PLUME DE POÉSIES
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 François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre VIII Argument.

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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre VIII Argument. Empty
MessageSujet: François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre VIII Argument.   François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre VIII Argument. Icon_minitimeJeu 31 Mai - 23:44

Livre VIII


Argument.


Adam s'enquiert des mouvements célestes; il reçoit une réponse douteuse, et est
exhorté à chercher de préférence des choses plus dignes d'être connues. Adam y
consent; mais, désirant encore retenir Raphael, il lui raconte les choses dont
il se souvient depuis sa propre création: sa translation dans le Paradis, son
entretien avec Dieu touchant la solitude et une société convenable; sa première
rencontre et ses noces avec Eve. Son discours là-dessus avec l'Ange, qui part
après des admonitions répétées.


L'ange finit, et dans l'oreille d'Adam laisse sa voix si charmante que pendant
quelque temps, croyant qu'il parlait encore, il restait encore immobile pour
l'écouter. Enfin, comme nouvellement éveillé, il lui dit, plein de
reconnaissance:

"Quels remerciements suffisants, ou quelle récompense proportionnée, ai-je à
t'offrir, divin historien qui as si abondamment étanché la soif que j'avais de
connaître, qui as eu cette condescendance amicale de raconter des choses
autrement pour moi inscrutables, maintenant entendues avec surprise, mais avec
délice et, comme il est dû, avec une gloire attribuée au souverain Créateur.
Néanmoins, quelque doute me reste, que ton explication peut seule résoudre.

"Lorsque je vois cette excellente structure, ce monde, composé du Ciel et de la
Terre, et que je calcule leurs grandeurs, cette Terre est une tache, un grain,
un atome, comparée avec le firmament et tous ses astres comptés, qui semblent
rouler dans des espaces incompréhensibles, car leur distance et leur prompt
retour diurne le prouvent. Quoi? uniquement pour administrer la lumière l'espace
d'un jour et d'une nuit autour de cette Terre opaque, et de cette tache d'un
point, eux, dans toute leur vaste inspection d'ailleurs inutiles! En raisonnant
j'admire souvent comment la nature sobre, et sage, a pu commettre de pareilles
disproportions, a pu, d'une main prodigue, créer les corps les plus beaux,
multiplier les plus grands pour ce seul usage (à ce qu'il paraît), et imposer à
leurs orbes de telles révolutions sans repos, jour par jour répétées. Et
cependant la Terre sédentaire (qui pourrait se mouvoir mieux dans un cercle
beaucoup moindre), servie par plus noble qu'elle, atteint ses fins sans le plus
petit mouvement et reçoit la chaleur et la lumière, comme le tribut d'une course
incalculable, apporté avec une rapidité incorporelle, rapidité telle que les
nombres manquent pour l'exprimer. "

Ainsi parla notre premier père, et il sembla par sa contenance entrer dans des
pensées studieuses et abstraites; ce qu'Eve apercevant du lieu où elle était
assise retirée en vue, elle se leva avec une modestie majestueuse et une grâce
qui engageaient celui qui la voyait à souhaiter qu'elle restât. Elle alla parmi
ses fruits et ses fleurs pour examiner comment ils prospéraient, bouton et
fleur; ses élèves, ils poussèrent à sa venue, et, touchés par sa belle main,
grandirent plus joyeusement Cependant elle ne se retira point, comme non charmée
de tels discours, ou parce que son oreille n'était pas capable d'entendre ce qui
était élevé; mais elle se réservait ce plaisir, Adam racontant, elle seule
auditrice; elle préférait à l'ange son mari le narrateur, et elle aimait mieux
l'interroger; elle savait qu'il entremêlerait d'agréables digressions et
résoudrait les hautes difficultés par des caresses conjugales: des lèvres de son
époux les paroles ne lui plaisaient pas seules. Oh! quand se rencontre à présent
un pareil couple, mutuellement uni en dignité et en amour? Eve s'éloigna avec la
démarche d'une déesse; elle n'était pas sans suite, car près d'elle, comme une
reine, un cortège de grâces attrayantes se tient toujours; et d'autour d'elle
jaillissaient dans tous les yeux des traits de désir qui faisaient souhaiter
encore sa présence.

