8e lettre. Réflexions. - Souvenirs de la Ligue. - Les Sylvanectes et les Francs.
- La Ligue.
J'ai vu, en me promenant, sur une affiche bleue une représentation de Charles
VII annoncée, - par Beauvallet et mademoiselle Rimblot. Le spectacle était bien
choisi. Dans ce pays-ci on aime le souvenir des princes du Moyen Age et de la
Renaissance, - qui ont créé les cathédrales merveilleuses que nous y voyons, et
de magnifiques châteaux, - moins épargnés cependant par le temps et les guerres
civiles.
C'est qu'il y a eu ici des luttes graves à l'époque de la Ligue... Un vieux
noyau de protestants qu'on ne pouvait dissoudre, - et, plus tard, un autre noyau
de catholiques non moins fervents pour repousser le parpayot dit Henri IV.
L'animation allait jusqu'à l'extrême, - comme dans toutes les grandes luttes
politiques. Dans ces contrées, - qui faisaient partie des anciens apanages de
Marguerite de Valois et des Médicis, - qui y avaient fait du bien, - on avait
contracté une haine constitutionnelle contre la race qui les avait remplacés.
Que de fois j'ai entendu ma grand'mère, parlant d'après ce qui lui avait été
transmis, - me dire de l'épouse de Henri II: "Cette grande madame Catherine de
Médicis... à qui on a tué ses pauvres enfants!"
Cependant, des moeurs se sont conservées dans cette province à part, qui
indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale,
dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C'est pour ce jour que sont
fondés surtout de grands prix pour le tir de l'arc. - L'arc, aujourd'hui, est
une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d'abord l'époque où
ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races
celtiques.
Les pierres druidiques d'Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux, où
les squelettes ont toujours le visage tourné vers l'Orient, ne témoignent pas
moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et
couvertes de marécages, - devenus des lacs aujourd'hui.
Le Valois et l'ancien petit pays nommé la France semblent établir par leur
division l'existence de races bien distinctes. La France, division spéciale de
l'Ile-de-France, a, dit-on, été peuplée par les Francs primitifs, venus de
Germanie, dont ce fut, comme disent les chroniques, le premier arrêt. Il est
reconnu aujourd'hui que les Francs n'ont nullement subjugué la Gaule, et n'ont
pu que se trouver mêlés aux luttes de certaines provinces entre elles. Les
Romains les avaient fait venir pour peupler certains points, et surtout pour
défricher les grandes forêts ou assainir les pays de Paris. Issus généralement
de la race caucasienne, ces hommes vivaient sur un pied d'égalité, d'après les
moeurs patriarcales. Plus tard, on créa des fiefs, quand il fallut défendre le
pays contre les invasions du Nord. Toutefois, les cultivateurs conservaient
libres les terres qui leur avaient été concédées et qu'on appelait terres de
franc-alleu.
La lutte de deux races différentes est évidente surtout dans les guerres de la
Ligue. On peut penser que les descendants des Gallo-Romains favorisaient le
Béarnais, tandis que l'autre race, plus indépendante de sa nature, se tournait
vers Mayenne, d'Epernon, le cardinal de Lorraine et les Parisiens. On retrouve
encore dans certains coins, surtout à Montépilloy, des amas de cadavres,
résultat des massacres ou des combats de cette époque dont le principal fut la
bataille de Senlis.
Et même ce grand comte Longueval de Bucquoy, - qui a fait les guerres de Bohême,
aurait-il gagné l'illustration qui causa bien des peines à son descendant, -
l'abbé de Bucquoy, s'il n'eût, à la tête des ligueurs, protégé longtemps
Soissons, Arras et Calais contre les armées de Henri IV? Repoussé jusque dans la
Frise après avoir tenu trois ans dans les pays de Flandre, il obtint cependant
un traité d'armistice de dix ans en faveur de ces provinces, que Louis XIV
dévasta plus tard.
Etonnez-vous maintenant des persécutions qu'eut à subir l'abbé de Bucquoy, -
sous le ministère de Pontchartrain.
Quant à Angélique de Longueval, c'est l'opposition même en cotte hardie.
