I2e lettre. M. Toulouse. - Les deux bibliophiles. Saint-Médard de Soissons. - Le
château des Longueval de Bucquoy. Réflexions.
Je n'ai pas à me reprocher d'avoir suspendu pendant dix jours le cours du récit
historique que vous m'aviez demandé. L'ouvrage qui devait en être la base,
c'est-à-dire l'histoire officielle de l'abbé de Bucquoy, devait être vendu le 20
novembre, et ne l'a été que le 30, soit qu'il ait été retiré d'abord (comme on
me l'a dit), soit que l'ordre même de la vente, énoncé dans le catalogue, n'ait
pas permis de le présenter plus tôt aux enchères.
L'ouvrage pouvait, comme tant d'autres, prendre le chemin de l'étranger, et les
renseignements qu'on m'avait adressés des pays du Nord indiquaient seulement des
traductions hollandaises du livre, sans donner aucune indication sur l'édition
originale, imprimée à Francfort, avec l'allemand en regard.
J'avais vainement, vous le savez, cherché le livre à Paris. Les bibliothèques
publiques ne le possédaient pas. Les libraires spéciaux ne l'avaient point vu
depuis longtemps. Un seul, M. Toulouse, m'avait été indiqué comme pouvant le
posséder.
M. Toulouse a la spécialité des livres de controverse religieuse. Il m'a
interrogé sur la nature de l'ouvrage; puis il m'a dit: "Monsieur, je ne l'ai
point...... Mais, si je l'avais, peut-être ne vous le vendrais-je pas?"
J'ai compris que vendant d'ordinaire des livres à des ecclésiastiques, il ne se
souciait pas d'avoir affaire à un fils de Voltaire.
Je lui ai répondu que je m'en passerais bien, ayant déjà de notions générales
sur le personnage dont il s'agissait.
"Voilà pourtant comme on écrit l'histoire!" m'a-t-il répondu.
Vous me direz que j'aurais pu me faire communiquer l'histoire de l'abbé de
Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore, tels M. de
Montmerqué et autres. A quoi je répondrai qu'un bibliophile sérieux ne
communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de crainte de les fatiguer.
Un bibliophile connu avait un ami; - cet ami était devenu amoureux d'un Anacréon
in-seize, édition lyonnaise du XVIe siècle, augmentée des poésies de Bion, de
Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre n'eût pas défendu sa femme aussi
fortement que son in-I6. Presque toujours son ami, venant déjeuner chez lui,
traversait indifféremment la bibliothèque; mais il jetait à la dérobée un regard
sur l'Anacréon.
Un jour, il dit à son ami: Qu'est-ce que tu fais de cet in-I6 mal relié... et
coupé? Je te donnerai volontiers le Voyage de Polyphile en italien, édition
princeps des Aldes, avec les gravures de Belin, pour cet in-I6... Franchement,
c'est pour compléter ma collection des poètes grecs.
Le possesseur se borna à sourire.
- Que te faut-il encore?
- Rien, je n'aime pas à échanger mes livres.
- Si je t'offrais encore mon Roman de la Rose, grandes marges, avec des
annotations de Marguerite de Valois?
- Non... ne parlons plus de cela.
- Comme argent, je suis pauvre, tu le sais; mais j'offrirais bien mille francs.
- N'en parlons plus...
- Allons! quinze cents livres.
- Je n'aime pas les questions d'argent entre amis.
La résistance ne faisait qu'accroître les désirs de l'ami du bibliophile. Après
plusieurs offres, encore repoussées, il lui dit, arrivé au dernier paroxysme de
la passion:
- Eh bien! j'aurai le livre à ta vente.
- A ma vente?... mais, je suis plus jeune que toi...
- Oui, mais tu as une mauvaise toux.
- Et toi... ta sciatique?
- On vit quatre-vingts ans avec cela!...
Je m'arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou une de
ces analyses tristes de la folie humaine, qui n'ont été traitées gaiement que
par Erasme... En résultat, le bibliophile mourut quelques mois après, et son ami
eut le livre pour six cents francs.
- Et il m'a refusé de me le laisser pour quinze cents francs! disait-il plus
tard toutes les fois qu'il le faisait voir. Cependant, quand il n'était plus
question de ce volume, qui avait projeté un seul nuage sur une amitié de
cinquante ans son oeil se mouillait au souvenir de l'homme excellent qu'il avait
aimé.
