4e lettre. Un manuscrit des Archives. - Angélique de Longueval. - Voyage à
Compiègne. - Histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.
J'ai eu l'idée d'aller aux Archives de France où l'on m'a communiqué la
généalogie authentique des Bucquoy. Leur nom patronymique est Longueval. En
compulsant les dossiers nombreux qui se rattachent à cette famille, j'ai fait
une trouvaille des plus heureuses.
C'est un manuscrit d'environ cent pages, au papier jauni, à l'encre déteinte,
dont les feuilles sont réunies avec des faveurs d'un rose passé, et qui contient
l'histoire d'Angélique de Longueval; j'en ai pris quelques extraits que je
tâcherai de lier par une analyse fidèle. Une foule de pièces et de
renseignements sur les Longueval et sur les Bucquoy m'ont renvoyé à d'autres
pièces qui doivent exister à la Bibliothèque de Compiègne. - Le lendemain était
le propre jour de la Toussaint; je n'ai pas manqué cette occasion de distraction
et d'étude.
La vieille France provinciale est à peine connue, - de ces côtés surtout, - qui
cependant font partie des environs de Paris. Au point où l'Ile-de-France, le
Valois et la Picardie se rencontrent, - divisés par l'Oise et l'Aisne, au cours
si lent et si paisible, - il est permis de rêver les plus belles bergeries du
monde.
La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par
une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du
chant de l'alouette... Chez les enfants cela forme comme un ramage. Il y a aussi
dans les tournures de phrases quelque chose d'italien, - ce qui tient sans doute
au long séjour qu'ont fait les Médicis et leur suite florentine dans ces
contrées, divisées autrefois en apanages royaux et princiers.
Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes les
formes, avec cette obstination lente qui m'est naturelle. Aussi bien les
archives de Paris, où je n'avais pu prendre encore que quelques notes, eussent
été fermées aujourd'hui, jour de la Toussaint.
A l'hôtel de la Cloche, célébré par Alexandre Dumas, on menait grand bruit, ce
matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs armes; j'ai entendu
un piqueur qui disait à son maître: "Voici le fusil de monsieur le marquis."
Il y a donc encore des marquis!
J'étais préoccupé d'une tout autre chasse... Je m'informai de l'heure à laquelle
ouvrait la bibliothèque.
- Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.
- Et les autres jours?
- Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures.
Je crains de me faire ici plus malheureux que je n'étais. J'avais une
recommandation pour l'un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos
bibliophiles les plus éminents. Non seulement il a bien voulu me montrer les
livres de la ville, mais encore les siens. - parmi lesquels se trouvent de
précieux autographes, tels que ceux d'une correspondance inédite de Voltaire, et
un recueil de chansons mises en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont
je n'ai pu voir sans attendrissement la belle et nette exécution, - avec ce
titre: Anciennes Chansons sur de nouveaux airs. Voici la première dans le style
marotique:
Celui plus je ne suis que j'ai jadis été,
Et plus ne saurais jamais l'être:
Mon doux printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre, etc.
Cela m'a donné l'idée de revenir à Paris par Ermenonville, - ce qui est la route
la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, bien que le chemin
de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne.
On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s'en éloigner, sans faire au moins trois
lieues à pied. - Pas une voiture directe. Mais demain, jour des Morts, c'est un
pèlerinage que j'accomplirai respectueusement, - tout en pensant à la belle
Angélique de Longueval.
Je vous adresse tout ce que j'ai recueilli sur elle aux Archives et à Compiègne,
rédigé sans trop de préparation d'après les documents manuscrits et surtout
d'après ce cahier jauni, entièrement écrit de sa main, qui est peut-être plus
hardi, - étant d'une fille de grande maison, - que les Confessions mêmes de
Rousseau.
Angélique de Longueval était fille d'un des plus grands seigneurs de Picardie.
Jacques de Longueval, comte d'Haraucourt, son père, conseiller du roi en ses
conseils, maréchal de ses camps et armées, avait le gouvernement du Châtelet et
de Clermont-en-Beauvoisis. C'était dans le voisinage de cette dernière ville, au
château de Saint-Rimault, qu'il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir
de ses charges l'appelait à la cour ou à l'armée.
Dès l'âge de treize ans, Angélique de Longueval, d'un caractère triste et
rêveur, - n'ayant goût, comme elle le disait, ni aux belles pierres, ni aux
belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la mort pour guérir
son esprit. Un gentilhomme de la maison de son père en devint amoureux. Il
jetait continuellement les yeux sur elle, l'entourait de ses soins, et bien
qu'Angélique ne sût pas encore ce que c'était qu'Amour, elle trouvait un certain
charme à la poursuite dont elle était l'objet.
La déclaration d'amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement gravée
dans sa mémoire, que six ans plus tard, après avoir traversé les orages d'un
autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait encore cette
première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu'on me permette de citer ici ce
curieux échantillon du style d'un amoureux de province au temps de Louis XIII.
