CHAPITRE XIX.
DE LA FIGURE DES INSULAIRES, ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
C'était après dîner; Mirzoza faisait des noeuds, et Mangogul, étalé
sur un sofa, les yeux à demi fermés, établissait doucement sa digestion.
Il avait passé une bonne heure dans le silence et le repos, lorsqu'il
dit à la favorite: «Madame se sentirait-elle disposée à m'écouter?
-C'est selon.
-Mais, après tout, comme vous me l'avez dit avec autant de jugement que
de politesse, que m'importe que vous m'écoutiez ou non?» Mirzoza sourit,
et Mangogul dit: «Qu'on m'apporte le journal de mes voyageurs, et
surtout qu'on ne déplace pas les marques que j'y ai faites, ou par ma
barbe...»
On lui présente le journal; il l'ouvre et lit: «Les insulaires n'étaient
point faits comme on l'est ailleurs. Chacun avait apporté en naissant
des signes de sa vocation: aussi en général on y était ce qu'on devait
être. Ceux que la nature avait destinés à la géométrie avaient les
doigts allongés en compas; mon hôte était de ce nombre. Un sujet propre
à l'astronomie avait les yeux en colimaçon; à la géographie, la tête en
globe; à la musique ou acoustique, les oreilles en cornet; à
l'arpentage, les jambes en jalons; à l'hydraulique...» Ici le sultan
s'arrêta; et Mirzoza lui dit: «Eh bien! à l'hydraulique?...» Mangogul
lui répondit: «C'est vous qui le demandez; le bijou en ajoutoir, et
pissait en jet d'eau; à la chimie, le nez en alambic; à l'anatomie,
l'index en scalpel; aux mécaniques, les bras en lime ou en scie, etc.»
Mirzoza ajouta: «Il n'en était pas chez ce peuple comme parmi nous, où
tels qui, n'ayant reçu de Brama que des bras nerveux, semblaient être
appelés à la charrue, tiennent le timon de votre État, siégent dans vos
tribunaux, ou président dans votre académie; où tel, qui ne voit non
plus qu'une taupe, passe sa vie à faire des observations, c'est-à-dire à
une profession qui demande des yeux de lynx.»
Le sultan continua de lire. «Entre les habitants on en remarquait dont
les doigts visaient au compas, la tête au globe, les yeux au télescope,
les oreilles au cornet; ces hommes-ci, dis-je à mon hôte, sont
apparemment vos virtuoses, de ces hommes universels qui portent sur eux
l'affiche de tous les talents.»
Mirzoza interrompit le sultan, et dit: «Je gage que je sais la réponse
de l'hôte...
MANGOGUL.
Et quelle est-elle?
MIRZOZA.
Il répondit que ces gens, que la nature semble avoir destinés à tout,
n'étaient bons à rien.
MANGOGUL.
Par Brama, c'est cela; en vérité, sultane, vous avez bien de l'esprit.
Mon voyageur ajoute que cette conformation des insulaires donnait au
peuple entier un certain air automate; quand ils marchent, on dirait
qu'ils arpentent; quand ils gesticulent, ils ont l'air de décrire des
figures; quand ils chantent, ils déclament avec emphase.
MIRZOZA.
En ce cas, leur musique doit être mauvaise.
MANGOGUL.
Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
MIRZOZA.
C'est qu'elle doit être au-dessous de la déclamation.»
MANGOGUL.
«A peine eus-je fait quelques tours dans la grande allée de leur jardin
public, que je devins le sujet de l'entretien et l'objet de la
curiosité. C'est un tombé de la lune, disait l'un; vous vous trompez,
disait l'autre, il vient de Saturne. Je le crois habitant de Mercure,
disait un troisième. Un quatrième s'approcha de moi, et me dit:
«Étranger, pourrait-on vous demander d'où vous êtes?
«-Je suis du Congo, lui répondis-je.
«-Et où est le Congo?»