Cette anecdote est bonne à rappeler dans une époque où le goût des collections
de livres, d'autographes et d'objets d'art, n'est plus généralement compris en
France. Elle pourra, néanmoins, vous expliquer les difficultés que j'ai
éprouvées à me procurer l'Abbé de Bucquoy.
Samedi dernier, à sept heures, je revenais de Soissons, - où j'avais cru pouvoir
trouver des renseignements sur les Bucquoy, - afin d'assister à la vente, faite
par Techener, de la bibliothèque de M. Motteley, qui dure encore, et sur
laquelle on a publié, avant-hier, un article dans l'Indépendance de Bruxelles.
Une vente de livres ou de curiosités a, pour les amateurs, l'attrait d'un tapis
vert. Le râteau du commissaire, qui sac les livres et ramène l'argent, rend
cette comparaison fort exacte.
Les enchères étaient vives. Un volume isolé parvint jusqu'à six cents francs. A
dix heures moins un quart, l'Histoire de l'abbé de Bucquoy fut mise sur table à
vingt-cinq francs... A cinquante-cinq francs, les habitués et M. Techenet lui-
même abandonnèrent le livre: une seule personne poussait contre moi.
A soixante-cinq francs, l'amateur a manqué d'haleine.
Le marteau du commissaire-priseur m'a adjugé le livre pour soixante-six francs.
On m'a demandé ensuite trois francs vingt centimes pour les frais de la vente.
J'ai appris depuis que c'était un délégué de la Bibliothèque Nationale qui
m'avait fait concurrence jusqu'au dernier moment.
Je possède donc le livre et je me trouve en mesure de continuer mon travail.
Votre, etc.
De Ver à Dammartin, il n'y a guère qu'une heure et demie de marche. - J'ai eu le
plaisir d'admirer, par une belle matinée, l'horizon de dix lieues qui s'étend
autour du vieux château, si redoutable autrefois, et dominant toute la contrée.
Les hautes tours sont démolies, mais l'emplacement se dessine encore sur ce
point élevé, où l'on a planté des allées de tilleuls servant de promenade, au
point même où se trouvaient les entrées et les cours. Des charmilles d'épine-
vinette et de belladone empêchent toute chute dans l'abîme que forment encore
les fossés. - Un tir a été établi pour les archers dans un des fossés qui se
rapprochent de la ville.
Sylvain est retourné dans son pays: - j'ai continué ma route vers Soissons à
travers la forêt de Villers-Cotterets, entièrement dépouillée de feuilles, mais
reverdie çà et là par des plantations de pins qui occupent aujourd'hui les
vastes espaces des coupes sombres pratiquées naguère. - Le soir, j'arrivai à
Soissons, la vieille Augusta Suessonium, où se décida le sort de la nation
française au VIe siècle.
On sait que c'est après la bataille de Soissons, gagnée par Clovis, que ce chef
des Francs subit l'humiliation de ne pouvoir garder un vase d'or, produit du
pillage de Reims. Peut-être songeait-il déjà à faire sa paix avec l'Eglise, en
lui rendant un objet saint et précieux. Ce fut alors qu'un de ses guerriers
voulut que ce vase entrât dans le partage, car l'égalité était le principe
fondamental de ces tribus franques, originaires d'Asie. - Le vase d'or fut
brisé, et plus tard la tête du Franc égalitaire eut le même sort, sous la
francisque de son chef. Telle fut l'origine de nos monarchies.
Soissons, ville forte de seconde classe, renferme de curieuses antiquités. La
cathédrale a sa haute tour, d'où l'on découvre sept lieues de pays; - un beau
tableau de Rubens, derrière son maître-autel. L'ancienne cathédrale est beaucoup
plus curieuse, avec ses clochers festonnés et découpés en guipure. Il n'en reste
que la façade et les tours, malheureusement. Il y a encore une autre église
qu'on restaure avec cette belle pierre et ce béton romain, qui font l'orgueil de
la contrée. Je me suis entretenu là avec les tailleurs de pierre, qui
déjeunaient autour d'un feu de bruyère et qui m'ont paru très forts sur
l'histoire de l'art. Ils regrettaient, comme moi, qu'on ne restaurât point
l'ancienne cathédrale, Saint-Jean-des-Vignes, plutôt que l'église lourde où on
les occupait. - Mais cette dernière est, dit-on, plus logeable. Dans nos époques
de foi restreinte, on n'attire plus les fidèles qu'avec l'élégance et le
confort.