Cependant elle aime son père, - et ne l'avait abandonné qu'à regret. Mais du
moment qu'elle avait choisi lui convenir, - comme la fille du duc Loys
choisissant Lautrec pour cavalier, - elle n'a pas reculé devant la fuite et le
malheur, et même, ayant aidé à soustraire l'argenterie de son père, elle
s'écriait: "Ce que c'est de l'amour"
Les gens du moyen âge croyaient aux charmes. Il semble qu'un charme l'ait en
effet attachée à ce fils de charcutier, - qui était beau s'il faut l'en croire,
- mais qui ne semble pas l'avoir rendue très heureuse. Cependant en constatant
quelques malheureuses dispositions de celui qu'elle ne nomme jamais, elle n'en
dit pas de mal un instant. Elle se borne à constater les faits, - et l'aime
toujours, en épouse platonicienne et soumise à son sort par le raisonnement.
Les discours du lieutenant-colonel, qui voulait éloigner La Corbinière de
Venise, avaient donné dans la vue de ce dernier. Il vend tout à coup son
enseigne pour se rendre à Inspruck et chercher fortune en laissant sa femme à
Venise.
"Voilà donc, dit Angélique, l'enseigne vendue à cet homme qui m'aimait, content
(le lieutenant-colonel) en croyant que je ne m'en pouvais plus dédire; mais
l'amour, qui est la reine de toutes les passions, se moqua bien de la charge,
car lorsque je vis que mon mari faisait son préparatif pour s'en aller, il me
fut impossible de penser seulement de vivre sans lui."
Au dernier moment, pendant que le lieutenant-colonel se réjouissait déjà du
succès de cette ruse, qui lui livrait une femme isolée de son mari, - Angélique
se décida à suivre La Corbinière à Inspruck. "Ainsi, dit-elle, l'amour nous
ruina en Italie aussi bien qu'en France, quoique en celle d'Italie je n'y avais
point de coulpe (faute)."
Les voilà partis de Vérone avec un nommé Boyer, auquel La Corbinière avait
promis de faire sa dépense jusqu'en Allemagne, parce qu'il n'avait point
d'argent. (Ici, La Corbinière se relève un peu.) A vingt-cinq milles de Vérone,
à un lieu où, par le lac, on va à la rive de Trente, Angélique faiblit un
instant, et pria son mari de revenir vers quelque ville du bon pays vénitien,
comme Brescia. - Cette admiratrice de Pétrarque quittait avec peine ce doux pays
d'Italie pour les montagnes brumeuses qui cernent l'Allemagne. "Je pensais bien,
dit-elle, que les cinquante pistoles qui nous restaient ne nous dureraient
guère; mais mon amour était plus grand que toutes ces considérations."
Ils passèrent huit jours à Inspruck, où le duc de Feria passa et dit à La
Corbinière qu'il fallait aller plus loin pour trouver de l'emploi, - dans une
ville nommée Fisch. Là Angélique eut un grand flux de sang, et l'on appela une
femme qui lui fit comprendre "qu'elle s'était gâtée d'un enfant". - C'est une
locution bien chrétienne, - qu'il faut pardonner au langage du temps et du pays.
On a toujours considéré comme une souillure, - dans la manière de voir des
hommes d'église, le fait, légitime pourtant, - puisque Angélique s'était mariée,
- de produire au monde un nouveau pécheur. Ce n'est pourtant pas là l'esprit de
l'Evangile. - Mais passons.
La pauvre Angélique, un peu rétablie, fut forcée de se remettre à cheval sur
l'unique haquenée que possédait le ménage: "Toute débile que j'étais, dit-elle,
ou, pour dire la vérité, demi-morte, je montai à cheval pour aller avec mon mari
rejoindre l'armée, - où je fus si étonnée de voir autant de femmes que d'hommes,
entre beaucoup de celles de colonels et capitaines."
Son mari alla faire la révérence au grand colonel nommé Gildase, lequel, comme
Wallon, avait entendu parler du comte Longueval de Bucquoy, qui avait défendu la
Frise contre Henri IV. Il fit grande caresse au mari d'Angélique, et lui dit
qu'en attendant une compagnie, il lui donnerait une lieutenance, - et qu'il
allait mettre mademoiselle de Longueval dans le carrosse de sa soeur, qui était
mariée au premier capitaine de son régiment.
Le malheur ne se lassait pas de frapper les nouveaux époux. - La Corbinière prit
la fièvre, et il fallut le soigner.- Il y a de bonnes gens partout: Angélique ne
se plaint que d'avoir été promenée, "tantôt à un lieu, tantôt à un autre", par
le malheur de la guerre, - à la façon des Egyptiennes, - ce qui ne pouvait lui
plaire, encore qu'elle eût plus de sujets de se contenter que pas une femme,
puisqu'elle était la seule qui mangeât à la table du colonel avec seulement sa
soeur. - "Et le colonel encore montrait trop de bonté à La Corbinière, - en ce
qu'il lui donnait les meilleurs morceaux de la table... à cause qu'il le voyait
malade."