«J'allais satisfaire à sa question, lorsqu'il s'éleva autour de moi un
bruit de mille voix d'hommes et de femmes qui répétaient: «C'est un
Congo, c'est un Congo, c'est un Congo.» Assourdi de ce tintamarre, je
mis mes mains sur mes oreilles, et je me hâtai de sortir du jardin.
Cependant on avait arrêté mon hôte, pour savoir de lui si un Congo était
un animal ou un homme. Les jours suivants, sa porte fut obsédée d'une
foule d'habitants qui demandaient à voir le Congo. Je me montrai; je
parlai; et ils s'éloignèrent tous avec un mépris marqué par des huées,
en s'écriant: Fi donc, c'est un homme.»
Ici Mirzoza se mit à rire aux éclats. Puis elle ajouta: «Et la
toilette?»
Mangogul lui dit: «Madame se rappellerait-elle un certain brame noir,
fort original, moitié sensé, moitié fou(40)?
(40: Le P. Castel.)
-Oui, je me le rappelle. C'était un bon homme qui mettait de l'esprit à
tout, et que les autres brames noirs, ses confrères, firent mourir de
chagrin.
-Fort bien. Il n'est pas que vous n'ayez entendu parler, ou peut-être
même que vous n'ayez vu un certain clavecin où il avait diapasoné les
couleurs selon l'échelle des sons, et sur lequel il prétendait exécuter
pour les yeux une sonate, un allegro, un presto, un adagio, un
cantabile, aussi agréables que ces pièces bien faites le sont pour les
oreilles.
-J'ai fait mieux: un jour je lui proposai de me traduire dans un menuet
de couleurs, un menuet de sons; et il s'en tira fort bien.
-Et cela vous amusa beaucoup?
-Beaucoup; car j'étais alors un enfant.
-Eh bien! mes voyageurs ont retrouvé la même machine chez leurs
insulaires, mais appliquée à son véritable usage.
-J'entends; à la toilette.
-Il est vrai; mais comment cela?
-Comment? le voici. Une pièce de notre ajustement étant donnée, il ne
s'agit que de frapper un certain nombre de touches du clavecin pour
trouver les harmoniques de cette pièce, et déterminer les couleurs
différentes des autres.
-Vous êtes insupportable! On ne saurait vous rien apprendre; vous
devinez tout.
-Je crois même qu'il y a dans cette espèce de musique des dissonances à
préparer et à sauver.
-Vous l'avez dit.
-Je crois en conséquence que le talent d'une femme de chambre suppose
autant de génie et d'expérience, autant de profondeur et d'études que
dans un maître de chapelle.
-Et ce qui s'ensuit de là, le savez-vous?
-Non.
-C'est qu'il ne me reste plus qu'à fermer mon journal, et qu'à prendre
mon sorbet. Sultane, votre sagacité me donne de l'humeur.
-C'est-à-dire que vous m'aimeriez un peu bête.
-Pourquoi pas? cela nous rapprocherait, et nous nous en amuserions
davantage. Il faut une terrible passion pour tenir contre une
humiliation qui ne finit point. Je changerai; prenez-y garde.
-Seigneur, ayez pour moi la complaisance de reprendre votre journal, et
d'en continuer la lecture.
-Très-volontiers. C'est donc mon voyageur qui va parler.»
«Un jour, au sortir de table, mon hôte se jeta sur un sofa où il ne
tarda pas à s'endormir, et j'accompagnai les dames dans leur
appartement. Après avoir traversé plusieurs pièces, nous entrâmes dans
un cabinet, grand et bien éclairé, au milieu duquel il y avait un
clavecin. Madame s'assit, promena ses doigts sur le clavier, les yeux
attachés sur l'intérieur de la caisse, et dit d'un air satisfait:
«Je le crois d'accord.»
«Et moi, je me disais tout bas: «Je crois qu'elle rêve;» car je n'avais
point entendu de son...
«Madame est musicienne, et sans doute elle accompagne?
«-Non.
«-Qu'est-ce donc que cet instrument?
«-Vous l'allez voir.» Puis, se tournant vers ses filles: «Sonnez,
dit-elle à l'aînée, pour mes femmes.»
