PLUME DE POÉSIES
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 Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU. ALCINE

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Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE VI.  PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.  ALCINE Empty
MessageSujet: Denis Diderot. (1713-1784) CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU. ALCINE   Denis Diderot. (1713-1784)  CHAPITRE VI.  PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.  ALCINE Icon_minitimeLun 3 Sep - 10:39

CHAPITRE VI.

PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

ALCINE.


Mangogul se rendit le premier chez la grande sultane; il y trouva toutes
les femmes occupées d'un cavagnole(17): il parcourut des yeux celles
dont la réputation était faite, résolu d'essayer son anneau sur une
d'elles, et il ne fut embarrassé que du choix. Il était incertain par
qui commencer, lorsqu'il aperçut dans une croisée une jeune dame du
palais de la Manimonbanda: elle badinait avec son époux; ce qui parut
singulier au sultan, car il y avait plus de huit jours qu'ils étaient
mariés: ils s'étaient montrés dans la même loge à l'Opéra, et dans la
même calèche au petit cours ou au bois de Boulogne; ils avaient achevé
leurs visites, et l'usage les dispensait de s'aimer, et même de se
rencontrer. «Si ce bijou, disait Mangogul en lui-même, est aussi fou que
sa maîtresse, nous allons avoir un monologue réjouissant.» Il en était
là du sien, quand la favorite parut.

(17: Jeu de hasard fort à la mode, un peu dans le genre du
biribi et de notre loto. Voyez Promenade du Sceptique, t. I.)

«Soyez la bienvenue, lui dit le sultan à l'oreille. J'ai jeté mon plomb
en vous attendant.

-Et sur qui? lui demanda Mirzoza.

-Sur ces gens que vous voyez folâtrer dans cette croisée, lui répondit
Mangogul du coin de l'oeil.

-Bien débuté,» reprit la favorite.

Alcine (c'est le nom de la jeune dame) était vive et jolie. La cour du
sultan n'avait guère de femmes plus aimables, et n'en avait aucune de
plus galante. Un émir du sultan s'en était entêté. On ne lui laissa
point ignorer ce que la chronique avait publié d'Alcine; il en fut
alarmé, mais il suivit l'usage: il consulta sa maîtresse sur ce qu'il en
devait penser. Alcine lui jura que ces calomnies étaient les discours de
quelques fats qui se seraient tus, s'ils avaient eu des raisons de
parler: qu'au reste il n'y avait rien de fait, et qu'il était le maître
d'en croire tout ce qu'il jugerait à propos. Cette réponse assurée
convainquit l'émir amoureux de l'innocence de sa maîtresse. Il conclut,
et prit le titre d'époux d'Alcine avec toutes ses prérogatives.

Le sultan tourna sa bague sur elle. Un grand éclat de rire, qui était
échappé à Alcine à propos de quelques discours saugrenus que lui tenait
son époux, fut brusquement syncopé par l'opération de l'anneau; et l'on
entendit aussitôt murmurer sous ses jupes: «Me voilà donc titré;
vraiment j'en suis fort aise; il n'est rien tel que d'avoir un rang. Si
l'on eût écouté mes premiers avis, on m'eût trouvé mieux qu'un émir;
mais un émir vaut encore mieux que rien.»

A ces mots, toutes les femmes quittèrent le jeu, pour chercher d'où
partait la voix. Ce mouvement fit un grand bruit.

«Silence, dit Mangogul; ceci mérite attention.»

On se tut, et le bijou continua: «Il faut qu'un époux soit un hôte bien
important, à en juger par les précautions que l'on prend pour le
recevoir. Que de préparatifs! quelle profusion d'eau de myrte(18)!
Encore une quinzaine de ce régime, et c'était fait de moi; je
disparaissais, et monsieur l'émir n'avait qu'à chercher gîte ailleurs,
ou qu'à m'embarquer pour l'île Jonquille(19).» Ici mon auteur dit que
toutes les femmes pâlirent, se regardèrent sans mot dire, et tinrent un
sérieux qu'il attribue à la crainte que la conversation ne s'engageât et
ne devînt générale. «Cependant, continua le bijou d'Alcine, il m'a
semblé que l'émir n'avait pas besoin qu'on y fît tant de façons; mais je
reconnais ici la prudence de ma maîtresse; elle mit les choses au
pis-aller; et je fus traité pour monsieur comme pour son petit écuyer.»

(18: Astringent.)

(19: Dans Tanzaï, l'île Jonquille est la résidence du génie
Mange-Taupes. C'est là que Néadarné est envoyée par l'oracle pour
vaincre l'obstacle, d'un genre analogue à celui dont parle Alcine, qui
s'opposait à son mariage effectif.)

