CHAPITRE XX.
LES DEUX DÉVOTES.
Le sultan laissait depuis quelques jours les bijoux en repos. Des
affaires importantes, dont il était occupé, suspendaient les effets de
sa bague. Ce fut dans cet intervalle que deux femmes de Banza
apprêtèrent à rire à toute la ville.
Elles étaient dévotes de profession. Elles avaient conduit leurs
intrigues avec toute la discrétion possible, et jouissaient d'une
réputation que la malignité même de leurs semblables avait respectée. Il
n'était bruit dans les mosquées que de leur vertu. Les mères les
proposaient en exemple à leurs filles; les maris à leurs femmes. Elles
tenaient l'une et l'autre, pour maxime principale, que le scandale est
le plus grand de tous les péchés. Cette conformité de sentiments, mais
surtout la difficulté d'édifier à peu de frais un prochain clairvoyant
et malin, l'avait emporté sur la différence de leurs caractères; et
elles étaient très-bonnes amies.
Zélide recevait le bramine de Sophie; c'était chez Sophie que Zélide
conférait avec son directeur; et en s'examinant un peu, l'une ne pouvait
guère ignorer ce qui concernait le bijou de l'autre; mais l'indiscrétion
bizarre de ces bijoux les tenait toutes deux dans de cruelles alarmes.
Elles se voyaient à la veille d'être démasquées, et de perdre cette
réputation de vertu qui leur avait coûté quinze ans de dissimulation et
de manége, et dont elles étaient alors fort embarrassées.
Il y avait des moments où elles auraient donné leur vie, du moins
Zélide, pour être aussi décriées que la plus grande partie de leurs
connaissances. «Que dira le monde? que fera mon mari?... Quoi! cette
femme si réservée, si modeste, si vertueuse; cette Zélide n'est... comme
les autres... Ah! cette idée me désespère!... Oui, je voudrais n'en
avoir point, n'en avoir jamais eu,» s'écriait brusquement Zélide.
Elle était alors avec son amie, que les mêmes réflexions occupaient,
mais qui n'en était pas autant agitée. Les dernières paroles de Zélide
la firent sourire.
«Riez, madame, ne vous contraignez point. Éclatez, lui dit Zélide
dépitée. Il y a vraiment de quoi.
-Je connais comme vous, lui répondit froidement Sophie, tout le danger
qui nous menace; mais le moyen de s'y soustraire? car vous conviendrez,
avec moi, qu'il n'y a pas d'apparence que votre souhait s'accomplisse.
-Imaginez donc un expédient, repartit Zélide.
-Oh! reprit Sophie, je suis lasse de me creuser; je n'imagine rien...
S'aller confiner dans le fond d'une province, est un parti; mais laisser
à Banza les plaisirs, et renoncer à la vie, c'est ce que je ne ferai
point. Je sens que mon bijou ne s'accommodera jamais de cela.
-Que faire donc?...
-Que faire! Abandonner tout à la Providence, et rire, à mon exemple, du
qu'en dira-t-on. J'ai tout tenté pour concilier la réputation et les
plaisirs. Mais puisqu'il est dit qu'il faut renoncer à la réputation,
conservons au moins les plaisirs. Nous étions uniques. Eh bien! ma
chère, nous ressemblerons à cent mille autres; cela vous paraît-il donc
si dur?
-Oui, sans doute, répliqua Zélide; il me paraît dur de ressembler à
celles pour qui l'on avait affecté un mépris souverain. Pour éviter
cette mortification, je m'enfuirais, je crois, au bout du monde.
-Partez, ma chère, continua Sophie; pour moi, je reste... Mais à
propos, je vous conseille de vous pourvoir de quelque secret, pour
empêcher votre bijou de babiller en route.
-En vérité, reprit Zélide, la plaisanterie est ici de bien mauvaise
grâce; et votre intrépidité...
-Vous vous trompez, Zélide, il n'y a point d'intrépidité dans mon fait.
Laisser prendre aux choses un train dont on ne peut les détourner, c'est
résignation. Je vois qu'il faut être déshonorée; eh bien! déshonorée
pour déshonorée, je m'épargnerai du moins de l'inquiétude le plus que je
pourrai.
-Déshonorée! reprit Zélide, fondant en larmes; déshonorée! Quel coup!
Je n'y puis résister... Ah, maudit bonze! c'est toi qui m'as perdue.
J'aimais mon époux; j'étais née vertueuse; je l'aimerais encore, si tu
n'avais abusé de ton ministère et de ma confiance. Déshonorée! chère
Sophie...»
Elle ne put achever. Les sanglots lui coupèrent la parole; et elle tomba
sur un canapé, presque désespérée. Zélide ne reprit l'usage de la voix
que pour s'écrier douloureusement: «Ah! ma chère Sophie, j'en mourrai...
Il faut que j'en meure. Non, je ne survivrai jamais à ma réputation...
-Mais, Zélide, ma chère Zélide, ne vous pressez pourtant pas de mourir:
peut-être que... lui dit Sophie.
-Il n'y a peut-être qui tienne; il faut que j'en meure...
-Mais peut-être qu'on pourrait...