«Il en vint trois, auxquelles elle tint à peu près ce discours:
«Mesdemoiselles, je suis très-mécontente de vous. Il y a plus de six
mois que ni mes filles ni moi n'avons été mises avec goût. Cependant
vous me dépensez un argent immense. Je vous ai donné les meilleurs
maîtres; et il semble que vous n'avez pas encore les premiers principes
de l'harmonie. Je veux aujourd'hui que ma fontange soit verte et or.
Trouvez-moi le reste.»
«La plus jeune pressa les touches, et fit sortir un rayon blanc, un
jaune, un cramoisi, un vert, d'une main; et de l'autre, un bleu et un
violet.
«Ce n'est pas cela, dit la maîtresse d'un ton impatient; adoucissez-moi
ces nuances.»
«La femme de chambre toucha de nouveau, blanc, citron, bleu turc,
ponceau, couleur de rose, aurore et noir.
«Encore pis! dit la maîtresse. Cela est à excéder. Faites le dessus.»
«La femme de chambre obéit; et il en résulta: blanc, orangé, bleu pâle,
couleur de chair, soufre et gris.
«La maîtresse s'écria:
«On n'y saurait plus tenir.
«-Si madame voulait faire attention, dit une des deux autres femmes,
qu'avec son grand panier et ses petites mules...
«-Mais oui, cela pourrait aller...»
«Ensuite la dame passa dans un arrière-cabinet pour s'habiller dans
cette modulation. Cependant l'aînée de ses filles priait la suivante de
lui jouer un ajustement de fantaisie, ajoutant:
«Je suis priée d'un bal; et je me voudrais leste, singulière et
brillante. Je suis lasse des couleurs pleines.
«-Rien n'est plus aisé,» dit la suivante; et elle toucha gris de perle,
avec un clair-obscur qui ne ressemblait à rien; et dit: «Voyez,
mademoiselle, comme cela fera bien avec votre coiffure de la Chine,
votre mantelet de plumes de paon, votre jupon céladon et or, vos bas
cannelle, et vos souliers de jais; surtout si vous vous coiffez en brun,
avec votre aigrette de rubis.
«-Tu vaux trop, ma chère, répliqua la jeune fille. Viens toi-même
exécuter tes idées.»
«Le tour de la cadette arriva; la suivante qui restait lui dit:
«Votre grande soeur va au bal; mais vous, n'allez-vous pas au
temple?...
«-Précisément; et c'est par cette raison que je veux que tu me touches
quelque chose de fort coquet.
«-Eh bien! répondit la suivante, prenez votre robe de gaze couleur de
feu, et je vais chercher le reste de l'accompagnement. Je n'y suis
pas... m'y voici... non... c'est cela... oui, c'est cela; vous serez à
ravir... Voyez, mademoiselle: jaune, vert, noir, couleur de feu, azur,
blanc et bleu; cela fera à merveille avec vos boucles d'oreilles de
topaze de Bohême, une nuance de rouge, deux assassins, trois croissants
et sept mouches...»
«Ensuite elles sortirent, en me faisant une profonde révérence. Seul, je
me disais: «Elles sont aussi folles ici que chez nous. Ce clavecin
épargne pourtant bien de la peine.»
Mirzoza, interrompant la lecture, dit au sultan: «Votre voyageur aurait
bien dû nous apporter une ariette au moins d'ajustements notés, avec la
basse chiffrée.
LE SULTAN.
C'est ce qu'il a fait.
MIRZOZA.
Et qui est-ce qui nous jouera cela?
LE SULTAN.
Mais quelqu'un des disciples du brame noir; celui entre les mains duquel
son instrument oculaire est resté. Mais en avez-vous assez?
MIRZOZA.
Y en a-t-il encore beaucoup?...
LE SULTAN.
Non; encore quelques pages, et vous en serez quitte...
MIRZOZA.
Lisez-les.
LE SULTAN.