Les compagnons m'ont indiqué comme chose à voir Saint-Médard, situé à une portée
de fusil de la ville, au delà du pont et de la gare de l'Aisne. Les
constructions les plus modernes forment l'établissement des sourds-muets. Une
surprise m'attendait là. C'était d'abord la tour en partie démolie où Abailard
fut prisonnier quelque temps. On montre encore sur les murs des inscriptions
latines de sa main; - puis de vastes caveaux déblayés depuis peu, où l'on a
retrouvé la tombe de Louis le Débonnaire, - formée d'une vaste cuve de pierre
qui m'a rappelé les tombeaux égyptiens.
Près de ces caveaux, composés de cellules souterraines avec des niches çà et là
comme dans les tombeaux romains, on voit la prison même où cet empereur fut
retenu par ses enfants, l'enfoncement où il dormait sur une natte et autres
détails parfaitement conservés, parce que la terre calcaire et les débris de
pierres fossiles qui remplissaient ces souterrains les ont préservés de toute
humidité. On n'a eu qu'à déblayer, ci ce travail dure encore, amenant chaque
jour de nouvelles découvertes. - C'est un Pompéi carlovingien.
En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de l'Aisne,
qui coule entre les oseraies rougeâtres et les peupliers dépouillés de feuilles.
Il faisait beau, les gazons étaient verts, et, au bout de deux kilomètres, je me
suis trouvé dans un village nommé Cuffy, d'où l'on découvrait parfaitement les
tours dentelées de la ville et ses toits flamands bordés d'escaliers de pierre.
On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui ressemble
beaucoup à la tisane de Champagne.
En effet, le terrain est presque le même qu'à Epernay. C'est un filon de la
Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des vins rouges et
blancs qui ont encore assez de feu. Toutes les maisons sont bâties en pierres
meulières trouées comme des éponges par les vrilles et les limaçons marins.
L'église est vieille, mais rustique. Une verrerie est établie sur la hauteur.
Il n'était plus possible de ne pas retrouver Soissons. J'y suis retourné pour
continuer mes recherches, en visitant la bibliothèque et les archives. - A la
bibliothèque, je n'ai rien trouvé que l'on ne pût avoir à Paris. Les archives
sont à la sous-préfecture et doivent être curieuses, à cause de l'antiquité de
la ville. Le secrétaire m'a dit: - Monsieur, nos archives sont là-haut, - dans
les greniers; mais elles ne sont pas classées.
- Pourquoi?
- Parce qu'il n'y a pas de fonds attribués à ce travail par la ville. La plupart
des pièces sont en gothique et en latin... Il faudrait qu'on nous envoyât
quelqu'un de Paris.
Il est évident que je ne pouvais espérer de trouver facilement là des
renseignements. sur les Bucquoy. Quant à la situation actuelle des archives de
Soissons, je me borne à la dénoncer aux paléographes; - si la France est assez
riche pour payer l'examen des souvenirs de son histoire, je serai heureux
d'avoir donné cette indication.
Je vous parlerais bien encore de la grande foire qui avait lieu en ce moment-là
dans la ville, - du théâtre, où l'on jouait Lucrèce Borgia, des moeurs locales,
assez bien conservées dans ce pays situé hors du mouvement des chemins de fer, -
et même de la contrariété qu'éprouvent les habitants par suite de cette
situation. Ils ont espéré quelque temps être rattachés à la ligne du Nord, ce
qui eût produit de fortes économies... Un personnage puissant aurait obtenu de
faire passer la ligne de Strasbourg par ces bois, auxquels elle offre des
débouchés, mais ce sont là de ces exigences locales et de ces suppositions
intéressées qui peuvent ne pas être de toute justice.