Et Raphael, bienveillant et facile, répond à présent au doute qu'Adam avait
proposé;

"De demander ou de t'enquérir je ne te blâme pas, car le Ciel est comme le livre
de Dieu ouvert devant toi, dans lequel tu peux lire ses merveilleux ouvrages et
apprendre ses saisons, ses heures, ou ses jours, ou ses mois, ou ses années:
pour atteindre à ceci, que le Ciel ou la Terre se meuvent, peu importe si tu
comptes juste. Le grand architecte a fait sagement de cacher le reste à l'homme
ou à l'ange, de ne pas divulguer ses secrets pour être scrutés par ceux qui
doivent plutôt les admirer: ou s'ils veulent hasarder des conjectures, il a
livré son édifice des Cieux à leurs disputes, afin peut-être d'exciter son rire
par leurs opinions vagues et subtiles, quand dans la suite ils viendront à
mouler le Ciel et à calculer les étoiles. Comme ils manieront la puissante
structure! comme ils bâtiront, débâtiront, s'ingénieront pour sauver les
apparences! comme ils ceindront la sphère de cercles concentriques et
excentriques, de cycles et d'épicycles, d'orbes dans des orbes, mal écrits sur
elle! Déjà je devine ceci par ton raisonnement, toi qui dois guider ta
postérité, et qui supposes que des corps plus grands et lumineux n'en doivent
pas servir de plus petits privés de lumière, ni le Ciel parcourir de pareils
espaces, tandis que la Terre, assise tranquille, reçoit seule le bénéfice de
cette course.

"Considère d'abord que grandeur ou éclat ne suppose pas excellence: la Terre,
bien qu'en comparaison du Ciel si petite et sans lumière, peut contenir des
qualités solides en plus d'abondance que le Soleil, qui brille stérile, et dont
la vertu n'opère pas d'effet sur lui-même, mais sur la Terre féconde: là ses
rayons reçus d'abord (inactifs ailleurs) trouvent leur vigueur. Encore ces
éclatants luminaires ne sont pas serviables à la Terre, mais à toi, habitant de
la Terre.

"Quant à l'immense circuit du Ciel, qu'il raconte la haute magnificence du
Créateur, lequel a bâti d'une manière si vaste et étendu ses lignes si loin afin
que l'homme puisse savoir qu'il n'habite pas chez lui; édifice trop grand pour
qu'il le remplisse, logé qu'il est dans une petite portion: le reste est formé
pour des usages mieux connus de son souverain Seigneur. Attribue la vitesse de
ces cercles, quoique sans nombre, à l'omnipotence de Dieu, qui pourrait ajouter
à des substances matérielles une rapidité presque spirituelle. Tu ne me crois
pas lent, moi qui depuis l'heure matinale parti du Ciel, où Dieu réside, suis
arrivé dans Eden avant le milieu du jour; distance inexprimable dans des nombres
qui aient un nom.

"Mais, j'avance ceci, en admettant le mouvement des Cieux, pour montrer combien
a peu de valeur ce qui te porte à en douter, non que j'affirme ce mouvement,
quoiqu'il te semble tel, à toi qui as ta demeure ici sur la Terre, Dieu, pour
éloigner ses voies du sens humain, a placé le Ciel tellement loin de la Terre,
que la vue terrestre, si elle s'aventure, puisse se perdre dans des choses trop
sublimes, et n'en tirer aucun avantage.

"Quoi? si le Soleil est le centre du monde, et si d'autres astres (par sa vertu
attractive et par la leur même incités) dansent autour de lui des rondes
variées? Tu vois dans six planètes leur course errante, maintenant haute,
maintenant basse, tantôt cachée, progressive, rétrograde ou demeurant
stationnaire que serait-ce si la septième planète, la Terre (quoiqu'elle semble
si immobile), se mouvait insensiblement par trois mouvements divers? Sans cela,
ces mouvements, ou tu les dois attribuer à différentes sphères mues en sens
contraire croisant leurs obliquités, ou tu dois sauver au Soleil sa fatigue
ainsi qu'à ce rhombe rapide supposé nocturne et diurne, invisible d'ailleurs au-
dessus de toutes les étoiles, roue du jour et de la nuit. Tu n'aurais plus
besoin d'y croire si la Terre, industrieuse d'elle-même, cherchait le jour en
voyageant à l'orient, et si de son hémisphère opposé au rayon du Soleil elle
rencontrait la nuit son autre hémisphère étant encore éclairé de la lumière du
jour. Que serait-ce si cette lumière reflétée par la Terre à travers la vaste
transparence de l'air était comme la lumière d'un astre pour le globe terrestre
de la Lune, la Terre éclairant la Lune pendant le jour, comme la Lune éclaire la
Terre pendant la nuit? Réciprocité dans le cas où la Lune aurait une terre, des
champs et des habitants. Tu vois ces taches comme des nuages; les nuages peuvent
donner de la pluie, et la pluie peut produire des fruits dans le sol amolli de
la Lune, pour nourrir ceux qui sont placés là.