«J'en étais là, dit mon journal, lorsque la porte du cabinet où la mère
était entrée, s'ouvrit, et m'offrit une figure si étrangement déguisée,
que je ne la reconnus pas. Sa coiffure pyramidale et ses mules en
échasses l'avaient agrandie d'un pied et demi; elle avait avec cela une
palatine blanche, un mantelet orange, une robe de velours ras bleu pâle,
un jupon couleur de chair, des bas soufre, et des mules petit-gris; mais
ce qui me frappa surtout, ce fut un panier pentagone, à angles saillants
et rentrants, dont chacun portait une toise de projection. Vous eussiez
dit que c'était un donjon ambulant, flanqué de cinq bastions. L'une des
filles parut ensuite.
«Miséricorde! s'écria la mère, qui est-ce qui vous a ajustée de la
sorte? Retirez-vous! vous me faites horreur. Si l'heure du bal n'était
pas si proche, je vous ferais déshabiller. J'espère du moins que vous
vous masquerez.» Puis, s'adressant à la cadette: «Pour cela,» dit-elle,
en la parcourant de la tête aux pieds, «voilà qui est raisonnable et
décent.»
«Cependant monsieur, qui avait aussi fait sa toilette après sa
médianoche, se montra avec un chapeau couleur de feuille morte, sous
lequel s'étendait une longue perruque en volutes, un habit de drap à
double broche, avec des parements en carré long, d'un pied et demi
chacun; cinq boutons par devant, quatre poches, mais point de plis ni de
paniers; une culotte et des bas chamois, des souliers de maroquin vert;
le tout tenant ensemble, et formant un pantalon.»
Ici Mangogul s'arrêta et dit à Mirzoza, qui se tenait les côtés: «Ces
insulaires vous paraissent fort ridicules...»
Mirzoza, lui coupant la parole, ajouta: «Je vous dispense du reste; pour
cette fois, sultan, vous avez raison; que ce soit, je vous prie, sans
tirer à conséquence. Si vous vous avisez de devenir raisonnable, tout
est perdu. Il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces
insulaires, qu'ils nous le paraissent; et qu'en fait de modes, ce sont
les fous qui donnent la loi aux sages, les courtisanes qui la donnent
aux honnêtes femmes, et qu'on n'a rien de mieux à faire que de la
suivre. Nous rions en voyant les portraits de nos aïeux, sans penser que
nos neveux riront en voyant les nôtres.
MANGOGUL.
J'ai donc eu une fois en ma vie le sens commun!...
MIRZOZA.
Je vous le pardonne; mais n'y retournez pas...
MANGOGUL.
Avec toute votre sagacité, l'harmonie, la mélodie et le clavecin
oculaire...
MIRZOZA.
Arrêtez, je vais continuer... donnèrent lieu à un schisme qui divisa les
hommes, les femmes et tous les citoyens. Il y eut une insurrection
d'école contre école, de maître contre maître; on disputa, on s'injuria,
on se haït.
-Fort bien; mais ce n'est pas tout.
-Aussi, n'ai-je pas tout dit.
-Achevez.
-Ainsi qu'il est arrivé dernièrement à Banza, dans la querelle sur les
sons, où les sourds se montrèrent les plus entêtés disputeurs. Dans la
contrée de vos voyageurs, ceux qui crièrent le plus longtemps et le plus
haut sur les couleurs, ce furent les aveugles...»
A cet endroit, le sultan dépité prit les cahiers de ses voyageurs, et
les mit en pièces.
«Eh? que faites-vous là?
-Je me débarrasse d'un ouvrage inutile.
-Pour moi, peut-être; mais pour vous?
-Tout ce qui n'ajoute rien à votre bonheur m'est indifférent.
-Je vous suis donc bien chère?
-Voilà une question à détacher de toutes les femmes. Non, elles ne
sentent rien; elles croient que tout leur est dû; quoi qu'on fasse pour
elles, on n'en a jamais fait assez. Un moment de contrariété efface une
année de service. Je m'en vais.
-Non, vous restez; allons, approchez-vous, et baisez-moi...»
Le sultan l'embrassa, et dit:
«N'est-il pas vrai que nous ne sommes que des marionnettes?
-Oui, quelquefois.»