AVERTISSEMENT 2
Au lecteur.
... les matières y ont si peu de disposition à la
poésie, que mon entreprise n' est pas sans quelque appa-
rence de témérité ; et c' est ce qui m' a empêché de m' en-
gager plus avant, que je n' aye consulté le jugement du
public par ces vingt chapitres que je lui donne pour coup
d' essai, et pour arrhes du reste. J' apprendrai, par l' es-
time ou le mépris qu' il en fera, si j' ai bien ou mal pris
mes mesures, et de quelle façon je dois continuer : s' il
me faut étendre davantage les pensées de mon auteur
pour leur faire recevoir par force les agréments qu' il a
méprisés, ou si ce peu que j' y ajoute quelquefois, par la
nécessité de fournir une strophe, n' est point une liberté
qu' il soit à propos de retrancher. Je pensois être le pre-
mier à qui il fût tombé en l' esprit de sanctifier la poésie
par un ouvrage si précieux ; mais je viens d' être surpris
de le voir rendu en vers latins par le R P Thomas
Mesler, bénédictin de l' abbaye impériale de Zuifalten,
et imprimé à Bruxelles dès l' année mil six cent quarante-
neuf. Il s' en est acquitté si dignement, que je ne prétends
pas l' égaler en notre langue. Je me contenterai de le suivre
de loin, et de faire mes efforts pour rendre mon travail
utile à mes lecteurs, sans aspirer à la gloire que le sien a
méritée. Je ne prétends non plus à celle de donner mon
suffrage parmi tant de savants, et me rendre partie en
cette fameuse querelle touchant le véritable auteur d' un
livre si saint. Que ce soit Jean Gersen, que ce soit Thom
A Kempis, ou quelque autre qu' on n' ait pas encore mis
sur les rangs, tâchons de suivre ses instructions, puis-
qu' elles sont bonnes, sans examiner de quelle main elles
viennent. C' est ce qu' il nous ordonne lui-même dans le
cinquième chapitre de ce premier livre, et cela doit suffire
à ceux qui ne cherchent qu' à devenir meilleurs par sa
lecture : le reste n' est important qu' à la gloire des deux
ordres qui le veulent chacun revêtir de leur habit. Je n' ai
pas assez de suffisance pour pouvoir juger de leurs rai-
sons, mais je trouve qu' ils ont raison l' un et l' autre de
vouloir que l' église leur soit obligée d' un si grand trésor
et si j' ose en dire mon opinion, j' estime que ce grand
personnage a pris autant de peine à n' être pas connu,
qu' ils en prennent à le faire connoître, et tiens fort vrai-
semblable qu' il n' eût pas osé nous donner ce beau pré-
cepte d' humilité dès le second chapitre : ama nesciri ,
s' il ne l' eût pratiqué lui-même. Aussi ne puis-je dissi-
muler que je penserois aller contre l' intention de l' auteur
que je traduis, si je portois ma curiosité dans ce qu' il
nous a voulu et su cacher avec tant de soin. Ce m' est
assez d' être assuré par la lecture de son livre que c' étoit
un homme de Dieu, et bien illuminé du Saint-Esprit. J' y
trouve certitude qu' il étoit prêtre ; j' y trouve grande ap-
parence qu' il étoit moine ; mais j' y trouve aussi quelque
répugnance à le croire italien. Les mots grossiers dont il
se sert assez souvent sentent bien autant le latin de nos
vieilles pancartes que la corruption de celui de delà les
monts ; et si je voyois encore quelques autres conjectures
qui le pussent faire passer pour françois, j' y donnerois
volontiers les mains en faveur du pays.