Le but de ma tournée est atteint maintenant. La diligence de Soissons à Reims
m'a conduit à Brume. Une heure après, j'ai pu gagner Longueval, le berceau des
Bucquoy. Voilà donc le séjour de la belle Angélique et le château-chef de son
père, qui paraît en avoir eu autant que son aïeul, le grand-comte de Bucquoy, a
pu en conquérir dans les guerres de Bohême. - Les tours sont rasées, comme à
Dammartin. Cependant les souterrains existent encore. L'emplacement, qui domine
le village, situé dans une gorge allongée, a été couvert de constructions depuis
sept ou huit ans, époque où les ruines ont été vendues. Empreint suffisamment de
ces souvenirs de localité qui peuvent donner de l'attrait à une composition
romanesque, - et qui ne sont pas inutiles au point de vue positif de l'histoire,
j'ai gagné Château-Thierry, où l'on aime à saluer la statue rêveuse du bon La
Fontaine, placée au bord de la Marne et en vue du chemin de fer de Strasbourg.
Réflexions
"Et puis..." (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)
- Allez toujours!
- Vous avez imité Diderot lui-même.
- Qui avait imité Sterne...
- Lequel avait imité Swift.
- Qui avait imité Rabelais.
- Lequel avait imité Merlin Coccaïe...
- Qui avait imité Pétrone...
- Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d'autres... Quand ce
ne serait que l'auteur de l'Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans
autour de la Méditerranée, pour l'amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont
la reine, entourée d'une cinquantaine de prétendants, défaisait chaque nuit ce
qu'elle avait tissé le jour.
- Mais Ulysse a fini par retrouver Ithaque.
- Et j'ai retrouvé l'abbé de Bucquoy.
- Parlez-en.
- Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être déjà
fatigués - du comte de Bucquoy le ligueur, plus tard le généralissime des armées
d'Autriche; - de M. de Longueval de Bucquoy et de sa fille Angélique, - enlevée
par La Corbinière; - du château de cette famille dont je viens de fouler les
ruines...
Et enfin de l'abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j'ai porté une courte
biographie, - et que M. d'Argenson, dans sa correspondance, appelle: le prétendu
de Bucquoy.
Le livre que je viens d'acheter à la vente Motteley vaudrait beaucoup plus de
soixante-neuf francs vingt centimes, s'il n'était cruellement rogné. La reliure,
toute neuve, porte en lettres d'or ce titre attrayant: Histoire du Sieur Abbé
comte de Bucquoy, etc. La valeur de l'in-I2 vient peut-être de trois maigres
brochures en vers et en prose, composées par l'auteur, et qui, étant d'un plus
grand format, ont les marges coupées jusqu'au texte, qui, cependant reste
lisible.
Le livre a tous les titres cités déjà ni se trouvent énoncés dans Brunet, dans
Quérard et dans la Biographie de Michaud. En regard du titre est une gravure
représentant la Bastille, avec ce titre au-dessus: L'Enfer des vivants, et cette
citation: Facilis descendus Averni.
On peut lire l'histoire de l'abbé de Bucquoy dans mon livre intitulé: Les
Illuminés (Paris, Victor Lecou). On peut consulter aussi l'ouvrage In-I2 dont
j'ai fait présent à la Bibliothèque impériale.
Je me suis peut-être trompé dans l'examen de l'écusson du fondateur de la
chapelle de Châalis.
On m'a communiqué des notes sur les abbés de Châalis. "Robert de la Tourette,
notamment, qui fut abbé là, de 1501 à 1522, fit de grandes restaurations..." On
voit sa tombe devant le maître autel.
"Ici arrivent les Médicis: Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare, 1554; - Aloys
d'Est, 1586.
Ensuite: Louis, cardinal de Guise, 1601; Charles-Louis de Lorraine, 1630."
Il faut remarquer que les d'Est n'ont qu'un alérion au 2 et au 3, et que j'en ai
vu trois au I et au 4 dans l'écusson écartelé.
Charles II, cardinal de Bourbon (depuis, Charles X, - l'ancien), lieutenant
général de l'Ile-de-France depuis 1551, eut un fils appelé Poullain."
Je veux bien croire que ce cardinal-roi eut un fils naturel; mais je ne
comprends pas les trois alérions posés 2 et I. Ceux de Lorraine sont sur une
bande. Pardon de ces détails, mais la connaissance du blason est la clef de
l'histoire de France... Les pauvres auteurs n'y peuvent rien!
Sylvie. Souvenirs du Valois