Sur trois aquatintes
de Henry Cros
I. Effarement
Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant
des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à
clairevoie chargés de dames-jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent
avec des colis qu'on arrime dans les voitures du train.
Une voix de sous-chef crie: La raison de M. Igitur, à destination de la lune! Un
manoeuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné - une dame-jeanne
semblable à celles des wagons à claire-voie. Et, après la pesée à la bascule, on
embarque. Le coup de sifflet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.
Réveil subit, Le coup de sifflet se termine en miaulement de chat de gouttière.
M. Igitur s'élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où
plane la face narquoise de la lune.
II. Vanité sous-marine
Amphitrite rose et blonde passe avec sa suite dans un lointain glauque, sous
l'eau de la mer du sud.
Comme les nymphes parisiennes qui vont au bois, elle conduit elle-même sa
coquille de moule, délicieux coupé verni en noir luisant, rechampi d'azur et de
nacre.
La belle abandonne ses cheveux à la brise liquide et salée. Ses paupières se
ferment à demi et ses narines rosées se dilatent de plaisir en cette course
aventureuse.
Avec quelle arrogance ses beaux bras s'allongent et tendent les rênes, minces
algues vertes, des deux hippocampes fougueux à la robe alezane claire!
C'est l'imprévue absurdité féminine, désastreuse et adorable, plus fière des
étoffes achetées que des blanches courbures de son sein, plus orgueilleuse de la
pure généalogie de son attelage que de la transparence de ses prunelles.
Elle est attendue à quelque réunion de bienfaisance où des Néréïdes font la
quête, escortées au milieu de la foule par des tritons empesés dans leur faux-
col de cérémonie, et où les sirènes doivent se faire entendre au profit des
cités ouvrières qui fabriquent le corail.
Elle arrivera en retard, un peu exprès, pour faire une entrée à sensation au
milieu du discours officiel de M. Protée, organisateur zélé mais ennuyeux à
entendre.
Elle arrivera en retard, car, heureuse d'être regardée, même par les plus
humbles citoyens aquatiques, elle retient ses fringants hippocampes et les fait
piaffer sur place, feignant de ne pouvoir obtenir qu'ils avancent.
N'est-ce pas d'ailleurs de la bienfaisance que de charmer gratuitement les yeux
de tant de pauvres gens?
III. Le vaisseau-piano
Le vaisseau file avec une vitesse éblouissante sur l'océan de la fantaisie,
Entraîné par les vigoureux efforts des rameurs, esclaves de diverses races
imaginaires.
Imaginaires, puisque leurs profils sont tous inattendus, puisque leurs torses
nus sont de couleurs rares ou impossibles chez les races réelles.
Il y en a de verts, de bleus, de rouge-carmin, d'orangés, de jaunes, de
vermillons, comme sur les peintures murales égyptiennes.
Au milieu du vaisseau est une estrade surélevée et sur l'estrade un très long
piano à queue.
Une femme, la Reine des fictions, est assise devant le clavier. Sous ses doigts
roses, l'instrument rend des sons veloutés et puissants qui couvrent le
chuchotement des vagues et les soupirs de force des rameurs.
L'océan de la fantaisie est dompté, aucune vague n'en sera assez audacieuse pour
gâter le dehors du piano, chef-d'oeuvre d'ébénisterie en palissandre miroitant,
ni pour mouiller le feutre des marteaux et rouiller l'acier des cordes.
La symphonie dit la route aux rameurs et au timonier.
Quelle route? et à quel port conduit-elle? Les rameurs n'en savent trop rien, ni
le timonier. Mais ils vont, sur l'océan de la fantaisie, toujours en avant,
toujours plus courageux.
Voguer, en avant, en avant! la Reine de la fiction le dit en sa symphonie sans
fin. Chaque mille parcouru est du bonheur conquis, puisque c'est s'approcher du
but suprême et ineffable, fût-il à l'infini inaccessible.
En avant, en avant, en avant!