À TOURS. (27 juin 1912)
En regardant Houssard accusé d'avoir tué et Mme Guillotin accusée d'avoir aimé.
L'abominable journée d'internement, d'immobilité, d'étouffement, de déception!
Journée commencée dans l'attente d'une émotion neuve, journée qui rassemblait
tous les lambeaux épars d'un beau drame2, comme Donner, rapprochant les nuées,
libérait la foudre! Rien n'a jailli : ni cri, ni sanglot, ni aveu irrépressible,
et l'interminable jour s'achève dans l'ennui et la somnolence.
Avant l'entrée de la cour, le public, peu discret, manifestait pourtant une
fièvre, une gaîté assez sinistres. Beaucoup de femmes venues pour elle, agitées
d'une méchanceté mal cachée...
Je m'attendais à plus de gravité dans l'assistance. Ces messieurs de la presse
judiciaire, débordants de jovialité, s'épanouissent en pronostics narquois.
L'atmosphère? un peu d'une répétition générale d'après-midi, et d'ailleurs voici
Capus. L'impression théâtrale se précise, si je détaille, sur l'estrade vide,
des portes à demi brisées, des planches, des ballots mal ficelés, un bric-à-brac
de décor miteux. Je me laisse gagner par la légèreté blasée de mes compagnons
jusqu'à oublier que ces portes défaites ont servi de cibles, que ces ballots
cordés contiennent des vêtements raidis encore d'un sang ancien.
L'entrée de Paul Houssard me rend à la réalité. Il est assis et ne montre que
son profil. Pas une seule fois il ne se tournera vers la salle. Pendant sept
heures, nous ne verrons que son profil honnête, quelconque, sauf la brisure
têtue du nez. Cette brisure obstinée et cette nuque sans inflexion me rappellent
singulièrement le capitaine Meynier, l'assassin de la baronne Olivier. Houssard
parle, et c'est encore la voix du capitaine Meynier, voilée, embarrassée et
douce, et jusqu'à ce hochement de tête bizarre qui dit « non » quand l'accusé
répond : « Oui, monsieur le président. »
C'est alors que commence le plus interminable, le plus soporifique dialogue
entre le président Roussel et l'accusé. Dialogue! que dis-je? monologue,
monologue présidentiel, débité avec une lenteur, une monotonie exaspérantes ;
des redites, des digressions sans utilité ; une insistance sans pénétration ;
une minutie tatillonne à lasser toutes les oreilles, à décourager l'attention la
plus passionnée! Une intervention cinglante de Me Henri-Robert, une réplique
féline de Me Maurice Bernard viendront seules, de loin en loin, interrompre ce
ruissellement tiède de paroles, car Houssard, prostré, presque aphone, tiraillé
de tics nerveux, n'oppose que des : « Je ne sais pas, je ne me rappelle plus. »
Il murmure à peine, sans geste, et sa voix ne s'élève un peu que pour affirmer :
« Il n'y avait rien entre Mme Guillotin et moi. »
Rien ne marque qu'il soit révolté par les questions très précises qu'on lui pose
à ce sujet. Il nie simplement. Il proteste contre l'évidence, avec une sérénité
bornée de galant homme.
Le bref et muet passage, à l'audience, de Mme Guillotin, sous ses voiles noirs,
le bouleverse. L'accusé semble ressentir sa présence comme une haleine, comme
l'atteinte d'un vif rayon. Il respire vite, il avale avec peine, comme s'il
avait les amygdales enflées. Il jette sur elle de fréquents regards brusques, il
penche vers elle, comme aimanté.
D'elle, je ne vois d'abord que le poignant spectacle d'une main gantée de noir,
crispée au-devant du visage dans un mouchoir blanc. Mais durant la suspension
d'audience, alors que les curieux tentent sauvagement de s'approcher d'elle, je
puis à mon aise regarder sa solide figure, toute fardée du feu mauve qui monte
aux joues des rousses congestionnées. Elle a le front taurin, le nez obstiné,
une ferme bouche de forte mangeuse et la plus splendide couronne de cheveux
ardents, serrés, domptés à grand-peine, prêts à s'épandre, à bondir, si
impatients et si enflammés que le calme, au-dessous d'eux, de deux grands yeux
bruns semble un mensonge.
* * *
Mme Guillotin a parlé. Elle a cessé d'être la statue endeuillée et muette,
embarrassée de crêpe.
