-être et non purs esprits, cependant pou inférieures aux brillants
esprits célestes. Mes pensées s'attachent à elles avec surprise; je pourrais les
aimer, tant la divine ressemblance éclate vivement en elles, et tant la main qui
les pétrit a répandu de grâces sur leur forme! Ah! couple charmant, vous ne vous
doutez guère combien votre changement approche; toutes vos délices vont
s'évanouir et vous livrer au malheur; malheur d'autant plus grand que vous
goûtez maintenant plus de joie! Couple heureux, mais trop mal gardé pour
continuer longtemps d'être si heureux: ce séjour élevé, votre ciel, est mal
fortifié pour un ciel, et pour forclore un ennemi tel que celui qui maintenant y
est entré: non que je sois votre ennemi décidé; je pourrais avoir pitié de vous
ainsi abandonnés, bien que de moi on n'ait pas eu pitié.

"Je cherche à contracter avec vous une alliance, une amitié mutuelle, si
étroite, si resserrée, qu'à l'avenir j'habite avec vous, ou que vous habitiez
avec moi. Ma demeure ne plaira peut-être pas à vos sens autant que ce beau
Paradis; cependant, telle qu'elle est, acceptez-la; c'est l'ouvrage de votre
Créateur: il me donna ce qu'à mon tour libéralement je donne: l'Enfer, pour vous
recevoir tous les deux, ouvrira ses plus larges portes, et enverra au-devant de
vous tous ses rois. Là, vous aurez la place que vous n'auriez pas dans ces
enceintes étroites, pour loger votre nombreuse postérité. Si le lieu n'est pas
meilleur, remerciez celui qui m'oblige, malgré ma répugnance, à me venger sur
vous, qui ne m'avez fait aucun tort, de lui qui m'outragea. Et quand je
m'attendrirais à votre inoffensive innocence (comme je le fais), une juste
raison publique, l'honneur, l'empire que ma vengeance agrandira par la conquête
de ce nouveau monde, me contraindraient à présent de faire ce que sans cela
j'abhorrais, tout damné que je suis. "

Ainsi s'exprima l'ennemi, et par la nécessité, (prétexte des tyrans) excusa son
projet diabolique.

De sa haute station sur le grand arbre, il s'abattit parmi le troupeau folâtre
des quadrupèdes: lui-même devenu tantôt l'un d'entre eux, tantôt l'autre, selon
que leur forme sert mieux son dessein. Il voit de plus près sa proie; il épie,
sans être découvert, ce qu'il peut apprendre encore de l'état des deux époux par
leurs paroles ou par leurs actions. Il marche autour d'eux, lion à l'oeil
étincelant; il les suit comme un tigre, lequel a découvert par hasard deux jolis
faons, jouant à la lisière d'une forêt: la bête cruelle se rase, se relève,
change souvent la couche de son guet; comme un ennemi il choisit le terrain d'où
s'élançant il puisse saisir plus sûrement les deux jeunes faons, chacun dans une
de ses griffes. Adam, le premier des hommes, adressant ce discours à Eve, la
première des femmes, rendit Satan tout oreille pour entendre couler les paroles
d'une langue nouvelle:

"Unique compagne qui seule partages avec moi tous ces plaisirs, et qui m'es plus
chère que tout, il faut que le pouvoir qui nous a faits, et qui a fait pour nous
ce vaste monde, soit infiniment bon, et qu'il soit aussi généreux qu'il est bon,
et aussi libre dans sa bonté qu'il est infini. Il nous a tirés de la poussière
et placés ici dans toute cette félicité, nous qui n'avons rien mérité de sa
main, et qui ne pouvons rien faire dont il ait besoin: il n'exige autre chose de
nous que ce seul devoir, que cette facile obligation; de tous les arbres du
Paradis qui portent des fruits variés et délicieux, nous ne nous interdirons que
l'arbre de science, planté près de l'arbre de vie; si près de la vie croît la
mort! Qu'est-ce que la mort? quelque chose de terrible sans doute, car, tu le
sais, Dieu a prononcé que goûter à l'arbre de science c'est la mort. Voilà la
seule marque d'obéissance qui nous soit imposée, parmi tant de marques de
pouvoir et d'empire à nous conférées, et après que la domination nous a été
donnée sur toutes les autres créatures qui possèdent la terre, l'air et la mer.
Ne trouvons donc pas rude une légère prohibition, nous qui avons d'ailleurs le
libre et ample usage de toutes choses et le choix illimité de tous les plaisirs.
Mais louons Dieu à jamais; glorifions sa bonté; continuons, dans notre tâche
délicieuse, à élaguer ces plantes croissantes, à cultiver ces fleurs; tâche qui,
fût-elle fatigante, serait douce avec toi. "

Eve lui répondit:

"O toi, pour qui et de qui j'ai été formée, chair de ta chair, et sans qui mon
être est sans but, ô mon guide et mon chef, ce que tu as dit est juste et
raisonnable. Nous devons en vérité à notre Créateur des louanges et des actions
de grâce journalières: moi principalement, qui jouis de la plus heureuse part en
te possédant, toi supérieur par tant d'imparités, et qui ne peux trouver un
compagnon semblable à toi.

