LES DEUX COMMUNIONS.
Il y a quarante ans, ce coin de banlieue, au
nord de Paris, était frais et champêtre. On y
venait, en été, le dimanche, canoter, dîner sur
l'herbe, et la berge 'de, la Seine, les prairies, l'île
encadrée de saules s'égayaient de rires, de chan-
sons, de chapeaux de paille, d'ombrelles et de
robes claires. Mais, dans la semaine, c'était un
village plein de bonhomie, tout comme un
autre, avec sa vieille petite église au clocher
gothique; et, sans les guinguettes du bord de
l'eau et leurs tables désertes dont le vent de la
rivière agitait les nappes blanches, on aurait pu
se croire à vingt lieues de la capitale.
Aujourd'hui, la grande ville s'est étendue jus-
que-là et a transformé le gracieux pays de jadis
en un banal et sinistre faubourg où grouillent le
travail et la misère.
Plus de peupliers; des tuyaux de fabriques.
Plus de maisons rustiques, où grimpent des
roses et des clématites; des bâtisses de cinq
étages, déjà lépreuses quoique neuves, avec, çà et
là, un édredon rouge ou des draps qui sèchent
sur une fenêtre. Le ciel - oui, le ciel! - a
changé, car, même par les beaux jours, il est
voilé, souillé, par la fumée des usines. Là circule,
s'agite, travaille et souffre tout un peuple de
prolétaires aigris, de malheureux sans espoir, à
peine consolés par le vice qui les décime, par
l'heure d'ivresse et d'oubli qu'ils vont chercher
chez les nombreux marchands de vin, dans les
assommoirs étincelants, dans tous les débits de
poison d'où s'échappe un souffle fétide.
Le fleuve, lui aussi, est infecté. Jadis, pourtant,
plus d'un peintre s'est assis là, sa boîte à couleurs
sur les genoux, pour noter le reflet du coucher
de soleil dans l'eau, et ce bouquet de saules,
dernier vestige du paysage disparu, est un ancien
modèle de Corot et de Daubigny. Mais la place
n'est plus tenable. A présent, un énorme égout
se dégorge ici, dans la Seine, qui roule désor-
mais des flots empestés. Dans l'extrême banlieue
de Paris, qui, presque partout, est devenue triste
et laide, ce faubourg est peut-être le plus repous-
sant par sa tristesse et par sa laideur.
Du décor d'autrefois, seule la vieille paroisse
reste encore, mais elle semble aujourd'hui rape-
tissée et comme honteuse au milieu des maisons
géantes qui la dominent, et dont son clocher,
modeste et trapu, n'atteint pas le quatrième étage.
Elle garde quand même sa physionomie rurale,
son aspect paysan, la bonne vieille paroisse, et
sur la frise de son portail poussent encore quel-
ques touffes d'herbe et fleurissent même, dans la
saison, des coquelicots et des joubarbes. Mais,
dans cette rue puante et tumultueuse, où elle
regarde se hâter les passants, rouler les camions,
glisser les tramways, elle donne maintenant l'idée
d'une villageoise, amenée dans une grande ville
par un train de plaisir, et qui reste immobile et
ahurie au milieu de la foule.
Il y a quelques années, un matin de Pâques,
- ciel clair et temps vif, - je dus aller dans ce
quartier lointain, que je n'avais pas revu depuis
ma jeunesse. Après m'être acquitté de l'affaire
qui m'y avait appelé, je flânais un peu, m'éton-
nant de ne rien retrouver là de mes souvenirs, si
ce n'est cette pauvre église. Je la regardais avec
la sensation agréable et pourtant un peu mélan-
colique qu'on éprouve à reconnaître une ancienne
connaissance parmi des visages nouveaux, dans
une compagnie qu'on a négligée depuis long-
temps, et je songeais, non sans tristesse, qu'il n'y
avait que cette chétive église pour toute la popu-
lation qui s'était agglomérée autour d'elle.
Bien que ce fût l'heure de la grand'messe, en
ce moment la cloche se taisait, les deux battants
de la porte - lourds vantaux de chêne garnis de
gros clous - étaient fermés, et, à cette date de
Pâques, en ce jour de triomphe et de joie pour
tous les chrétiens, on eût dit que la maison du
Seigneur était vide et abandonnée.
Au contraire, tout près de moi, sur le trot-
toir où je faisais halte, s'ouvrait un bar tout
flambant neuf, et l'étain du comptoir, le cuivre
des alambics, les étiquettes bariolées des bou-
teilles brillaient d'un éclat aveuglant, et des noms
de liqueurs venimeuses-absinthe, vermouth, bit-
ter, etc. - étincelaient, superbes et tentateurs, en
grosses lettres d'or, sur les glaces de la devanture.