"Peut-être découvriras-tu d'autres soleils accompagnés de leurs lunes,
communiquant la lumière mâle et femelle; ces deux grands sexes animent le monde,
peut-être rempli dans chacun de ses orbes par quelque créature qui vit. Car
qu'une aussi vaste étendue de la nature soit privée d'âmes vivantes; qu'elle
soit déserte, désolée, faite seulement pour briller, pour payer à peine à chaque
orbe une faible étincelle de lumière envoyée si loin, en bas à cet orbe
habitable qui lui renvoie cette lumière, c'est ce qui sera une éternelle matière
de dispute.

Mais que ces choses soient ou ne soient pas ainsi; que le Soleil dominant dans
le Ciel se lève sur la Terre, ou que la Terre se lève sur le Soleil; que le
Soleil commence dans l'orient sa carrière ardente, ou que la Terre s'avance de
l'occident dans une course silencieuse, à pas inoffensifs, dorme sur son axe
doux, tandis qu'elle marche d'un mouvement égal et t'emporte mollement avec
l'atmosphère tranquille: ne fatigue pas tes pensées de ces choses cachées;
laisse-les au Dieu d'en haut; sers-le et crains-le. Qu'il dispose comme il lui
plaît des autres créatures, quelque part qu'elles soient placées. Réjouis-toi
dans ce qu'il t'a donné, ce Paradis et ta belle Eve. Le Ciel est pour toi trop
élevé, pour que tu puisses savoir ce qui s'y passe. Sois humblement sage; pense
seulement à ce qui concerne toi et ton être; ne rêve point d'autres mondes, des
créatures qui y vivent, de leur état, de leur condition ou degré: sois content
de ce qui t'a été révélé jusqu'ici, non seulement de la Terre, mais du plus haut
Ciel. "

Adam, éclairci sur ses doutes, lui répliqua:

"Combien pleinement tu m'as satisfait, pure intelligence du Ciel, ange serein!
et combien, délivré de sollicitudes, tu m'as enseigné pour vivre le chemin le
plus aisé; tu m'as appris à ne point interrompre, avec des imaginations
perplexes, la douceur d'une vie dont Dieu a ordonné à tous soucis pénibles
d'habiter loin, et de ne pas nous troubler, à moins que nous ne les cherchions
nous-mêmes par des pensées errantes et des notions vaines. Mais l'esprit ou
l'imagination est apte à s'égarer sans retenue: il n'est point de fin à ses
erreurs, jusqu'à ce qu'avertie, ou enseignée par l'expérience, elle apprenne que
la première sagesse n'est pas de connaître amplement les matières obscures,
subtiles et d'un usage éloigné, mais ce qui est devant nous dans la vie
journalière; le reste est fumée, ou vanité, ou folle extravagance, et nous rend,
dans les choses qui nous concernent le plus, sans expérience, sans habitude, et
cherchant toujours. Ainsi descendons de cette hauteur, abaissons notre vol et
parlons des choses utiles près de nous; d'où par hasard peut naître l'occasion
de te demander quelque chose non hors de saison, m'accordant ta complaisance et
ta faveur accoutumée.

"Je t'ai entendu raconter ce qui a été fait avant mon souvenir; à présent
écoute-moi raconter mon histoire, que tu ignores peut-être. Le jour n'est pas
encore dépensé; jusque ici tu vois de quoi je m'avise subtilement pour te
retenir, t'invitant à entendre mon récit; folie! si ce n'était dans l'espoir de
ta réponse: car tandis que je suis assis avec toi, je me crois dans le Ciel; ton
discours est plus flatteur à mon oreille que les fruits les plus agréables du
palmier ne le sont à la faim et à la soif, après le travail, à l'heure du doux
repas: ils rassasient et bientôt lassent, quoique agréables, mais tes paroles,
imbues d'une grâce divine, n'apportent à leur douceur aucune satiété. "

Raphael répliqua, célestement doux:

"Tes lèvres ne sont pas sans grâce, père des hommes, ni ta langue sans
éloquence, car Dieu avec abondance a aussi répandu ses dons sur toi
extérieurement et intérieurement, toi sa brillante image: parlant ou muet, toute
beauté et toute grâce t'accompagnent et forment chacune de tes paroles, chacun
de tes mouvements. Dans le Ciel nous ne te regardons pas moins que comme notre
compagnon de service sur la terre, et nous nous enquérons avec plaisir des voies
de Dieu dans l'homme; car Dieu, nous le voyons, t'a honoré, et a placé dans
l'homme son égal amour.

"Parle donc, car il arriva que le jour où tu naquis j'étais absent, engagé dans
un voyage difficile et ténébreux, au loin dans une excursion vers les portes de
l'Enfer. En pleine légion carrée (ainsi nous en avions reçu l'ordre), nous
veillâmes à ce qu'aucun espion ou aucun ennemi ne sortît de là, tandis que Dieu
était à son ouvrage, de peur que lui, irrité par cette irruption audacieuse, ne
mêlât la destruction à la création. Non que les esprits rebelles osassent sans
sa permission rien tenter, mais il nous envoya pour établir ses hauts
commandements comme souverain roi et pour nous accoutumer à une prompte
obéissance.