"Souvent je me rappelle ce jour où je m'éveillai du sommeil pour la première
fois; je me trouvai posée à l'ombre sur des fleurs, ne sachant, étonnée, ce que
j'étais, où j'étais, d'où et comment j'avais été portée là. Non loin de ce lieu,
le son murmurant des eaux sortait d'une grotte, et les eaux se déployaient en
nappe liquide: alors elles demeuraient tranquilles et pures comme l'étendue du
ciel. J'allai là avec une pensée sans expérience; je me couchai sur le bord
verdoyant, pour regarder dans le lac uni et clair qui me semblait un autre
firmament. Comme je me baissais pour regarder, juste à l'opposé une forme
apparut dans le cristal de l'eau, se penchant pour me regarder: je tressaillis
en arrière; elle tressaillit en arrière charmée, je revins bientôt; charmée,
elle revint aussitôt avec des regards de sympathie et d'amour. Mes yeux seraient
encore attachés sur cette image, je m'y serais consumée d'un vain désir, si une
voix ne m'eût ainsi avertie:

"Ce que tu vois, belle créature, ce que tu vois là est toi-même: avec toi cet
objet vient et s'en va; mais suis-moi: je te conduirai là ou ce n'est point une
ombre qui attend ta venue et tes doux embrassements. Celui dont tu es l'image,
tu en jouiras inséparablement. Tu lui donneras une multitude d'enfants
semblables à toi-même, et tu seras appelée la Mère du genre humain.

"Que pouvais-je faire, sinon suivre invisiblement conduite? Je t'entrevis grand
et beau, en vérité, sous un platane, et cependant tu me semblas moins beau,
d'une grâce moins attrayante, d'une douceur moins aimable que cette molle image
des eaux. Je retourne sur mes pas, tu me suis et tu t'écries: "Reviens, belle
Eve! qui fuis-tu? De celui que tu fais tu es née; tu es sa chair, ses os. Pour
te donner l'être, je t'ai prêté, de mon propre côté, du plus près de mon coeur,
la substance et la vie, afin que tu sois à jamais à mon côté, consolation
inséparable et chérie. Partie de mon âme, je te cherche! je réclame mon autre
moitié. "- De ta douce main tu saisis la mienne; je cédai, et depuis ce moment
j'ai vu combien la beauté est surpassée par une grâce mâle et par la sagesse,
qui seule est vraiment belle. "

Ainsi parla notre commune mère, et avec des regards pleins d'un charme conjugal
non repoussé, dans un tendre abandon, elle s'appuie embrassant à demi notre
premier père; la moitié de son sein gonflé et nu, caché sous l'or flottant de
ses tresses éparses, vient rencontrer le sein de son époux. Lui, ravi de sa
beauté et de ses charmes soumis, Adam sourit d'un amour supérieur, comme Jupiter
sourit à Junon lorsqu'il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai;
Adam presse d'un baiser pur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne
la tête d'envie, toutefois d'un oeil méchant et jaloux il les regarde de côté,
et se plaint ainsi à lui-même:

"Vue odieuse, spectacle torturant! Ainsi ces deux êtres emparadisés dans les
bras l'un de l'autre, se formant un plus heureux Eden, posséderont leur pleine
mesure de bonheur sur bonheur, tandis que moi je suis jeté à l'Enfer, où ne sont
ni joie ni amour, mais où brûle un violent désir (de nos tourments, tourment qui
n'est pas le moindre), désir qui, n'étant jamais satisfait, se consume dans le
supplice de la passion.

"Mais que je n'oublie pas ce que j'ai appris de leur propre bouche; il paraît
que tout ne leur appartient pas: un arbre fatal s'élève ici et appelé l'arbre de
la science; il leur est défendu d'y goûter. La science détendue! cela est
suspect, déraisonnable. Pourquoi leur maître leur envierait-il la science? Est-
ce un crime de connaître? Est-ce la mort? Existent-ils seulement par ignorance?
Est-ce là leur état fortuné, preuve de leur obéissance et de leur foi? Quel
heureux fondement posé pour y bâtir leur ruine! Par là j'exciterai dans leur
esprit un plus grand désir de savoir et de rejeter un commandement envieux,
inventé dans le dessein de tenir abaissés ceux que la science élèverait à la
hauteur des dieux: aspirant à devenir tels, ils goûtent et meurent! Quoi de plus
vraisemblable? Mais d'abord, avec de minutieuses recherches, marchons autour de
ce jardin, et ne laissons aucun recoin sans l'avoir examiné. Le hasard, mais le
hasard seul, peut me conduire là où je rencontrerai quelque esprit du ciel,
errant au bord d'une fontaine ou retiré dans l'épaisseur de l'ombre;
j'apprendrai de lui ce que j'ai encore à apprendre. Vivez, tandis que vous le
pouvez encore, couple heureux encore! jouissez, jusqu'à ce que je revienne, de
ces courts plaisirs; de longs malheurs vont les suivre. "

Ainsi disant il tourne dédaigneusement ailleurs ses pas superbes, mais avec une
circonspection artificieuse, et il commença sa recherche à travers les bois et
les plaines, sur les collines et dans les vallées.

