II LES QUARANTE SOUS DU BARON.
A l'occasion de Noël, l'hiver étant très rigoureux
et les journaux socialistes redoublant de déclama-,
tions contre les riches, le baron Mufelbach donna
cent mille francs aux pauvres de Paris.
Cent mille francs ! Évidemment, c'est un
chiffre; et il ne faut pas oublier que le baron est
l'homme le plus « tapé » de France. Cependant,
ne vous exaltez pas trop vite, s'il vous plaît, sur
sa générosité; car la fortune du baron est énorme,
scandaleuse, obscène. Son père ne lui a laissé
qu'une misérable cinquantaine de millions, ce
qui, jadis, arracha au vieux Rothschild ce cri du
cour : « Ce pauvre Mufelbach! Je le croyais plus
à son aise. » Mais nous sommes autorisés à sup-
poser que la mère du Mufelbach actuel avait eu
un « regard » du chiffre , pendant 'sa grossesse,
'en consultant la table de Pythagore, puisque son
fils, unique héritier du nom et de la célèbre maison
de banque, a quadruplé rapidement son patri-
moine.
La destinée du baron Mufelbach est, d'ailleurs,
peu enviable.
D'abord il n'a pas de santé. Propriétaire d'un
des plus illustres « châteaux » du Médoc, il ne
peut boire que du lait coupé d'eau de Vichy et,
s'il a l'imprudence, à dîner, .de redemander des
filets de: soles, il est sûr de son: affaire le voilà
tatoué et dévoré d'eczéma pour quinze jours.,
Vous auriez pitié de lui, je vous assure, si vous
pouviez surprendre son, regard. d'envie, quand, le
front contre la vitre, dans son magnifique cabinet,
il voit, chez le marchand de vins: d'en face; les
cochers da fiacre de la station ï dévorer des platées
de boeuf aux choux et s'enfiler des .litres.
Le baron n'a pas, non plus, 'une existence sen-
timentale bien heureuse. Sa femme une
Anglaise, qu'il avait épousée presque par inclina-
tion, -cinq millions de dot à peine, une paille !
- a été estropiée par sa première couche et, après
avoir langui. très longtemps sur sa, chaise longue,
l'a laissé veuf_. quarante ans.; avec un: grand flan-
drin de fils, à.moitié idiot, la joue gauche : salie
par une tache :de vin, et qui: vient d'être réformé
au conseil de revision;après une inquiétante gri-
mace du major.
De tempérament peu. libertin, le- baron n'a
pourtant- jamais pu se fixer, comme il l'eût désiré,
auprès d'une maîtresse, car les femmes les plus:
désintéressées devenaient aussitôt, par le seul fait
qu'il les connaissait, d'une cupidité répugnante.:
Aujourd'hui, vieillissant, il s'abstient presque :tout
à fait, le dégoût, chez lui, âyant. tué le désir.
Ce n'est: pas un méchant homme, non, c'est un
insensible. Très sollicité, très exploité même, il se
laisse faire. Il donne beaucoup, mais avec indiffé-
rence, sans plaisir, sans regret non plus, certain
qu'il est de ne jamais tarir sa caisse inépuisable.
Juif sédentaire, il estpareil-au Jui Errant, lequel
avait toujours: cinq sous; mais avec cet avantage
sur Ahasvérusqueue ne :sont pas des sous, mais
des millions que le baron trouve au .fond de sa
poche, et avec : de l'excédent encore; quand: la
liquidation a été bonne;
Le -baron : gagne sans -cesse. de d'argent,. sans
effort, malgré lui,. pour ainsi dire, par cette unique
raison qu'il en a toujours eu beaucoup, qu'il en a
maintenant encore plus et qu'il en aura, dans
l'avenir, toujours davantage. Il trouve tout naturel
d'attirer l'or, comme l'aimant attire le fer, par la
seule puissance du capital. Il a lu les économistes,
et ces graves farceurs lui ont appris que l'argent
n'était pas autre chose que de l'intelligence et du
travail accumulés. Modeste au fond de l'âme, le
baron n'est pas bien persuadé que, parce qu'il est
un des plus riches personnages de l'Europe, il doit
en être aussi, par conséquent, l'un des plus intel-
ligents et des plus laborieux. Mais en somme, cela
lui semble normal et légitime que les banknotes
et les napoléons se multiplient et pullulent comme
des lapins dans un clapier. Vous l'étonneriez
beaucoup en lui disant qu'il y a, dans le spectacle
d'une fortune aussi monstrueuse que la sienne,
quelque chose d'indécent et d'immoral.
Cependant, il n'est pas une bête; il sait que
l'envie existe et qu'il faut s'en méfier. Aussi,
l'autre matin, après avoir lu les feuilles, le coude
dans l'oreiller, en attendant le résultat du verre
d'Huniady-Janos que son médecin lui inflige une
fois par semaine, et après avoir eu, devant tant de
prophéties révolutionnaires, la vision d'une bande
de furieux violant son coffre-fort, envahissant son
hôtel, brisant les glaces, crevant les tableaux et
emportant sa tête au bout d'une pique, le baron
a pensé que le moment était opportun de jeter un
gâteau de miel dans la gueule aboyante du socia-
lisme; et il a envoyé - comme il le fait de temps
à autre - son paquet de billets de mille francs à
l'Assistance publique, se réservant d'ailleurs, pour
boucher le trou, de faire un bon coup, qu'il
médite depuis quelque temps, sur les « Jambons
de Chicago ».