On oublie la suffocante chaleur et l'odeur de chambrée parce qu'elle paraît,
grande, traînant ses voiles et son manteau de cachemire avec l'impatience d'une
femme accoutumée à marcher nue et libre. La même curiosité goujate s'est levée
sur son passage. J'entends, comme hier, des mots révoltants, des estimations de
bouviers.
Elle se plante, droite, à la barre des témoins et j'écoute, avant ses paroles,
le son de sa voix. Dès les premières réponses de cette voix nette, d'abord
pincée dans la gorge par l'émotion, mais qui monte et nasille légèrement lorsque
le témoin s'irrite, on est fixé. Mme Guillotin fait tête à tous les dangers.
Quelqu'un s'écrie derrière moi:
-Ah! là, là! son avocat n'a pas besoin de s'inquiéter. En voilà une qui peut
sortir sans sa bonne!
À la suspension d'audience, un grand avocat appréciera d'un mot la « manière »
de Mme Guillotin : « C'est du Mme Steinheil, et du meilleur. »
Encore une fois, voici devant nous, noire et coiffée d'or rutilant, une
incarnation de la vaillance féminine. Encore une fois je m'écrie : « Que c'est
solide, une femme! »
Celle-ci doit compter non seulement avec le tribunal, mais avec le public dont
elle sent derrière elle l'aversion, le détestable souhait, le public qui la veut
coupable! Elle ne faiblit pas. Pleurer un instant et dire : « Je souffre! Ma
situation est affreuse », ce n'est pas faillir, c'est changer de moyen.
Le ton de ses réponses au ministère public est celui d'une femme à qui on manque
de respect. Elle dédaigne parfois la vraisemblance et il arrive que sa liberté
d'expression avive les murmures hostiles ; mais ces murmures partent d'une
assistance énervée, dont la sensiblerie s'étonne qu'une femme dise ces mots : «
L'assassin de mon mari », le « crime », sans trembler ni baisser la voix.
Irritable, intelligente, Mme Guillotin ne prend pas toujours la peine de
maîtriser sa colère. Elle jette des « non, non », impérieux. Il lui échappe un
frappement de pied qui sied à sa figure embrasée, à son front junonien, un peu
bestial. Il semble que tout excès d'expression embellisse cette face colorée où
tout s'anime dès que la bouche parle : narines avides, joues attendries de
larmes, sourcils enclins à se joindre.
Elle fut coquette, à coup sûr, et orgueilleuse d'elle-même, heureuse d'inspirer
l'amour. C'est avec une complaisance peu dissimulée qu'elle répète : « Mon mari
m'aimait passionnément », « il ne voyait que moi », « M. Houssard avait pour moi
une passion intense, véritablement anormale » (sic).
« Monsieur Houssard », c'est ainsi qu'elle nomme posément, sans se tromper,
celui qui tua pour elle et qui se défend d'être son amant. Il est toujours là,
si pâle, si inerte, comme oublié. Mais il l'écoute parler, elle. Il tressaille
et se dresse automatiquement quand on l'interpelle, puis il retombe, penché,
tendu vers le délice d'entendre enfin la voix qu'il aime...
Durant la suspension d'audience qui suit sa déposition, Mme Guillotin se repose
à la façon des athlètes pendant les trêves d'une lutte. Molle, détendue et
laissant aller tous ses muscles, dormir toutes ses forces, elle attend le défilé
des témoins. Craignait-elle cette théorie blême de domestiques renvoyés, de
voisins venimeux, ce valet de chambre ricaneur et peureux, cette jeune Allemande
indécise, et Mlle Laudereau3 balbutiante, tous ceux qui ont versé à
l'instruction, contre Mme Guillotin et Paul Houssard, des flots de fiel, et qui
se taisent maintenant, à la barre, qui reculent, balbutient, oublient, se
rétractent et filent, le dos rond, sous le grand jour de l'audience?
Nous sommes gênés, écoeurés. Ces basses anecdotes de cloisons trouées, de
rideaux soulevés, d'épingles à cheveux égarées, ce syndicat d'espionnage, de
médisance, peut-être de calomnie, révoltent à la fin. Il s'en faut de bien peu
qu'on ne se tourne, pour l'absoudre, vers cet être à la fois héroïque et veule
qui n'ouvre la bouche que pour attester : « Elle est innocente. Je l'aimais...
Elle n'a pas voulu m'appartenir... J'ai tué parce que j'aimais... »