Cependant aux extrémités de l'Occident, où le ciel rencontre l'Océan et la
terre, le soleil couchant descendait avec lenteur, et frappait horizontalement
de ses rayons la porte orientale du Paradis. C'était un roc d'albâtre montant
jusqu'aux nues, et que l'on découvrait de loin. Un sentier tortueux, accessible
du côté de la terre, menait à une entrée élevée; le reste était un pic escarpé
qui surplombait en s'élevant, et qu'on ne pouvait gravir.

Entre les deux piliers du roc se tenait assis Gabriel, chef des gardes
angéliques; il attendait la nuit. Autour de lui s'exerçait à des jeux héroïques
la jeunesse du ciel désarmée; mais près d'elle des armures divines, des
cuirasses, des boucliers, des casques et des lances, suspendues en faisceaux,
brillaient du feu du diamant et de l'or.

Là descendit Uriel, glissant à travers le soir sur un rayon du soleil, rapide
comme une étoile qui tombe en automne à travers la nuit, lorsque des vapeurs
enflammées sillonnent l'air; elle apprend au marinier de quel point de la
boussole il se doit garder des vents impétueux. Uriel adresse à Gabriel ces
paroles hâtées:

"Gabriel, ton rang t'a fait obtenir pour ta part l'emploi de veiller avec
exactitude à ce qu'aucune chose nuisible ne puisse approcher ou entrer dans cet
heureux séjour. Aujourd'hui, vers le haut du midi, est venu à ma sphère un
esprit désireux, en apparence, de connaître un plus grand nombre des ouvrages du
Tout-Puissant, et surtout l'homme, la dernière image de Dieu. Je lui ai tracé sa
route toute rapide, et j'ai remarqué sa démarche aérienne. Mais sur la montagne
qui s'élève au nord d'Eden, et où il s'est d'abord arrêté, j'ai bientôt
découvert ses regards étrangers au ciel, obscurcis par de mauvaises passions. Je
l'ai encore suivi des yeux, mais je l'ai perdu de vue sous l'ombrage. Quelqu'un
de la troupe bannie, je le crains, s'est aventuré hors de l'abîme pour élever de
nouveaux troubles: ton soin est de le trouver. "

Le guerrier ailé lui répondit:

"Uriel, il n'est pas étonnant qu'assis dans le cercle brillant du soleil ta vue
parfaite s'étende au loin et au large. A cette porte personne ne passe, la
Vigilance ici placée, personne qui ne soit bien connu comme venant du ciel:
depuis l'heure du midi, aucune créature du ciel ne s'est présentée: si un esprit
d'une autre espèce a franchi pour quelque projet ces limites de la terre, il est
difficile, tu le sais, d'arrêter une substance spirituelle par une barrière
matérielle; mais si dans l'enceinte de ces promenades s'est glissé un de ceux
que tu dis, sous quelque forme qu'il se soit caché, je le saurai demain au lever
du jour. "

Ainsi le promit Gabriel, et Uriel retourna à son poste sur ce même rayon
lumineux dont la pointe, maintenant élevée, le porte obliquement en bas au
soleil tombé au-dessous des Açores; soit que le premier orbe, incroyablement
rapide, eût roulé jusque là dans sa révolution diurne; soit que la terre moins
vite, par une fuite plus courte vers l'est, eût laissé là le soleil, peignant de
reflets de pourpre et d'or les nuages qui sur son trône occidental lui font
cortège.

Maintenant le soir s'avançait tranquille, et le crépuscule grisâtre avait revêtu
tous les objets de sa grave livrée; le silence l'accompagnait, les animaux et
les oiseaux étaient retirés, ceux-là à leur couche herbeuse, ceux-ci dans leur
nid. Le rossignol seul veillait; toute la nuit il chanta sa complainte amoureuse
le silence était ravi.

Bientôt le firmament étincela de vivants saphirs. Hespérus, qui conduisait la
milice étoilée, marcha le plus brillant, jusqu'à ce que la lune, se levant dans
une majesté nuageuse, reine manifeste, dévoila sa lumière de perle et jeta son
manteau d'argent sur l'ombre.