Voici la lettre du premier amoureux de mademoiselle Angélique de Longueval:
"Je ne m'étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons du soleil,
n'ont nulle vertu, puisque aujourd'hui j'ai été si malheureux que de sortir sans
avoir vu cette belle aurore, laquelle m'a toujours mis en pleine lumière, et
dans l'absence de laquelle je suis perpétuellement accompagné d'un cercle de
ténèbres dont le désir d'en sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m'a
obligé, comme ne pouvant vivre sans vous voir, de retourner avec tant de
promptitude, afin de me ranger à l'ombre de vos belles perfections, l'aimant
desquelles m'a entièrement dérobé le coeur et l'âme; larcin toutefois que je
révère, en ce qu'il m'a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je
veux adorer toute ma vie avec autant de zèle et de fidélité que vous êtes
parfaite"Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l'avait
écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le père, - et
mourait à quatre jours de là, tué l'on ne dit pas comment.Le déchirement que
cette mort fit éprouver à Angélique lui révéla l'Amour. Deux ans entiers elle
pleura. Au bout de ce temps, ne voyant, dit-elle, d'autre remède à sa douleur
que la mort ou une autre affection, elle supplia son père de la mener dans le
monde. Parmi tant de seigneurs qu'elle y rencontrerait elle trouverait bien,
pensait-elle, quelqu'un à mettre en son esprit à la place de ce mort éternel.Le
comte d'Haraucourt ne se rendit pas, selon toute apparence, aux prières de sa
fille, car parmi les personnes qui s'éprirent d'amour pour elle, nous ne voyons
que des officiers domestiques de la maison paternelle. Deux, entre autres, M. de
Saint-Georges, gentilhomme du comte, et Fargue, son valet de chambre, trouvèrent
dans cette passion commune pour la fille de leur maître une occasion de rivalité
qui eut un dénoûment tragique. Fargue, jaloux de la supériorité de son rival,
avait tenu quelques discours sur son compte. M. de Saint-Georges l'apprend,
appelle Fargue, lui remontre sa faute, et lui donne, en fin de compte, tant de
coups de plat d'épée, que son arme en reste tordue. Plein de fureur, Fargue
parcourt l'hôtel, cherchant une épée. Il rencontre le baron d'Haraucourt, frère
d'Angélique: lui arrachant son épée, il court la plonger dans la gorge de son
rival, que l'on relève expirant. Le chirurgien n'arrive que pour dire à Saint-
Georges: "Criez merci à Dieu, car vous êtes mort." Pendant ce temps, Fargue
s'était enfui.
Tels étaient les tragiques préambules de la grande passion qui devait précipiter
la pauvre Angélique dans une série de malheurs.
HISTOIRE DE LA GRAND'TANTE DE L'ABBE DE BUCQUOY
Voici maintenant les premières lignes du manuscrit:
"Lorsque ma mauvaise fortune jura de continuer à ne plus me laisser en repos, ce
fut un soir à Saint-Rimault, par un homme que j'avais connu il y avait plus de
sept ans, et pratiqué deux ans entiers sans l'aimer. Ce garçon étant entré dans
ma chambre sous prétexte du bien qu'il voulait à la demoiselle de ma mère nommée
Beauregard, s'approcha de mon lit en me disant: "Vous plaît-il, madame?" et en
s'approchant de plus près me dit ces paroles: "Ah! que je vous aime, il y a
longtemps!" auxquelles paroles je répondis: "Je ne vous aime point, je ne vous
hais point aussi; seulement, allez-vous-en, de peur que mon papa ne sache que
vous êtes ici à ces heures."
"Le jour étant venu, je cherchai incontinent l'occasion de voir celui qui
m'avait fait la nuit sa déclaration d'amour; et, le considérant, je ne le
trouvai haïssable que de sa condition, laquelle lui donna tout ce jour-là une
grande retenue, et il me regardait continuellement. Tous les jours ensuivants se
passèrent avec de grands soins qu'il prenait de s'ajuster bien pour me plaire.
Il est vrai aussi qu'il était fort aimable, et que ses actions ne procédaient
pas du lieu d'où il était sorti, car il avait le coeur très haut et très
courageux."
Ce jeune homme, comme nous l'apprend le récit d'un père célestin, cousin
d'Angélique, se nommait La Corbinière et n'était autre que le fils d'un
charcutier de Clermont-sur-Oise, engagé au service du comte d'Haraucourt. Il est
vrai que le comte, maréchal des camps et armées du roi, avait monté sa maison
sur un pied militaire, et chez lui les serviteurs, portant moustaches et
éperons, n'avaient pour livrée que l'uniforme. Ceci explique jusqu'à un certain
point l'illusion d'Angélique.