Une nuit, les troupes étant en marche, le meilleur logement qu'on pût offrir aux
dames fut une écurie, où il ne fallait coucher qu'habillés à cause de la crainte
de l'ennemi. "En me réveillant au milieu de la nuit, dit Angélique, je ressentis
un si grand frais que je ne pus m'empêcher de dire tout haut: Mon Dieu! je meurs
de frais!" Le colonel allemand lui jeta alors sa casaque, se découvrant lui-
même, car il n'avait pas autre chose sur son uniforme.
Ici arrive une observation bien profonde:
"Tous ces honneurs, dit-elle, pouvaient bien arrêter une Allemande, mais non pas
les Françaises, à qui la guerre ne peut plaire..."
Rien n'est plus vrai que cette observation. Les femmes allemandes sont encore
celles de l'époque des Romains. Trusnelda combattait avec Hermann. A la bataille
des Cimbres, où vainquit Marius, il y avait autant de femmes que d'hommes.
Les femmes sont courageuses dans les événements de famille, devant la
souffrance, la mort. Dans nos troubles civils, elles plantent des drapeaux sur
les barricades; - elles portent vaillamment leur tête à l'échafaud. Dans les
provinces qui se rapprochent du Nord ou de l'Allemagne, on a pu trouver des
Jeanne d'Arc et des Jeanne Hachette. Mais la masse des femmes françaises redoute
la guerre, à cause de l'amour qu'elles ont pour leurs enfants.
Les femmes guerrières sont de la race franque. Chez cette population
originairement venue d'Asie, il existe une tradition qui consiste à exposer des
femmes dans les batailles, pour animer le courage des combattants par la
récompense offerte. Chez les Arabes, on retrouve la même coutume. La vierge qui
se dévoue s'appelle la kadra et s'avance au premier rang, entourée de ceux qui
sont résolus à se faire tuer pour elle. - Mais chez les Francs on en exposait
plusieurs.
Le courage et souvent même la cruauté de ces femmes étaient tels qu'ils ont été
cause de l'adoption de la loi salique. Et cependant, les femmes, guerrières ou
non, ne perdirent jamais leur empire en France, soit comme reines, soit comme
favorites.
La maladie de La Corbinière fut cause qu'il se résolut à retourner en Italie.
Seulement, il oublia de prendre un passeport. "Nous fûmes bien confus, dit
Angélique, lorsque nous fûmes à une forteresse nommée Reistre, où l'on ne voulut
plus nous laisser passer, et où l'on retint mon mari malgré sa maladie." Comme
elle avait conservé sa liberté, elle put aller à Inspruck se jeter aux pieds de
l'archiduchesse Léopold pour obtenir la grâce de La Corbinière, - qu'on peut
supposer avoir un peu déserté, quoique sa femme ne l'avoue pas.
Munie de la grâce signée par l'archiduchesse, Angélique retourna au lieu où
était détenu son mari. Elle demanda aux gens de ce bourg de Reitz s'ils
n'avaient rien entendu dire d'un gentilhomme français prisonnier. On lui
enseigna le lieu où il était, où elle le trouva contre un poêle, demi mort, - et
le ramena à Vérone.
Là elle retrouva M. de la Tour (de Périgord) et lui reprocha d'avoir fait vendre
à son mari son enseigne, ce qui était cause de son malheur. "Je ne sais, ajoute-
t-elle, s'il avait encore de l'amour pour moi, ou si ce fut de la pitié, tant il
y a qu'il m'envoya vingt pistoles et tout un ameublement de maison où mon mari
se gouverna si mal, qu'en peu de temps il mangea entièrement tout."
Il avait repris un peu de santé et vivait continuellement en débauche avec deux
de ses camarades, M. de la Perle et M. Escutte. Cependant l'affection de sa
femme ne s'affaiblit pas. Elle se résolut, "pour ne pas vivre tout à fait dans
l'incommodité, à prendre des gens en pension", - ce qui lui réussit; - seulement
La Corbinière dépensait tout le gagnage hors du logis, "ce qui, dit-elle,
m'affligeait jusqu'à la mort"; il finit par vendre les meubles, - de sorte que
la maison ne pouvait plus aller.
"Cependant, dit la pauvre femme, je sentais toujours mon affection aussi grande
que lorsque nous partîmes de France. Il est vrai qu'après avoir reçu la première
lettre de ma mère, cette affection se partagea en deux... Mais, j'avoue que
l'amour que j'avais pour cet homme surpassait l'affection que je portais à mes
parents."