Adam s'adressant à Eve:

"Belle compagne, l'heure de la nuit et toutes choses allées au repos nous
invitent à un repos semblable. Dieu a rendu le travail et le repos, comme le
jour et la nuit, alternatifs pour l'homme: la rosée du sommeil, tombant à propos
avec sa douce et assoupissante pesanteur, abaisse nos paupières. Les autres
créatures tout le long du jour errent oisives, non employées, et ont moins
besoin de repos: l'homme a son ouvrage quotidien assigné de corps ou d'esprit,
ce qui déclare sa dignité et l'attention que le Ciel donne à toutes ses voies.
Les animaux, au contraire, rôdent à l'aventure désoeuvrés, et Dieu ne tient pas
compte de ce qu'ils font. Demain, avant que le frais matin annonce dans l'orient
la première approche de la lumière, il faudra nous lever et retourner à nos
agréables travaux. Nous avons à émonder là-bas ces berceaux fleuris, ces allées
vertes, notre promenade à midi, qu'embarrasse l'excès des rameaux: ils se rient
de notre insuffisante culture, et demanderaient plus de mains que les nôtres
pour élaguer leur folle croissance. Ces fleurs aussi, et ces gommes qui tombent,
restent à terre, raboteuses et désagréables à la vue; elles veulent être
enlevées, si nous désirons marcher à l'aise; maintenant, selon la volonté de la
nature, la nuit nous commande le repos. "

Eve, ornée d'une parfaite beauté, lui répondit:

"Mon auteur et mon souverain, tu commandes, j'obéis: ainsi Dieu l'ordonne; Dieu
est ta loi, tu es la mienne. N'en savoir pas davantage est la gloire de la femme
et sa plus heureuse science. En causant avec toi j'oublie le temps; les heures
et leurs changements également me plaisent. Doux est le souffle du matin, doux
le lever du matin avec le charme des oiseaux matineux; agréable est le soleil
lorsque dans ce délicieux jardin il déploie ses premiers rayons sur l'herbe,
l'arbre, le fruit, et la fleur brillante de rosée; parfumée est la terre fertile
après de molles ondées; charmant est le venir d'un soir paisible et gracieux;
charmante la nuit silencieuse avec son oiseau solennel, et cette lune si belle
et ces perles du Ciel qui forment sa cour étoilée: mais ni le souffle du matin
quand il monte avec le charme des oiseaux matineux, ni le soleil levant sur ce
délicieux jardin, ni l'herbe, ni le fruit, ni la fleur qui brille de rosée, ni
le parfum après une ondée, ni le soir paisible et gracieux, ni la nuit
silencieuse avec son oiseau solennel, ni la promenade aux rayons de la lune ou à
la tremblante lumière de l'étoile, n'ont de douceur sans toi.

"Mais pourquoi ces étoiles brillent-elles la nuit entière? Pour qui ce glorieux
spectacle, quand le sommeil a fermé tous les yeux? "

Notre commun ancêtre répliqua:

"Fille de Dieu et de l'homme, Eve accomplie, ces astres ont leur course à finir,
autour de la terre, du soir au lendemain de contrée en contrée, afin de
dispenser la lumière préparée pour des nations qui ne sont pas nées encore, ils
se couchent et se lèvent, car il serait à craindre que des ténèbres totales
regagnassent pendant la nuit leur antique possession, et qu'elles éteignissent
la vie dans la nature et en toutes choses. Non seulement ces feux modérés
éclairent, mais par une chaleur amie, de diverse influence, ils fomentent,
échauffent, tempèrent, nourrissent, ou bien ils communiquent une partie de leur
vertu stellaire à toutes les espèces d'êtres qui croissent sur la terre, et les
rendent plus aptes à recevoir la perfection du plus puissant rayon du soleil.
Ces astres, quoique non aperçus dans la profondeur de la nuit, ne brillent donc
pas en vain. Ne pense pas que s'il n'était point d'homme le ciel manquât de
spectateurs, et Dieu de louanges: des millions de créatures spirituelles
marchent invisibles dans le monde, quand nous veillons et quand nous dormons;
par des cantiques sans fin, elles louent les ouvrages du Très-Haut qu'elles
contemplent jour et nuit. Que de fois sur la pente d'une colline a écho, ou dans
un bosquet, n'avons-nous pas entendu des voix célestes à minuit (seules ou se
répondant les unes les autres) chanter le grand Créateur? Souvent en troupes
quand ils sont de veilles, ou pendant leurs rondes nocturnes, au son
d'instruments divinement touchés, les anges joignent leurs chants en pleine
harmonie: ces chants divisent la nuit et élèvent nos pensées vers le ciel. "

Ils parlent ainsi, et main en main ils entrent solitaires sous leur fortuné
berceau: c'était un lieu choisi par le Planteur souverain, quand il forma toutes
choses pour l'usage délicieux de l'homme. La voûte de l'épais couvert était un
ombrage entrelacé de laurier et de myrte, et ce qui croissait plus haut était
d'un feuillage aromatique et ferme. De l'un et l'autre côté l'acanthe et des
buissons odorants et touffus élevaient un mur de verdure; de belles fleurs,
l'iris de toutes les nuances, les roses et le jasmin, dressaient leurs tiges
épanouies et formaient une mosaïque. Sous les pieds la violette, le safran,
l'hyacinthe, en riche marqueterie brodaient la terre, plus colorée qu'une pierre
du plus coûteux dessin.