"Nous trouvâmes étroitement fermées les horribles portes, étroitement fermées et
barricadées fortement: mais longtemps avant notre approche nous entendîmes au
dedans un bruit autre que le son de la danse et du chant: tourment, et haute
lamentation, et rage furieuse! Contents, nous retournâmes aux rivages de la
lumière avant le soir du sabbat; tel était notre ordre. Mais ton récit à
présent: car je l'attends, non moins charmé de tes paroles que toi des miennes.
"

Ainsi parla ce pouvoir semblable à un Dieu, et alors notre premier père:

"Pour l'homme, dire comment la vie humaine commença, est difficile: car qui
connut soi-même son commencement? Le désir de converser plus longtemps encore
avec toi m'induit à parler.

"Comme nouvellement éveillé du plus profond sommeil, je me trouvai couché
mollement sur l'herbe fleurie, dans une sueur embaumée, que par ses rayons le
soleil sécha en se nourrissant de la fumante humidité. Droit vers le Ciel je
tournai mes yeux étonnés, et contemplai quelque temps le firmament spacieux,
jusqu'à ce que, levé par une rapide et instinctive impulsion, je bondis, comme
m'efforçant d'atteindre là, et je me tins debout sur mes pieds.

"Autour de moi, j'aperçus une colline, une vallée, des bois ombreux, des plaines
rayonnantes au soleil, et une liquide chute de ruisseaux murmurants; dans ces
lieux j'aperçus des créatures qui vivaient et se mouvaient, qui marchaient ou
volaient, des oiseaux gazouillant sur les branches: tout souriait; mon coeur
était noyé de joie et de parfum.

"Je me parcours alors moi-même, et membre à membre, je m'examine, et quelquefois
je marche, et quelquefois je cours avec des jointures flexibles, selon qu'une
vigueur animée me conduit; mais qui j'étais, où j'étais, par quelle cause
j'étais, je ne le savais pas. J'essayai de parler, et sur-le-champ je parlai; ma
langue obéit et put nommer promptement tout ce que je voyais.

"Toi, soleil, dis-je, belle lumière! et toi, terre éclairée, si fraîche et si
riante! vous, collines et vallées, vous, rivières, bois et plaines, et vous qui
vivez et vous mouvez, belles créatures, dites, dites, si vous l'avez vu, comment
suis-je ainsi venu, comment suis-je ici? Ce n'est pas de moi-même: c'est donc
par quelque grand créateur prééminent en bonté et en pouvoir. Dites-moi comment
je puis le connaître, comment l'adorer, celui par qui je me meus, je vis, et
sens que je suis plus heureux que je ne le sais?

"Pendant que j'appelais de la sorte et que je m'égarais je ne sais où, loin du
lieu où j'avais d'abord respiré l'air et vu d'abord cette lumière fortunée,
comme aucune réponse ne m'était faite, je m'assis pensif sur un banc vert,
ombragé et prodigue de fleurs. Là, un agréable sommeil s'empara de moi pour la
première fois, et accabla d'une douce oppression mes sens assoupis, non
troublés, bien qu'alors je me figurasse repasser à mon premier état
d'insensibilité et me dissoudre.

"Quand soudain à ma tête se tint un songe dont l'apparition intérieure inclina
doucement mon imagination à croire que j'avais encore l'être et que je vivais.
Quelqu'un vint, ce me semble, de forme divine, et me dit:

"Ta demeure te manque, Adam; lève-toi, premier homme, toi destiné à devenir le
premier père d'innombrables hommes! Appelé par toi, je viens ton guide au jardin
de béatitude, ta demeure préparée. "

"Ainsi disant, il me prit par la main et me leva: et sur les campagnes et les
eaux doucement glissant comme dans l'air sans marcher, il me transporta enfin
sur une montagne boisée, dont le sommet était une plaine: circuit largement
clos, planté d'arbres les meilleurs, de promenades et de bosquets; de sorte que
ce que j'avais vu sur la terre auparavant semblait à peine agréable. Chaque
arbre chargé du plus beau fruit, qui pendait en tentant l'oeil, excitait en moi
un désir soudain de cueillir et de manger. Sur quoi je m'éveillai, et trouvai
devant mes yeux, en réalité, ce que le songe m'avait vivement offert en image.
Ici aurait recommencé ma course errante si celui qui était mon guide à cette
montagne n'eût apparu parmi les arbres; présence divine! Rempli de joie, mais
avec une crainte respectueuse, je tombai soumis en adoration à ses pieds. Il me
releva, et:

"Je suis celui que tu cherches, me dit-il avec douceur; auteur de tout ce que tu
vois au-dessus, ou autour de toi, ou au-dessous. Je te donne ce Paradis,
regarde-le comme à toi pour le cultiver et le bien tenir, et en manger le fruit.
De chaque arbre qui croît dans le jardin, mange librement et de bon coeur; ne
crains point ici de disette; mais de l'arbre dont l'opération apporte la
connaissance du bien et du mal, arbre que j'ai planté comme le gage de ton
obéissance et de ta foi, dans le jardin auprès de l'arbre de vie (souviens-toi
de ce dont je t'avertis), évite de goûter et évite la conséquence amère. Car
sache que le jour où tu en mangeras, ma seule défense étant transgressée
inévitablement tu mourras, mortel de ce jour; et tu perdras ton heureuse
situation, chassé d'ici dans un monde de malheur et de misère. "

"Il prononça sévèrement cette rigoureuse sentence, qui résonne encore terrible à
mon oreille, bien qu'il ne dépende que de moi de ne pas l'encourir. Mais il
reprit bientôt son aspect serein, et renouvela de la sorte son gracieux propos:

"Non seulement cette belle enceinte, mais la terre entière, je la donne à toi et
à ta race. Possédez-la comme seigneurs, et toutes les choses qui vivent dedans,
ou qui vivent dans la mer, ou dans l'air, animaux, poissons, oiseaux. En signe
de quoi, voici les animaux et les oiseaux, chacun selon son espèce; je te les
amène pour recevoir leurs noms de toi, et pour te rendre foi et hommage avec une
soumission profonde. Entends la même chose des poissons dans leur aquatique
demeure, non semoncés ici, parce qu'ils ne peuvent changer leur élément pour
respirer un air plus subtil. "

"Comme il parlait, voici les animaux et les oiseaux s'approchant deux à deux;
les animaux fléchissant humblement le genou avec des flatteries, les oiseaux
abaissés sur leurs ailes. Je les nommais à mesure qu'ils passaient et je
comprenais leur nature (tant était grand le savoir dont Dieu avait doué ma
soudaine intelligence); mais parmi ces créatures je ne trouvai pas ce qui me
semblait manquer encore, et j'osai m'adresser ainsi à la céleste vision:

"- Oh! de quel nom t'appeler, car toi au-dessus de toutes ces créatures, au-
dessus de l'espèce humaine, ou au-dessus de ce qui est plus haut que l'espèce
humaine, tu surpasses beaucoup tout ce que je puis nommer? Comment puis-je
t'adorer, auteur de cet univers et de tout ce bien donné à l'homme, pour le
bien-être duquel, si largement et d'une main libérale, tu as pourvu à toutes
choses? mais avec moi, je ne vois personne qui partage. Dans la solitude est-il
un bonheur? qui peut jouir seul, ou, en jouissant de tout, quel contentement
trouver? "

"Ainsi je parlais présomptueux, et la vision, comme avec un sourire plus
brillante, répliqua ainsi:

"Qu'appelles-tu solitude? La terre et l'air ne sont-ils pas remplis de diverses
créatures vivantes, et toutes celles-ci; ne sont-elles pas à ton commandement
pour venir jouer devant toi? Ne connais-tu pas leur langage et leurs moeurs?
Elles savent aussi, et ne raisonnent pas d'une manière méprisable. Trouve un
passe-temps avec elles, et domine sur elles; ton royaume est vaste. "

"Ainsi parla l'universel Seigneur et sembla dicter des ordres. Moi, ayant
imploré par une humble prière la permission de parler, je répliquai:

"Que mes discours ne t'offensent pas, céleste Puissance; mon Créateur, sois
propice tandis que je parle. Ne m'as-tu pas fait ici ton représentant, et n'as-
tu pas placé bien au-dessous de moi ces inférieures créatures? Entre inégaux
quelle société, quelle harmonie, quel vrai délice, peuvent s'assortir? Ce qui
doit être mutuel doit être donné et reçu en juste proportion; mais en disparité,
si l'un est élevé, l'autre toujours abaissé, ils ne peuvent bien se convenir
l'un l'autre, mais ils se deviennent bientôt également ennuyeux. Je parle d'une
société telle que je la cherche, capable de participer à tout délice rationnel,
dans lequel la brute ne saurait être la compagne de l'homme: les brutes se
réjouissent chacune avec leur espèce, le lion avec la lionne; si convenablement
tu les as unies deux à deux! L'oiseau peut encore moins converser avec le
quadrupède, le poisson avec l'oiseau, le singe avec le boeuf: l'homme peut donc
encore moins s'associer à la bête, et il peut le moins de tous. "