-On ne pourra rien, vous dis-je... Mais parlez, ma chère, que
pourrait-on?
-Peut-être qu'on pourrait empêcher un bijou de parler.
-Ah! Sophie, vous cherchez à me soulager par de fausses espérances;
vous me trompez.
-Non, non, je ne vous trompe point; écoutez-moi seulement, au lieu de
vous désespérer comme une folle. J'ai entendu parler de Frénicol,
d'Éolipile, de bâillons et de muselières.
-Eh, qu'ont de commun Frénicol, Éolipile et les muselières, avec le
danger qui nous menace? Qu'a à faire ici mon bijoutier? et qu'est-ce
qu'une muselière?
-Le voici, ma chère. Une muselière est une machine imaginée par
Frénicol, approuvée par l'académie et perfectionnée par Éolipile, qui se
faisait toutefois les honneurs de l'invention.
-Eh bien! cette machine imaginée par Frénicol, approuvée par l'académie
et perfectionnée par ce benêt d'Éolipile?...
-Oh! vous êtes d'une vivacité qui passe l'imagination. Eh bien! cette
machine s'applique et rend un bijou discret, malgré qu'il en ait...
-Serait-il bien vrai, ma chère?
-On le dit.
-Il faut savoir cela, reprit Zélide, et sur-le-champ.»
Elle sonna; une de ses femmes parut; et elle envoya chercher
Frénicol(41).
(41: Le bijoutier La Frenaye.)
«Pourquoi pas Éolipile? dit Sophie.
-Frénicol marque moins,» répondit Zélide.
Le bijoutier ne se fit pas attendre.
«Ah! Frénicol, vous voilà, lui dit Zélide; soyez le bienvenu.
Dépêchez-vous, mon cher, de tirer deux femmes d'un embarras cruel...
-De quoi s'agit-il, mesdames?... Vous faudrait-il quelques rares
bijoux?...
-Non; mais nous en avons deux, et nous voudrions bien...
-Vous en défaire, n'est-ce pas? Eh bien! mesdames, il faut les voir. Je
les prendrai, ou nous ferons un échange...
-Vous n'y êtes pas, monsieur Frénicol; nous n'avons rien à troquer...
-Ah! je vous entends; c'est quelques boucles d'oreilles que vous auriez
envie de perdre, de manière que vos époux les retrouvassent chez moi...
-Point du tout. Mais, Sophie, dites-lui donc de quoi il est question!
-Frénicol, continua Sophie, nous avons besoin de deux... Quoi! vous
n'entendez pas?...
-Non, madame; comment voulez-vous que j'entende? Vous ne me dites
rien...
-C'est, répondit Sophie, que, quand une femme a de la pudeur, elle
souffre à s'exprimer sur certaines choses...
-Mais, reprit Frénicol, encore faut-il qu'elle s'explique. Je suis
bijoutier et non pas devin.
-Il faut pourtant que vous me deviniez...
-Ma foi, mesdames, plus je vous envisage et moins je vous comprends.
Quand on est jeunes, riches et jolies comme vous, on n'en est pas
réduites à l'artifice: d'ailleurs, je vous dirai sincèrement que je n'en
vends plus. J'ai laissé le commerce de ces babioles à ceux de mes
confrères qui commencent.»
Nos dévotes trouvèrent l'erreur du bijoutier si ridicule, qu'elles lui
firent toutes deux en même temps un éclat de rire qui le déconcerta.
«Souffrez, mesdames, leur dit-il, que je vous fasse la révérence et que
je me retire. Vous pouviez vous dispenser de m'appeler d'une lieue pour
plaisanter à mes dépens.
-Arrêtez, mon cher, arrêtez, lui dit Zélide en continuant de rire. Ce
n'était point notre dessein. Mais, faute de nous entendre, il vous est
venu des idées si burlesques...
-Il ne tient qu'à vous, mesdames, que j'en aie enfin de plus justes. De
quoi s'agit-il?
-Oh! mons Frénicol, souffrez que je rie tout à mon aise avant que de
vous répondre.»
Zélide rit à s'étouffer. Le bijoutier songeait en lui-même qu'elle avait
des vapeurs ou qu'elle était folle, et prenait patience. Enfin, Zélide
cessa.
«Eh bien! lui dit-elle, il est question de nos bijoux; des nôtres,
entendez-vous, monsieur Frénicol? Vous savez apparemment que, depuis
quelque temps, il y en a plusieurs qui se sont mis à jaser comme des
pies; or, nous voudrions bien que les nôtres ne suivissent point ce
mauvais exemple.
-Ah! j'y suis maintenant; c'est-à-dire, reprit Frénicol, qu'il vous
faut une muselière...
-Fort bien, vous y êtes en effet. On m'avait bien dit que monsieur
Frénicol n'était pas un sot...
-Madame, vous avez bien de la bonté. Quant à ce que vous me demandez,
j'en ai de toutes sortes, et de ce pas je vais vous en chercher.»
Frénicol partit; cependant Zélide embrassait son amie et la remerciait
de son expédient: et moi, dit l'auteur africain, j'allai me reposer en
attendant qu'il revînt.