Aucune autre créature, quadrupède, oiseau, insecte ou reptile, n'osait entrer en
ce lieu; tel était leur respect pour l'homme. Jamais, même dans les fictions de
la fable, sous un berceau ombragé, plus sacré et plus écarté, jamais Pan ou
Sylvain ne dormirent, Nymphe ni Faune n'habitèrent. Là, dans un réduit fermé
avec des fleurs, des guirlandes et des herbes d'une suave odeur, Eve épousée
embellit pour la première fois sa couche nuptiale, et les choeurs célestes
chantèrent l'épithalame. Ce jour-là l'ange de l'hymen amena Eve à notre Père
dans sa beauté nue, plus ornée, plus charmante que Pandore, que les dieux
dotèrent de tous leurs dons (oh! trop semblable à elle par le triste événement),
alors que, conduite par Hermès au fils imprudent de Japhet, elle enlaça l'espèce
humaine dans ses beaux regards, afin de venger Jupiter de celui qui avait dérobé
le feu authentique.

Ainsi arrivés à leur berceau ombragé, Eve et Adam tous deux s'arrêtèrent, tous
deux se retournèrent, et sous le ciel ouvert ils adorèrent le Dieu qui fit à la
fois le ciel, l'air, la terre, le ciel qu'ils voyaient, le globe resplendissant
de la lune, et le pôle étoilé.

"Tu as aussi fait la nuit, Créateur tout-puissant! et tu as fait le jour que
nous avons employé et fini dans notre travail prescrit, heureux de notre
assistance mutuelle, et de notre mutuel amour, couronne de toute cette félicité
ordonnée par toi! Et tu as fait ce lieu délicieux, trop vaste pour nous, où
l'abondance manque de partageants et tombe sur le sol non moissonnée. Mais tu
nous as promis une race issue de nous qui remplira la terre, qui glorifiera avec
nous ta bonté infinie, et quand nous nous éveillons, et quand nous cherchons,
comme à cette heure, le sommeil, ton présent. "

Ils dirent ainsi unanimes, n'observant d'autres rites qu'une adoration pure, que
Dieu aime le mieux. Ils entrèrent en se tenant par la main dans l'endroit le
plus secret de leur berceau; et n'ayant point la peine de se débarrasser de ces
incommodes déguisements que nous portons, ils se couchèrent l'un près de
l'autre. Adam ne se détourna pas, je pense, de sa belle épouse, ni Eve ne refusa
pas les rites mystérieux de l'amour conjugal, malgré tout ce que disent
austèrement les hypocrites de la pureté du Paradis, de l'innocence, diffamant
comme impur ce que Dieu déclare pur, ce qu'il commande à quelques-uns, ce qu'il
permet à tous. Notre Créateur ordonna de multiplier qui ordonne de s'abstenir,
si ce n'est notre destructeur, l'ennemi de Dieu et de l'homme?

Salut, amour conjugal, mystérieuse loi, véritable source de l'humaine postérité,
seule propriété dans le Paradis, où tous les autres biens étaient en commun! Par
toi l'ardeur adultère fut chassée des hommes et reléguée parmi le troupeau des
bêtes; par toi, fondées sur la raison loyale, juste et pure, les relations
chéries et toutes les charités du père, du fils et du frère, furent connues pour
la première fois. Loin de moi d'écrire que tu sois un péché ou une honte, ou de
penser que tu ne conviennes pas au lieu le plus sacré, toi, source perpétuelle
des douceurs domestiques, toi, dont le lit a été déclaré chaste et insouillé
pour le présent et pour le passé, et dans lequel sont entrés les saints et les
patriarches. Ici l'amour emploie ses flèches dorées, ici il allume son flambeau
durable et agite ses ailes de pourpre; ici il règne et se délecte. Il n'est
point dans le sourire acheté des prostituées sans passion, sans joies et que
rien ne rend chères; il n'est point dans des jouissances passagères, ni parmi
les favorites de cour, ni dans une danse mêlée, ni sous le masque lascif, ni
dans le bal de minuit, ni dans la sérénade que chante un amant affamé à sa fière
beauté, qu'il ferait mieux de quitter avec dédain. Bercés par les rossignols,
Adam et Eve dormaient en se tenant embrassés; sur leurs membres nus le dôme
fleuri faisait pleuvoir des roses, dont le matin réparait la perte. Dors, couple
béni! Oh! toujours plus heureux si tu ne cherches pas un plus heureux état, et
si tu sais ne pas savoir davantage!