"A quoi le Tout-Puissant, non offensé, répondit:

"Tu te proposes, je le vois, un bonheur fin et délicat dans le choix de tes
associés, Adam, et dans le sein du plaisir tu ne goûteras aucun plaisir étant
seul. Que penses-tu donc de moi et de mon état? Te semblai-je ou non posséder
suffisamment de bonheur, moi qui suis seul de toute éternité? car je ne me
connais ni second, ni semblable, d'égal beaucoup moins. Avec qui donc puis-je
converser, si ce n'est avec les créatures que j'ai faites? et celles-ci, à moi
inférieures, descendent infiniment plus au-dessous de moi que les autres
créatures au-dessous de toi. "

"Il se tut, je repris humblement:

"Pour atteindre la hauteur et la profondeur de tes voies éternelles, toutes
pensées humaines sont courtes. Souverain des choses, tu es parfait en toi-même,
et on ne trouve rien en toi de défectueux; l'homme n'est pas ainsi; il ne se
perfectionne que par degrés: c'est la cause de son désir de société avec son
semblable pour aider ou consoler ses insuffisances. Tu n'as pas besoin de te
propager, déjà Infini et accompli dans tous les nombres, quoique tu sois Un;
mais l'homme par le nombre doit manifester sa particulière imperfection, et
engendrer son pareil de son pareil, en multipliant son image défectueuse en
unité, ce qui exige un amour mutuel et la plus tendre amitié. Toi dans ton
secret, quoique seul, supérieurement accompagné de toi-même, tu ne cherches pas
de communication sociale: cependant, si cela te plaisait, tu pourrais élever ta
créature déifiée à quelque hauteur d'union ou de communion que tu voudrais: moi
en conversant je ne puis redresser ces brutes courbées ni trouver ma
complaisance dans leurs voies. "

"Ainsi enhardi, je parlai; et j'usai de la liberté accordée, et je trouvai
accueil: ce qui m'obtint cette réponse de la gracieuse Voix divine:

"Jusque ici, Adam, je me suis plu à t'éprouver, et j'ai trouvé que tu
connaissais non seulement les bêtes, que tu as proprement nommées, mais toi-
même, exprimant bien l'esprit libre en toi, mon image, qui n'a point été
départie à la brute, dont la compagnie pour cela ne peut te convenir; tu avais
une bonne raison pour la désapprouver franchement: pense toujours de même. Je
savais, avant que tu parlasses, qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul;
une compagnie telle que tu la voyais alors je ne t'ai pas destinée; je te l'ai
présentée seulement comme une épreuve, pour voir comment tu jugerais du juste et
du convenable. Ce que je te vais maintenant apporter te plaira, sois-en sûr;
c'est ta ressemblance, ton aide convenable, ton autre toi-même, ton souhait
exactement selon le désir de ton coeur. "

"Il finit, ou je ne l'entendis plus, car alors ma nature terrestre, accablée par
sa nature céleste (sous laquelle elle s'était tenue longtemps exaltée à la
hauteur de ce colloque divin et sublime), ma nature, éblouie et épuisée comme
quand un objet surpasse les sens, s'affaissa, et chercha la réparation du
sommeil qui tomba à l'instant sur moi, appelé comme en aide par la nature, et il
ferma mes yeux.

"Mes yeux il ferma, mais laissa ouverte la cellule de mon imagination, ma vue
intérieure, par laquelle, ravi comme en extase, je vis, à ce qu'il me sembla,
quoique dormant où j'étais, je vis la forme toujours glorieuse devant qui je
m'étais tenu éveillé, laquelle, se baissant, m'ouvrit le côté gauche, y prit une
côte toute chaude des esprits du coeur, et le sang de la vie coulant frais:
large était la blessure, mais soudain remplie de chair et guérie.

"La forme pétrit et façonna cette côte avec ses mains; sous ses mains créatrices
se forma une créature semblable à l'homme, mais de sexe différent, si
agréablement belle, que ce qui semblait beau dans tout le monde semblait
maintenant chétif, ou paraissait réuni en elle, contenu en elle et dans ses
regards, qui depuis ce temps ont épanché dans mon coeur une douceur jusque alors
non éprouvée: son air inspira à toutes choses l'esprit d'amour et un amoureux
délice. Elle disparut, et me laissa dans les ténèbres. Je m'éveillai pour la
trouver, ou pour déplorer à jamais sa perte et abjurer tous les autres plaisirs.