Je n'étais là que depuis peu de minutes, et
déjà, pourtant, j'avais pu constater que la splen-
dide boutique qui, par sa porte grande ouverte,
m'envoyait son haleine d'ivrogne, était très acha-
landée. A chaque 'instant, des hommes du peuple,
isolément ou par petits groupes - et quelquefois,
chose navrante à dire, des femmes - entraient
là, tandis que d'autres en sortaient, s'essuyant la
bouche du revers de la main, avec une petite
flamme d'égarement dans les yeux. C'était tous de
pauvres gens à la face ravagée par les fatigues du
travail ou la flétrissure du vice. Très peu d'entre
eux s'étaient endimanchés, avaient fait un brin
de toilette, quoique ce fût jour de grande fête,.
Presque tous, même parmi les femmes, portaient
leur livrée de labeur, et cela plutôt par manque
de soin, par sans-gêne que par pauvreté, car tous
avaient dans leurs poches de quoi se payer à boire;
et ces blouses déchirées, ces vestons pleins de
taches, ces robes sales, tous ces haillons offraient
un contraste choquant et presque douloureux avec
les peintures fraîches, les métaux bien astiqués,
l'espèce de luxe tapageur et canaille de l'assom-
moir, du temple de l'alcool.
Je m'affligeais devant ce spectacle, quand la
cloche de l'église se mit à sonner à toute volée.
La porte s'ouvrit largement. Je vis briller dans
l'ombre, au fond de la nef, les gouttes d'or des
cierges. La grand'messe de Pâques était dite, et
les fidèles se répandaient dans la rue ensoleillée.
Hélas! il n'y en avait pas un bien grand
nombre, et les hommes surtout étaient rares.
Pourtant quelques pères de famille accompa-
gnaient la femme et les enfants. Presque tout
ce monde appartenait à la petite bourgeoisie.
Quelques femmes seulement révélaient, dans leur
costume, le goût inné, l'élégance instinctive de
la Parisienne; mais on sentait, chez tous et chez
toutes, même chez les plus humbles, même chez
les bonnes vieilles à bonnet blanc, un effort, sinon
de parure, du moins de bonne tenue et de pro-
preté. Elle n'était pas bien longue, la ribambelle
des fillettes de l'école libre - car on a laïcisé à
outrance, dans ce quartier-là, - mais les mamans
avaient fait de leur mieux pour bichonner leurs
gamines, et la brise d'avril faisait flotter les man-
telets, les chevelures enfantines, les rubans de
toutes couleurs, et palpiter aussi, avec des mou-
vements d'aile, les cornettes des Soeurs grises.
Le lugubre faubourg fut, en cet instant, égayé,
purifié, en quelque sorte, par ces groupes qui
s'éparpillaient et sur qui planait une atmosphère
de joie et de sérénité. Toutes ces figures d'hon-
nêtes gens avaient un air de fête. ils étaient
heureux à cause de la belle matinée et du triom-
phal et divin souvenir qu'ils venaient de célébrer,
à cause du printemps revenu et du Christ ressus-
cité.
« Eh! Zidore, regarde-moi donc tous ces
mangeurs de bon Dieu! »
La voix crapuleusement grasseyante qui venait
de lancer ce blasphème imbécile était celle d'un
voyou de vingt-deux ou vingt-trois ans qui, avec
deux camarades, s'était arrêté à quelques pas de
moi, au bord du trottoir, et qui regardait la sortie
de la messe, les mains dans les poches, sa cas-
quette de cycliste rejetée en arrière, la bouche
béante, un bout de cigarette éteinte collé à sa lèvre
inférieure.
Ses deux compagnons éclatèrent d'un rire
ignoble, puis l'affreux jeune homme, qui m'avait
l'air d'être déjà à moitié soûl, dit à travers son
enrouement :
« Allons communier à notre tour... C'est ma
tournée. J'offre une « bleue. »
Et ils entrèrent tous les trois dans le bar, à la
file.
Je restai là, méditant.