Elle vit avec chagrin partir La Corbinière, qui s'en allait, à la suite de son
maître, retrouver à Charleville monseigneur de Longueville, malade d'une
dysenterie. - Triste maladie, pensait naïvement la jeune fille, triste maladie,
qui l'empêchait de voir celui "dont l'affection ne lui déplaisait pas". Elle le
revit plus tard à Verneuil. Cette rencontre se fit à l'église. Le jeune homme
avait gagné de belles manières à la cour du duc de Longueville. Il était vêtu de
drap d'Espagne gris de perle, avec un collet de point coupé et un chapeau gris
orné de plumes gris de perle et jaunes. Il s'approcha d'elle un moment sans que
personne le remarquât et lui dit: "Prenez, madame, ces bracelets de senteur que
j'ai apportés de Charleville, où il m'a grandement ennuyé."
La Corbinière reprit ses fonctions au château. Il feignait toujours d'aimer la
chambrière Beauregard, et lui faisait accroire qu'il ne venait chez sa maîtresse
que pour elle. "Cette simple fille, - dit Angélique, - le croyait fermement...
Ainsi, nous passions deux ou trois heures à rire tous trois ensemble tous les
soirs, dans le donjon de Verneuil, en la chambre tendue de blanc."
La surveillance et les soupçons d'un valet de chambre nommé Dourdillie
interrompirent ces rendez-vous. Les amoureux ne purent plus correspondre que par
lettres. Cependant, le père d'Angélique, étant allé à Rouen pour retrouver le
duc de Longueville, dont il était le lieutenant, - La Corbinière s'échappa la
nuit, monta sur une muraille par une brèche, et, arrivé près de la fenêtre
d'Angélique, jeta une pierre à la vitre.
La demoiselle le reconnut et dit, en dissimulant encore, à sa chambrière
Beauregard: "Je crois que votre amoureux est fou. Allez vitement lui ouvrir la
porte de la salle basse qui donne dans le parterre, car il y est entré.
Cependant, je vais m'habiller et allumer de la chandelle."
Il fut question de donner à souper au jeune homme, "lequel ne fut que de
confitures liquides. Toute cette nuit, - ajoute la demoiselle, - nous la
passâmes tous trois à rire."
Mais, ce qu'il y a eu de malheureux pour la pauvre Beauregard, c'est que la
demoiselle et La Corbinière se riaient surtout en secret de la confiance qu'elle
avait d'être aimée de lui.
Le jour venu, on cacha le jeune homme dans la chambre dite du Roy, où jamais
personne n'entrait; - puis à la nuit on l'allait quérir. "Son manger, dit
Angélique, fut, ces trois jours, de poulet frais que je lui portais entre ma
chemise et ma cotte. "
La Corbinière fut forcé enfin d'aller rejoindre le comte, qui alors séjournait à
Paris. Un an se passa, pour Angélique, dans une mélancolie, - distraite
seulement par les lettres qu'elle écrivait à son amant. "Je n'avais pas d'autre
divertissement, dit-elle, car les belles pierres, ni les belles tapisseries et
beaux habits, sans la conversation des honnêtes gens, ne me pouvaient plaire...
Notre revue fut à Saint-Rimault, avec des contentements si grands, que personne
ne peut le savoir que ceux qui ont aimé. Je le trouvai encore plus aimable dans
cet habit, qu'il 'avait, d'écarlate..."
Les rendez-vous du soir recommencèrent. Le valet Dourdillie n'était plus au
château, et sa chambre était occupée par un fauconnier nommé Lavigne qui faisait
semblant de ne s'apercevoir de rien.
Les relations se continuèrent ainsi, toujours chastement, du reste, - et ne
laissant regretter que les mois d'absence de La Corbinière, forcé souvent de
suivre le comte aux lieux où l'appelait son service militaire. "Dire, écrit
Angélique, tous les contentements que nous eûmes en trois ans de temps en
France, il serait impossible."
Un jour, La Corbinière devint plus hardi. Peut-être les compagnies de Paris
l'avaient-elles un peu gâté. - Il entra dans la chambre d'Angélique fort tard.
Sa suivante était couchée à terre, elle dans son lit. Il commença par embrasser
la suivante d'après la supposition habituelle, puis il dit: "Il faut que je
fasse peur à madame."
"Alors, ajoute Angélique, - comme je dormais, il se glissa tout d'un temps en
mon lit, avec seulement un caleçon. Moi, plus effrayée que contente, je le
suppliai par la passion qu'il avait pour moi, de s'en aller bien vite parce
qu'il était impossible de marcher ni de parler dans ma chambre que mon papa ne
l'entendît. J'eus beaucoup de peine à le faire sortir."
L'amoureux, un peu confus, retourna à Paris. Mais, à son retour, l'affection
mutuelle s'était encore augmentée; - et les parents en avaient quelque soupçon
vague. - La Corbinière se cacha sous un grand tapis de Turquie recouvrant une
table, un jour que la demoiselle était couchée dans la chambre dite du Roi, "et
vint se mettre près d'elle". Cinquante fois elle le supplia, craignant de voir
son père entrer. - Du reste, même endormis l'un près de l'autre, leurs caresses
étaient pures...