"Lorsque j'étais hors d'espoir, la voici non loin, telle que je la vis dans mon
songe, ornée de ce que toute la terre ou le ciel pouvaient prodiguer pour la
rendre aimable. Elle vint conduite par son céleste créateur (quoique invisible)
et guidée par sa voix. Elle n'était pas ignorante de la nuptiale sainteté et des
rites du mariage: la grâce était dans tous ses pas, le ciel dans ses yeux; dans
chacun de ses mouvements, la dignité et l'amour. Transporté de joie, je ne pus
m'empêcher de m'écrier à voix haute:

"Cette fois tu m'as dédommagé! tu as rempli ta promesse, Créateur généreux et
plein de bénignité, donateur de toutes les choses belles; mais celui-ci est le
plus beau de tous tes présents! et tu ne me l'as pas envié. Je vois maintenant
l'os de mes os, la chair de ma chair, moi-même devant moi. La femme est son nom;
son nom est tiré de l'homme: c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère
et s'attachera à sa femme, et ils seront une chair, un coeur, une âme. "

"Ma compagne m'entendit; et quoique divinement amenée, cependant l'innocence, et
la modestie virginale, sa vertu, et la conscience de son prix (prix qui doit
être imploré, et ne doit pas être accordé sans être recherché, qui ne s'offrant
pas, ne se livrant pas lui-même, est d'autant plus désirable qu'il est plus
retiré), pour tout dire enfin, la nature elle-même (quoique pure de pensée
pécheresse) agit tellement en elle, qu'en me voyant elle se détourna. Je la
suivis; elle connut ce que c'était qu'honneur, et avec une condescendante
majesté elle approuva mes raisons alléguées. Je la conduisis au berceau nuptial,
rougissante comme le matin: tout le ciel et les constellations fortunées
versèrent sur cette heure leur influence la plus choisie; la terre et ses
collines donnèrent un signe de congratulation: les oiseaux furent joyeux; les
fraîches brises, les vents légers murmurèrent cette union dans les bois, et
leurs ailes en se jouant nous jetèrent des parfums du buisson embaumé, jusqu'à
ce que l'amoureux oiseau de la nuit chanta les noces et ordonna à l'étoile du
soir de hâter ses pas sur le sommet de sa colline, pour allumer le flambeau
nuptial.

"Ainsi je t'ai raconté toute ma condition, et j'ai amené mon histoire jusqu'au
comble de la félicité terrestre dont je jouis. Je dois avouer que dans toutes
les autres choses je trouve à la vérité du plaisir, mais tel que, goûté ou non,
il n'opère dans mon esprit ni changement ni véhément désir: je parle de ces
délicatesses de goût, de vue, d'odorat, d'herbes, de fruits, de fleurs, de
promenades et de mélodie des oiseaux.

"Mais ici bien autrement: transporté je vois, transporté je touche! Ici pour la
première fois je sentis la passion, commotion étrange! supérieur et calme dans
toutes les autres jouissances, ici faible uniquement contre le charme du regard
puissant de la beauté. Ou la nature a failli en moi, et m'a laissé quelque
partie non assez à l'épreuve pour résister à un pareil objet; ou, dans ce qu'on
a soustrait de mon côté on m'a peut-être pris plus qu'il ne fallait: du moins on
a prodigué à la femme trop d'ornements, à l'extérieur achevée, à l'intérieur
moins finie. Je comprends bien que, selon le premier dessein de la nature, elle
est l'inférieure par l'esprit et les facultés intérieures qui excellent le plus;
extérieurement aussi elle ressemble moins à l'image de celui qui nous fit tous
deux, et elle exprime moins le caractère de cette domination donnée sur les
autres créatures. Cependant, quand j'approche de ses séductions, elle me semble
si parfaite et en elle-même si accomplie, si instruite de ses droits, que ce
qu'elle veut faire ou dire paraît le plus sage, le plus vertueux, le plus
discret, le meilleur. Toute science plus haute tombe abaissée en sa présence; la
sagesse, discourant avec elle, se perd déconcertée et paraît folie. L'autorité
et la raison la suivent, comme si elle avait été projetée la première, non faite
la seconde occasionnellement: pour achever tout, la grandeur d'âme et la
noblesse établissent en elle leur demeure la plus charmante, et créent autour
d'elle un respect mêlé de frayeur, comme une garde angélique. "

L'ange fronçant le sourcil, lui répondit:

"N'accuse point la nature; elle a rempli sa tâche; remplis la tienne, et ne te
défie pas de la sagesse; elle ne t'abandonnera pas, si tu ne la renvoies quand
tu aurais le plus besoin d'elle près de toi, alors que tu attaches trop de prix
à des choses moins excellentes, comme tu t'en aperçois toi-même.