Déjà la nuit de son cône ténébreux avait mesuré la moitié de sa course vers le
plus haut de cette vaste voûte sublunaire; et les chérubins, sortant de leurs
portes d'ivoire à l'heure accoutumée, étaient armés pour leurs veilles
nocturnes, dans une tenue de guerre, lorsque Gabriel dit à celui qui approchait
le plus de son pouvoir:

"Uzziel, prends la moitié de ces guerriers, et côtoie le midi avec la plus
stricte surveillance; l'autre moitié tournera au nord: notre ronde se
rencontrera à l'ouest. "

Ils se divisent comme la flamme, la moitié tournant sur le bouclier, l'autre sur
la lance. Gabriel appelle deux esprits adroits et forts qui se tenaient près de
lui, et il leur donne cet ordre:

"Ithuriel et Zéphon, de toute la vitesse de vos ailes, parcourez ce jardin; ne
laissez aucun coin sans l'avoir visité, mais surtout l'endroit où habitent ces
deux belles créatures qui dorment peut-être à présent, se croyant à l'abri du
mal. Ce soir, vers le déclin du soleil, quelqu'un est arrivé; il dit d'un
infernal esprit lequel a été vu dirigeant sa marche vers ce lieu (qui l'aurait
pu penser?), échappé des barrières de l'Enfer et à mauvais dessein sans doute:
en quelque endroit que vous le rencontriez, saisissez-le et amenez-le ici. "

En parlant de la sorte il marchait à la tête de ses files radieuses qui
éclipsaient la lune. Ithuriel et Zéphon vont droit au berceau, à la découverte
de celui qu'ils cherchaient. Là ils le trouvèrent tapi comme un crapaud, tout
près de l'oreille d'Eve, essayant par son art diabolique d'atteindre les organes
de son imagination et de forger avec eux des illusions à son gré, de fantômes et
songes; ou bien en soufflant son venin il tâchait d'infecter les esprits vitaux
qui s'élèvent du pur sang, comme de douces haleines s'élèvent d'une rivière
pure: de là du moins pourraient naître ces pensées déréglées et mécontentes, ces
vaines espérances, ces projets vains, ces désirs désordonnés, enflés d'opinions
hautaines qui engendrent l'orgueil.

Tandis qu'il était ainsi appliqué, Ithuriel le touche légèrement de sa lance,
car aucune imposture ne peut endurer le contact d'une trempe céleste, et elle
retourne de force à sa forme naturelle. Découvert et surpris, Satan tressaille:
comme quand une étincelle tombe sur un amas de poudre nitreuse préparée pour le
tonneau, afin d'approvisionner un magasin sur un bruit de guerre; le grain noir,
disperse par une soudaine explosion, embrase l'air: de même éclata dans sa
propre forme l'ennemi. Les deux beaux anges reculèrent d'un pas, à demi étonnés
de voir si subitement le terrible monarque. Cependant, non émus de frayeur, ils
l'accostent bientôt:

"Lequel es-tu de ces esprits rebelles adjugés à l'Enfer? Viens-tu, échappé de ta
prison? Et pourquoi, transformé, te tiens-tu comme un ennemi en embuscade,
veillant ici au chevet de ceux qui dorment? "

"Vous ne me connaissez donc pas, reprit Satan, plein de dédain; vous ne me
connaissez pas, moi? Vous m'avez pourtant connu autrefois, non votre camarade,
mais assis où vous n'osiez prendre l'essor de pas me connaître, c'est vous
avouer vous-mêmes inconnus, et les plus infimes de votre bande. Ou, si vous me
connaissez, pourquoi m'interroger et commencer d'une manière superflue votre
mission, qui finira d'une manière aussi vaine? "

Zéphon lui rendit mépris pour mépris:

"Ne crois pas, esprit révolté, que ta forme restée la même, ou que ta splendeur
non diminuée, doivent être connues, comme lorsque tu te tenais dans le Ciel
droit et pur. Cette gloire, quand tu cessas d'être bon, se sépara de toi. Tu
ressembles à présent à ton péché et à la demeure obscure et souillée de ta
condamnation. Mais viens; car il faudra, sois-en sûr, que tu rendes compte à
celui qui nous envoie et dont la charge est de conserver ce lieu inviolable et
de préserver ceux-ci de tout mal. "

Ainsi parla le chérubin: sa grave réprimande, sévère dans une beauté pleine de
jeunesse, lui donnait un grâce invincible. Le Démon resta confus; il sentait
combien la droiture est imposante, et il voyait combien dans sa forme la vertu
est aimable; il le voyait, et gémissait de l'avoir perdue, mais surtout de
trouver qu'on s'était aperçu de l'altération sensible de son éclat. Toutefois il
paraissait encore intrépide.