Le bijou allait continuer ses extravagances, lorsque le sultan,
s'apercevant que cette scène étrange scandalisait la pudique
Manimonbanda, interrompit l'orateur en retournant sa bague. L'émir avait
disparu aux premiers mots du bijou de sa femme. Alcine, sans se
déconcerter, simula quelque temps un assoupissement; cependant les
femmes chuchetaient(20) qu'elle avait des vapeurs. «Eh oui, dit un
petit-maître, des vapeurs! Cicogne(21) les nomme hystériques; c'est
comme qui dirait des choses qui viennent de la région inférieure. Il a
pour cela un élixir divin; c'est un principe, principiant, principié,
qui ravive... qui... je le proposerai à madame.» On sourit de ce
persiflage, et notre cynique reprit:

(20: Chuchetaient et non chuchotaient. (Br.)-Cette forme est
en effet dans les auteurs du XVIe siècle et dans Furetière et Richelet;
mais «chuchoter» a prévalu.)

(21: Ou Sigogne, garçon tanneur, soldat aux gardes,
aide-apothicaire, enfin médecin et un peu charlatan, grâce à la
protection de Chirac.)

«Rien n'est plus vrai, mesdames; j'en ai usé, moi qui vous parle, pour
une déperdition de substance.

-Une déperdition de substance! Monsieur le marquis, reprit une jeune
personne, qu'est-ce que cela?

-Madame, répondit le marquis, c'est un de ces petits accidents fortuits
qui arrivent... Eh! mais tout le monde connaît cela.»

Cependant l'assoupissement simulé finit. Alcine se mit au jeu aussi
intrépidement que si son bijou n'eût rien dit, ou que s'il eût dit les
plus belles choses du monde. Elle fut même la seule qui joua sans
distraction. Cette séance lui valut des sommes considérables. Les autres
ne savaient ce qu'elles faisaient, ne reconnaissaient plus leurs
figures, oubliaient leurs numéros, négligeaient leurs avantages,
arrosaient(22) à contretemps et commettaient cent autres bévues, dont
Alcine profitait. Enfin, le jeu finit, et chacun se retira.

(22: Payaient.)

Cette aventure fit grand bruit à la cour, à la ville et dans tout le
Congo. Il en courut des épigrammes: le discours du bijou d'Alcine fut
publié, revu, corrigé, augmenté et commenté par les agréables de la
cour. On chansonna l'émir; sa femme fut immortalisée. On se la montrait
aux spectacles; elle était courue dans les promenades; on s'attroupait
autour d'elle, et elle entendait bourdonner à ses côtés: «Oui, la voilà;
c'est elle-même; son bijou a parlé pendant plus de deux heures de
suite.»

Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang-froid admirable. Elle
écouta tous ces propos, et beaucoup d'autres, avec une tranquillité que
les autres femmes n'avaient point. Elles s'attendaient à tout moment à
quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux; mais l'aventure du
chapitre suivant acheva de les troubler.

Lorsque le cercle s'était séparé, Mangogul avait donné la main à la
favorite, et l'avait remise dans son appartement. Il s'en manquait
beaucoup qu'elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l'abandonnait guère.
Elle avait perdu considérablement au jeu, et l'effet du terrible anneau
l'avait jetée dans une rêverie dont elle n'était pas encore bien
revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait
pas assez sur les promesses d'un homme moins amoureux que despotique,
pour être libre de toute inquiétude.

«Qu'avez-vous, délices de mon âme? lui dit Mangogul; je vous trouve
rêveuse.

-J'ai joué, lui répondit Mirzoza, d'un guignon qui n'a point d'exemple;
j'ai perdu la possibilité: j'avais douze tableaux; je ne crois pas
qu'ils aient marqué trois fois.

-Cela est désolant, répondit Mangogul: mais que pensez-vous de mon
secret?

-Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique;
il vous amusera sans doute; mais cet amusement aura des suites funestes.
Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des
maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles,
et faire cent autres vacarmes. Ah! prince, je vous conjure...

-Eh! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole! je
voudrais bien savoir à propos de quoi l'intérêt de votre prochain vous
touche aujourd'hui si vivement. Non, madame, non; je conserverai mon
anneau. Et que m'importent à moi ces maris détrompés, ces amants
désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je
m'amuse? Suis-je donc sultan pour rien(23)? A demain, madame; il faut
espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la
première, et qu'insensiblement vous y prendrez goût.

(23: Ce n'est certainement pas ce passage que La Harpe pouvait
traiter de «basse adulation.»)

-Je n'en crois rien, seigneur, reprit Mirzoza.

-Et moi je vous réponds que vous trouverez des bijoux plaisants, et si
plaisants, que vous ne pourrez vous défendre de leur donner audience. Et
où en seriez-vous donc, si je vous les députais en qualité
d'ambassadeurs? Je vous sauverai, si vous voulez, l'ennui de leurs
harangues; mais pour le récit de leurs aventures, vous l'entendrez de
leur bouche ou de la mienne. C'est une chose décidée; je n'en peux rien
rabattre; prenez sur vous de vous familiariser avec ces nouveaux
discoureurs.»

A ces mots, il l'embrassa, et passa dans son cabinet, réfléchissant sur
l'épreuve qu'il venait de faire, et remerciant dévotieusement le génie
Cucufa.


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