Encore une fois, cent mille francs, c'est une
grosse somme, et M. Mufelbach n'est pas mécon-
tent de l'effet produit. Bien entendu, les journaux
hostiles n'ont pas soufflé mot de sa libéralité; mais
elle a été enregistrée par les organes officieux et
mondains, en termes discrètement émus, sans
trop de « musique », comme il convenait enfin
pour faire plaisir à un abonné de la Revue des
Deux-Mondes et du Journal des Débats, ne goû-
tant, dans ses lectures, que le style sobre et le
tour d'esprit centre-gauche.
Or, ce matin, veille de Noël, le baron s'est
réveillé tout marmiteux. Son foie lui pèse, il a
l'estomac un peu barbouillé, et il vient de constater,
en tirant. sa langue devant son miroir à
barbe, qu'elle est singulièrement jaune. Faites
donc une bonne action, pour être ainsi travaillé
par la Ille ! N' est-ce pas décourageant?
Pourtant, il s'installe à son bureau,_ devant un
chef-d'oeuvre de Rembrandt, qu'il a payé les yeux
de la tête, et qui ne l'intéresse pas: du tout, --
car il est incapable de sentir. l'intime et profonde
poésie du portrait de cette vieille :Hollandaise,
où se révèle toute une. existence, toute une société,
tout un milieu, et qui vous confie, en quelque
sorte, à quelle :heure cette dame disait sa prière,
et à quelles époques de l'année elle faisait. sa
lessive; et,. tout de suite, voici qu'on annonce
au baron la visite d'un. gros bonnet quis lui apporte
les remerciements de l'administration pour son
don généreux.;.
C'est un ancien: beau. qui_ poitrine, avec..quel-
ques toiles d'araignée dans sa barbe noire en
pointe, la patte d'oie du :viveur au coin des yeux,.
et boutonné dès: le matin dans: la rigide redingote
des modèles de Bonnat..
.
Devant . ce superbe : exemplaire de l'espèce
humaine, le richissime financier, chétif et rata-
tiné dans son- fauteuil, avec- sa tête à migraine,
son crâne dégarni, son teint cireux et ses sales
petits favoris de portier, a tout simplement l'aspect
d'un pauvre vieux qui vient de faire faillite.
Soudain, une curiosité est venue au baron. Il.
interrompt, d'un humble geste de la main, les
félicitations enguirlandées du beau parleur.
Un renseignement, monsieur., s'il vous
plaît... Cent mille francs, combien cela fait-il
par pauvre?... »
Évidemment, la question trouble un peu le
magnifique fonctionnaire. Il rougit légèrement,
ayant honte par avance de la réponse.
« Mais, monsieur le baron... Nous avons, à:
Paris... oui, inscrits dans les bureaux de bienfai-
sance... à peu près... cinquante mille indigents...
C'est donc deux francs par tête que nous leur
avons distribués.:
- Deux francs », répète l'homrne aux millions,
sans, que rien, dans sa voix ou dans : sa physio-
nomie,permette :de soupçonner qu'il._ trouve que
c'est trop ou pas assez..
Puis il ajoute, toujours impassible :
« Cinquante mille indigents, connus et secourus -
comme tels... Malgré les caisses . d'épargne, les
Sociétés de secours mutuels, tant d'institutions
de prévoyance... Cinquante mille... c'est beau-
coup, en vérité.
- Vous avez mis le doigt sur la plaie, mon-
sieur le baron, s'écrie alors le bel administrateur.
L'imprévoyance ! L'insouciance incorrigible du
peuple! C'est là tout le secret de la misère... »
Et il pérorerait, si le financier, qui sait son anti-
chambre encombrée et qui ménage ses minutes,
ne se levait, en signe de congé.
Selon le conseil de son médecin et dans l'in-
térêt de sa digestion, le baron Mufelbach sortait
à pied, chaque après-midi, et marchait pendant
une heure.
Ce jour-là, comme d'habitude, il s'en alla donc
au hasard des rues, frileux sous sa pelisse, dans
la brume de décembre. Son ordinaire tristesse
redoublait. « Deux francs!. murmurait-il à
chaque instant avec une grimace d'ironie. Une
goutte d'eau dans la mer! Voilà tout ce que cela
produisait, sa royale aumône. Il ne s'étonnait
plus, à présent, de n'avoir éprouvé aucune joie à
la donner. Cent mille francs aux pauvres de Paris,
- apprenez ceci, messieurs les philanthropes,
qui avez toujours de la charité plein la bouche,
- cela fait quarante sous par tête, c'est-à-dire
rien du tout! Quel soulagement veut-on que deux
francs apportent à un malheureux? Convenez que
c'est dérisoire. Et notez qu'il n'y a peut-être pas
à Paris vingt' personnes en état de donner une
somme de cent mille francs, en admettant qu'elles
soient disposées -à le faire. Est-ce avec vingt fois
quarante sous par indigent qu'on éteindra le pau-
périsme, qu'on fera faire un pas à la question
sociale?