"Aussi bien qu'admires-tu? qu'est-ce qui te transporte ainsi? Des dehors! beaux
sans doute et bien dignes de ta tendresse, de ton hommage et de ton amour, non
de ta servitude. Pèse-toi avec la femme, ensuite évalue: souvent rien n'est plus
profitable que l'estime de soi-même bien ménagée et fondée en justice et en
raison. Plus tu connaîtras de cette science, plus ta compagne te reconnaîtra
pour son chef, et à des réalités cédera toutes ses apparences. Elle est faite
ainsi ornée pour te plaire davantage, ainsi imposante pour que tu puisses aimer
avec honneur ta compagne, qui voit quand tu parais le moins sage.

"Mais si le sens du toucher, par lequel l'espèce humaine est propagée, te paraît
un délice cher au-dessus de tout autre, songe que le même sens a été accordé au
bétail et à chaque bête: lequel ne leur aurait pas été révélé et rendu commun si
quelque chose existait là-dedans digne de subjuguer l'âme de l'homme ou de lui
inspirer la passion.

"Ce que tu trouves d'élevé, d'attrayant, de doux, de raisonnable, dans la
société de ta compagne, aime-le toujours; en aimant tu fais bien; dans la
passion, non, car en celle-ci le véritable amour ne consiste pas. L'amour épure
les pensées et élargit le coeur; il a son siège dans la raison, et il est
judicieux: il est l'échelle par laquelle tu peux monter à l'amour céleste,
n'étant pas plongé dans le plaisir charnel: c'est pour cette cause que parmi les
bêtes aucune compagne ne t'a été trouvée. "

Adam, à demi honteux, répliqua:

"Ni l'extérieur de la femme, formé si beau ni rien de la procréation commune à
toutes les espèces (quoique je pense du lit nuptial d'une manière beaucoup plus
élevée et avec un mystérieux respect) ne me plaisent autant dans ma compagne que
ces manières gracieuses, ces mille décences sans cesse découlant de toutes ses
paroles et de toutes ses actions mêlées d'amour, de douce complaisance, qui
révèlent une union sincère d'esprit ou une seule âme entre nous deux: harmonie
de deux époux, plus agréable à voir qu'un son harmonieux à entendre.

"Toutefois, ces choses ne me subjuguent pas: je te découvre ce que je sens
intérieurement, sans pour cela que je sois vaincu, moi qui rencontre des objets
divers diversement représentés par les sens; cependant, toujours libre,
j'approuve le meilleur, et je suis ce que j'approuve. Tu ne me blâmes pas
d'aimer, car l'amour, tu le dis, nous élève au ciel; il en est à la fois le
chemin et le guide. Souffre-moi donc, si ce que je demande est permis: les
esprits célestes n'aiment-ils point? Comment expriment-ils leur amour? Par
regards seulement? Où mêlent-ils leur lumière rayonnante par un toucher virtuel
ou immédiat? "

L'ange avec un sourire qu'animait la rougeur des roses célestes, propre couleur
de l'amour, lui répondit:

"Qu'il te suffise de savoir que nous sommes heureux, et que sans amour il n'y a
point de bonheur. Tout ce que tu goûtes de plaisir pur dans ton corps (et tu fus
créé pur), nous le goûtons dans un degré plus éminent: nous ne trouvons point
d'obstacles de membrane, de jointure, ou de membre, barrières exclusives. Plus
aisément que l'air avec l'air, si les esprits s'embrassent, ils se confondent,
le pur désirant l'union avec le pur: ils n'ont pas besoin d'un moyen de
transmission borné, comme la chair pour s'unir à la chair, ou l'âme à l'âme.

"Mais je ne puis à présent rester davantage: le soleil, s'abaissant au delà des
terres du cap Vert et des îles verdoyantes de l'Hespérie, se couche: c'est le
signal de mon départ. Sois ferme; vis heureux et aime! mais aime Dieu avant
tout; lui obéir, c'est l'aimer. Observe son grand commandement: prends garde que
la passion n'entraîne ton jugement à faire ce qu'autrement ta volonté libre
n'admettrait pas. Le malheur ou le bonheur de toi et de tes fils est en toi
placé. Sois sur tes gardes; moi et tous les esprits bienheureux, nous nous
réjouirons dans ta persévérance. Tiens-toi ferme: rester debout ou tomber dépend
de ton libre arbitre. Parfait intérieurement, ne cherche pas de secours
extérieur, et repousse toute tentation de désobéir. "

Il dit, et se leva. Adam le suivait avec des bénédictions.

"Puisqu'il te faut partir, va, hôte céleste, messager divin, envoyé de celui
dont j'adore la bonté souveraine! Douce et affable a été pour moi ta
condescendance; elle sera honorée à jamais dans ma reconnaissante mémoire. Sois
toujours bon et amical pour l'espèce humaine, et reviens souvent! "

Ainsi, ils se séparèrent: de l'épais ombrage, l'ange retourna au ciel, et Adam à
son berceau.
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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre VIII Argument.
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