Oui, mangeurs de bon Dieu ! Tu l'as dit, pauvre
brute ! Mais, avant de prendre part au repas mys-
tique, de sentir se fondre en eux-mêmes cette
hostie, cette parcelle de divinité, ces hommes et
ces femmes, ces catholiques que tu crois avoir
insultés, ont profondément scruté leur âme, sévè-
rement examiné leur conscience. Ils se sont
repentis, ils ont demandé pardon de leurs fautes,
ils ont promis, de tout leur coeur, de ne plus les
commettre, et malgré la constante tentation et
l'infirmité humaine, sache-le bien, après s'être
levés de la table sainte et en rentrant dans la vie,
ils se sentaient tous un peu moins faibles et
impurs, un peu meilleurs. Plusieurs d'entre eux,
sois-en sùr, ont chassé pour longtemps l'essaim
noir des mauvaises pensées qui tournoie sans cesse
autour de nos fronts, et il en est un peut-être qui,
à la veille du festin pascal, a reculé devant le
gouffre d'un acte irréparable, d'un crime.
Mangeurs de bon Dieu ! Ah ! tes nouveaux édu-
cateurs, misérable enfant, ne te diront jamais ce
qu'a fait de bien et empêché de mal, depuis dix-
neuf siècles, ce mince disque de froment pur où
palpite la vie éternelle, et ils te cacheront toujours
que, grâce à lui, tes ancêtres ont possédé, dans les
temps les plus durs, la paix intérieure et l'espé-
rance.
« Ni Dieu ni maître ! crièrent au peuple
ceux qui ont fait de lui leur chose et leur proie, et
ils feignirent de le sacrer roi. Puis, pour dompter
et conduire à leur guise le monstrueux monarque
aux millions de têtes, ils le grisèrent d'orgueil.
Mais, plusieurs fois déjà depuis cent ans, il s'est
réveillé de son ivresse, il a senti qu'il n'était ni
plus libre, ni plus heureux, il a' abdiqué entre les
mains d'un seul sa royauté dérisoire, il a fait un
effort pour revenir aux traditions de sa race, à ses
anciennes croyances. Alors, voyant qu'il ne suffit
pas de flatter le peuple pour en demeurer les
maîtres, ses exploiteurs ont songé à l'abrutir par le
mensonge et le vice. A force de calomnies, ils lui
ont fait prendre en horreur cette église toujours
prête à lui donner place au festin d'amour, à le
nourrir du pain de consolation; puis, craignant
que leurs dupes, après tant de promesses absurdes
et jamais tenues, n'aient encore un accès de révolte
et de colère, ils leur ont offert la communion mor-
telle, tendu le calice plein d'alcool !
Jeune insensé, qui viens d'outrager de paisibles
chrétiens au passage, regarde l'affiche rouge qui
flamboie sur cette muraille. J'y lis le nom d'un de
ces hommes à qui tu t'imagines avoir confié ta part
de pouvoir royal et que tu considères, dans ton
stupide orgueil, comme ton serviteur. Rappelle-toi
ses actes depuis vingt ans. C'est lui qui arracha de
l'école où tu allais tout petit, l'image de ce Christ
qui te bénissait sur sa croix, de ce Dieu, comme
toi né dans le peuple, mort pour que les travail-
leurs et les pauvres comme toi puissent mériter
par leurs vertus un ciel où tous seront égaux dans
le repos et dans le bonheur éternels. C'est cet
ambitieux jouisseur et sans scrupules qui a rayé le
nom de ce Dieu des premiers livres placés sous
tes yeux d'enfant; c'est lui qui, en te persuadant
que tu n'as pas d'âme immortelle et que tu n'es
qu'une future charogne pour le cimetière, exas-
péra tes sens et tes appétits, te satura d'envie et de
haine et te conduisit vers ce vice qui te fait seul
oublier ta misère.
Et, le mal que t'a fait cet homme, ne prétends
pas qu'il l'ignore. Lui, si prompt à hurler à la tri-
bune contre la religion et les prêtres, quand a-t-il
dit un mot, donné un vote pour fermer un cabaret,
un débit d'absinthe, pour surveiller les laboratoires
où l'on distille de la démence et de la phtisie?
Cette église en ruines au milieu de la ville poussée
autour d'elle, cette pauvre église qu'environnent
vingt boutiques d'empoisonneurs, voilà l'ceuvre de
ce criminel!
« Allons communier! », disais-tu tout à l'heure,
en ricanant, à tes camarades. Hélas ! tu ne croyais
pas dire si vrai, toi qui insultes les mangeurs de
bon Dieu ! déplorable enfant dont l'avenir
m'épouvante, va communier devant ce comptoir
diabolique, devant cet autel maudit! Va boire la
folie et la mort!
Et, le coeur tremblant de pitié pour la foule
toujours aveugle et ignorante, qu'on trompe,
qu'on corrompt et qu'on désespère, je suis entré
dans l'église et j'ai prié pour ce malheureux.
Mars 1902.