Et, riant tout bas, avec amertune, le baron
trottine dans l'épais brouillard.
Le voici arrivé dans un faubourg populaire, où
flamboient les boutiques parées pour Noël. A
l'étal des bouchers, les aloyaux sont piqués d'une
rose artificielle dans un cornet de clinquant;
devant les épiceries, on est aveuglé par l'éclat des
boîtes de sardines. Et les baraques en bois blanc
des marchands de jouets, le long des trottoirs!
Que de chiffons éblouissants! Que de papier dorél
Gêné dans sa course hygiénique par la foule
toujours plustl;;dense, le baron Mufelbach marche
lentement, maintenant, derrière deux pauvres
femmes : l'une très vieille, en haillons, toute
cassée; l'autre, guère mieux vêtue, mais plus
jeune - la quarantaine - se tenant droite, avec
une fillette de- cinq ou: six ans qui s'accroche à
ses jupons.
Et. le baron,- sans le vouloir, entend ce bout
d"entretien :
« C'est-y vrai, mère' Jules, qu'on vous a donné
ce_ matin quarante sous au bureau de bienfai-
sance?
- Mais oui, marne Fournier... Paraît que c'est
un homme très charitable... On nous a dit son
nom, mais je: ne me rappelle-plus... Un noble, un
« monsieur de », enfin, qui a donné des mille et
des cents.
- Et qu'est-ce que vous -allez en faire de vos
quarante sous,, sans indiscrétion, ma pauvre mère
Jules?
Pardine! je vais m'acheter un peu de sucre
et de café.... car j'en suis lasse, vous-savez, de la
soupe des fourneaux économiques... Et chez vous,
marne Fournier, êtes-vous plus tranquille? Votre
homme devient-il plus raisonnable?
Ne m'en parlez pas... Le dernier samedi de
paye, il a encore tiré une bordée, - et je n'ai; pas
eu le tiers: de sa quinzaine... Sans le Mont-de-
Piété et le crédit chez le boulanger, je ne,sais pas
comment je ;m'en tirerais -jusqu'à -la fin du mois. »
Le baron écoute distraitement cette conversa-
tion. Elle est, en somme, très banale. La misère?
oui, c'est fort. triste. Mais qu'y faire? On jetterait,
sans le combler, des millions dans ce puits des
Danaïdes. Enfin, :avec- ses deux francs, la vieille
prendra son café pendant quelques matins. C'est
toujours, cela.
Mais voilà que la petite fille tire sa maman
devant une boutique de joujoux :
« Oh! les belles poupées! »
La mère cherche à entraîner l'enfant, essaye de
faire la grosse voix.
« Allons, viens, Marguerite.... Tu sais bien que,
cette année, je ne peux rien te donner pour ton
Noël. »
Mais la mère Jules a fait halte, elle aussi.. Elle
regarde, tour à tour, les yeux de convoitise de la
gamine, les yeux de chagrin de la maman; et,
avec un sourire si bon, si humble, qui flotte sur
sa bouche édentée, elle dit, d'une voix presque
craintive :
« Dites donc, marne Fournier...:En- voilà une
bien belle,+ celle avec la robe- jaune.... Elle coûte
justement: quarantez sous... Laissez-moi l'offrir à
Marguerite...-Vous avez eu. tant de bonté pour
moi... Depuis le commencement de l'hiver, qui
est-ce qui m'a fourni de braise pour ma chauffe-
rette... Je me passerai de douceurs, voilà tout...
ou plutôt non... Vous m'inviterez à prendre le
café avec vous, quand vous pourrez... »
Ah! c'est un peu fort, par exemple, et le baron
reste d'abord suffoqué. La voilà bien, la folle
imprévoyance des misérables, dont parlait tantôt
le bel homme de l'administration. Il semble à
M. de Mufelbach qu'il vient d'acheter pour cent
mille francs de poupées!...
Mais, quand le groupe des femmes s'est perdu
dans la foule, la petite fille marchant la première
et serrant dans ses bras la belle dame de carton
en robe jaune, l'homme aux millions, qui n'est,
en définitive, ni mauvais, ni stupide, réfléchit un
peu et tombe dans un abîme de mélancolie. Il se
rappelle l'air enchanté de la vieille quand elle a
acheté la poupée; il comprend qu'elle a eu une
grande joie à dépenser sa pièce blanche, tandis
que lui n'en a éprouvé aucune à donner sa grosse
liasse de billets bleus. Sa riche aumône, sèche-
ment faite, par tenue, par vague sentiment du
devoir, un peu par peur aussi, lui paraît mainte-
nant bien mesquine; et dans le cerveau embrumé
de chiffres du marchand d'or, cette vérité se
dégage confusément qu'un bienfait est peu de
chose qui ne coûte pas un sacrifice, et que -
par la mystérieuse loi des compensations qui rend
tolérables les misères humaines - c'est pour les
pauvres seulement que la charité est un plaisir.
Décembre 1896.