"Si je dois combattre, dit-il, que ce soit le chef contre le chef, contre celui
qui envoie, non contre celui qui est envoyé, ou contre tous à la fois: plus de
gloire sera gagnée, ou moins perdue. "

"Ta frayeur, dit le hardi Zéphon, nous épargnera l'épreuve de ce que le moindre
d'entre nous peut faire seul contre toi, méchant et par conséquent faible. "

L'ennemi ne répliqua point, étouffant de rage; mais, comme un orgueilleux
coursier dans ses freins, il marche la tête haute, rongeant son mors de fer:
combattre ou fuir lui parut inutile; une crainte d'en haut avait dompté son
coeur, non autrement étonné. Maintenant ils approchaient du point occidental où
les gardes de demi-ronde s'étaient tout juste rencontrés, et réunis ils
formaient un escadron attendant le prochain ordre. Gabriel, leur chef, placé sur
le front, leur crie:

"Amis, j'entends le bruit d'un pied agile qui se hâte par ce chemin, et à une
lueur je discerne maintenant Ithuriel et Zéphon à travers l'ombre. Avec eux
s'avance un troisième personnage d'un port de roi, mais d'une splendeur pâle et
fanée: à sa démarche, et à sa farouche contenance, il paraît être le prince de
l'Enfer, qui probablement ne partira pas d'ici sans conteste: demeurez fermes,
car son regard se couvre et nous défie. "

A peine a-t-il fini de parler, qu'Ithuriel et Zéphon le joignent, lui racontent
brièvement qui ils amènent, où ils l'ont trouvé, comment occupé, sous quelle
forme et dans quelle posture il était couché.

Gabriel parla de la sorte avec un regard sévère:

"Pourquoi, Satan, as-tu franchi les limites prescrites à tes révoltes? Pourquoi
viens-tu troubler dans leur emploi ceux qui ne veulent pas se révolter à ton
exemple? Mais ils ont le pouvoir et le droit de te questionner sur ton entrée
audacieuse dans ce lieu, où tu t'occupais, à ce qu'il semble, à violer le
sommeil et à inquiéter ceux dont Dieu a placé la demeure ici dans la félicité. "

Satan répondit avec un sourcil méprisant:

"Gabriel, tu avais dans le Ciel la réputation d'être sage, et je te tenais pour
tel; mais la question que tu me fais me met en doute. Qu'il vive en Enfer, celui
qui aime son supplice! Qui ne voudrait, s'il en trouvait le moyen, s'échapper de
l'Enfer, quoiqu'il y soit condamné? Toi-même tu le voudrais sans doute; tu
t'aventurerais hardiment vers le lieu, quel qu'il fût, le plus éloigné de la
douleur, où tu pusses espérer changer la peine en plaisir et remplacer le plus
tôt possible la souffrance par la joie: c'est ce que j'ai cherché dans ce lieu.
Ce ne sera pas là une raison pour toi qui ne connais que le bien et n'a pas
essayé du mal. M'objecteras-tu la volonté de celui qui nous enchaîna? Qu'il
barricade plus sûrement ses portes de fer, s'il prétend nous retenir dans cette
sombre géhenne! En voilà trop pour la question. Le reste est vrai: ils m'ont
trouvé où ils le disent; mais cela n'implique ni violence ni tort. "

Il dit ainsi avec dédain. L'ange guerrier, ému, moitié souriant avec mépris, lui
répliqua:

"Ah! quelle perte a faite le Ciel d'un juge pour juger ce qui est sage, depuis
que Satan est tombé, renversé par sa folie! Maintenant il revient échappé de sa
prison, gravement en doute s'il doit tenir pour sages, ou non, ceux qui lui
demandent quelle audace l'a conduit ici sans permission, hors des limites de
l'Enfer à lui prescrites; tant il juge sage de fuir la peine, n'importe comment,
et de se dérober à son châtiment! Présomptueux, juge ainsi, jusqu'à ce que la
colère que tu as encourue en fuyant rencontre sept fois ta fuite et qu'à coups
de fouet elle reconduise à l'Enfer cette sagesse qui ne t'a pas encore assez
appris qu'aucune peine ne peut égaler la colère infinie provoquée. Mais pourquoi
es-tu seul? Pourquoi tout l'Enfer déchaîné n'est-il pas venu avec toi? Le
supplice est-il moins supplice pour tes compagnons? est-il moins à fuir, ou bien
es-tu moins ferme qu'eux à l'endurer! Chef courageux! le premier à te soustraire
aux tourments, si tu avais allégué à ton armée désertée par toi cette raison de
fuite, certainement tu ne serais pas venu seul fugitif. "

A quoi l'ennemi répondit sourcillant, terrible:

"Tu sais bien, ange insultant, que je n'ai pas moins de courage à supporter la
peine, et que je ne recule pas devant elle: j'ai bravé ta plus grande fureur,
quand dans la bataille la noire volée du tonnerre vint à ton aide en toute hâte
et seconda ta lance, autrement non redoutée. Mais tes paroles jetées au hasard,
comme toujours, montrent ton inexpérience de ce qu'il convient de faire à un
chef fidèle, d'après les durs essais et les mauvais succès du passé: il ne doit
pas tout risquer dans les chemins du péril, qu'il n'a pas lui-même reconnus.
Ainsi donc j'ai entrepris le premier de voler seul à travers l'abîme désolé, et
de découvrir ce monde nouvellement créé, sur lequel dans l'Enfer la renommée n'a
pas gardé le silence. Ici je suis venu dans l'espoir de trouver un séjour
meilleur, d'établir sur la terre ou dans le milieu de l'air mes puissances
affligées; dussions-nous, pour en prendre possession, essayer encore une fois ce
que toi et tes élégantes légions oseront contre nous. Ce leur est une besogne
plus facile de servir leur Seigneur au haut du Ciel, de chanter des hymnes à son
trône, de s'incliner à des distances marquées, que de combattre! "

L'ange guerrier répondit aussitôt:

"Dire et se contredire, prétendre d'abord qu'il est sage de fuir la peine,
professer ensuite l'espionnage, montre non un chef, mais un menteur avéré,
Satan. Et oses-tu te donner le titre de fidèle? O nom, ô nom sacré de fidélité
profanée! Fidèle à qui? A ta bande rebelle, armée de pervers, digne corps d'une
digne tête? Etait-ce là votre discipline et votre foi jurée, votre obéissance
militaire, de rompre votre serment d'allégeance au pouvoir suprême reconnu? Et
toi, rusé hypocrite, aujourd'hui champion de la liberté, qui jadis plus que toi
flatta, s'inclina, et servilement adora le redoutable monarque du Ciel?
Pourquoi, sinon dans l'espoir de le déposséder et de régner toi-même? Mais
écoute à présent ce que je te conseille: Loin d'ici! fuis là d'où tu as fui: si
à compter de cette heure tu te montres dans ces limites sacrées, je te traîne
enchaîné au puits infernal; je t'y scellerai de manière que désormais tu ne
mépriseras plus les faciles portes de l'Enfer, trop légèrement barrées. "

Ainsi il menaçait: mais Satan ne fait aucune attention à ces menaces; mais sa
rage croissant, il répliqua:

"Alors que je serai ton captif, parle de chaînes, fier chérubin de frontière;
mais avant cela attends-toi toi-même à sentir le poids, beaucoup plus pesant, de
mon bras vainqueur, bien que le roi du Ciel chevauche sur tes ailes, et qu'avec
tes compères, façonnés au joug, tu tires ses roues triomphantes dans sa marche
sur le chemin du Ciel, pavé d'étoiles. "

Tandis qu'il parle, les angéliques escadrons devinrent rouges de feu; aiguisant
en croissant les pointes de leur phalange, ils commencent à l'entourer de leurs
lances en arrêt: telle dans un champ de Cérès mûr pour la moisson, une forêt
barbelée d'épis ondoie et s'incline de quelque côté que le vent la balaye; le
laboureur, inquiet, regarde; il craint que sur l'aire les gerbes, son espérance,
ne laissent que du chaume. De son côté, Satan alarmé, rassemblant toute sa
force, s'élève dilaté, inébranlable comme le Ténériffe ou l'Atlas. Sa tête
atteint le Ciel, et sur son casque l'horreur siège comme un panache; sa main ne
manquait point de ce qui semblait une lance et un bouclier.

Des faits terribles se fussent accomplis; non seulement le Paradis dans cette
commotion, mais peut-être la voûte étoilée du Ciel, ou au moins tous les
éléments, seraient allés en débris, confondus et déchirés par la violence de ce
combat, si l'Eternel, pour prévenir cet horrible tumulte, n'eut aussitôt
suspendu ses balances d'or, que l'on voit encore entre Astrée et le signe du
Scorpion. Dans ces balances, le Créateur pesa d'abord toutes les choses créées,
la terre ronde et suspendue avec l'air pour contrepoids; maintenant, il y pèse
les événements, les batailles et les royaumes. Il mit deux poids dans les
bassins, dans l'un le départ, dans l'autre le combat; le dernier bassin monta
rapidement et frappa le fléau. Gabriel s'en apercevant, dit à l'ennemi:

"Satan, je connais ta force et tu connais la mienne; ni l'une ni l'autre ne nous
est propre, mais elles nous ont été données. Quelle folie donc de vanter ce que
les armes peuvent faire, puisque ni ta force ni la mienne ne sont que ce que
permet le Ciel, quoique la mienne soit à présent doublée, afin que je te foule
aux pieds comme la fange! Pour preuve, regarde en haut; lis ton destin dans ce
signe céleste où tu es pesé, et vois combien tu es léger, combien faible, si tu
résistes. "

L'ennemi leva les yeux, et reconnut que son bassin était monté en haut. C'en est
fait; il fuit en murmurant, et avec lui fuirent les ombres de la nuit.


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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre IV Argument.
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