PLUME DE POÉSIES
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 Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LES GREDINS.

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Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XXVI.  DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.  LES GREDINS.  Empty
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CHAPITRE XXVI.

DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

LES GREDINS.


Mangogul se transporta sur-le-champ chez Haria; et comme il parlait très
volontiers seul, il disait en soi-même: «Cette femme ne se couche point
sans ses quatre mâtins; et les bijoux ne savent rien de ces animaux, ou
le sien m'en dira quelque chose; car, Dieu merci, on n'ignore point
qu'elle aime ses chiens à l'adoration.»

Il se trouva dans l'antichambre d'Haria, sur la fin de ce monologue, et
pressentit de loin que madame reposait avec sa compagnie ordinaire.
C'était un petit gredin, une danoise et deux doguins. Le sultan tira sa
tabatière, se précautionna de deux prises de son tabac d'Espagne, et
s'approcha d'Haria. Elle dormait; mais la meute, qui avait l'oreille au
guet, entendant quelque bruit, se mit à aboyer, et la réveilla.
«Taisez-vous, mes enfants, leur dit-elle d'un ton si doux, qu'on ne
pouvait la soupçonner de parler à ses filles; dormez, dormez, et ne
troublez point mon repos ni le vôtre.»

Jadis Haria fut jeune et jolie; elle eut des amants de son rang; mais
ils s'éclipsèrent plus vite encore que ses grâces. Pour se consoler de
cet abandon, elle donna dans une espèce de faste bizarre, et ses laquais
étaient les mieux tournés de Banza. Elle vieillit de plus en plus; les
années la jetèrent dans la réforme; elle se restreignit à quatre chiens
et à deux bramines et devint un modèle d'édification. En effet, la
satire la plus envenimée n'avait pas là de quoi mordre, et Haria
jouissait en paix, depuis plus de dix ans, d'une haute réputation de
vertu, et de ces animaux. On savait même sa tendresse si décidée pour
les gredins, qu'on ne soupçonnait plus les bramines de la partager.

Haria réitéra sa prière à ses bêtes, et elles eurent la complaisance
d'obéir. Alors Mangogul porta la main sur son anneau, et le bijou
suranné se mit à raconter la dernière de ses aventures. Il y avait si
longtemps que les premières s'étaient passées, qu'il en avait presque
perdu la mémoire. «Retire-toi, Médor, dit-il d'une voix enrouée; tu me
fatigues. J'aime mieux Lisette; je la trouve plus douce.» Médor, à qui
la voix du bijou était inconnue, allait toujours son train; mais Haria
se réveillant, continua. «Ote-toi donc, petit fripon, tu m'empêches de
reposer. Cela est bon quelquefois; mais trop est trop.» Médor se retira,
Lisette prit sa place, et Haria se rendormit.

Mangogul, qui avait suspendu l'effet de son anneau, le retourna, et le
très-antique bijou, poussant un soupir profond, se mit à radoter, et
dit: «Ah! que je suis fâché de la mort de la grande levrette! c'était
bien la meilleure petite femme, la créature la plus caressante; elle ne
cessait de m'amuser: c'était tout esprit et toute gentillesse; vous
n'êtes que des bêtes en comparaison. Ce vilain monsieur l'a tuée... la
pauvre Zinzoline; je n'y pense jamais sans avoir la larme à l'oeil...
Je crus que ma maîtresse en mourrait. Elle passa deux jours sans boire
et sans manger; la cervelle lui en tournait: jugez de sa douleur. Son
directeur, ses amis, ses gredins même ne m'approchèrent pas. Ordre à ses
femmes de refuser l'entrée de son appartement à monsieur, sous peine
d'être chassées... Ce monstre m'a ravi ma chère Zinzoline,
s'écriait-elle; qu'il ne paraisse pas; je ne veux le voir de ma vie.»

Mangogul, curieux des circonstances de la mort de Zinzoline, ranima la
force électrique de son anneau, en le frottant contre la basque de son
habit, le dirigea sur Haria, et le bijou reprit: «Haria, veuve de
Ramadec, se coiffa de Sindor. Ce jeune homme avait de la naissance, peu
de bien; mais un mérite qui plaît aux femmes, et qui faisait, après les
gredins, le goût dominant d'Haria. L'indigence vainquit la répugnance de
Sindor pour les années et pour les chiens d'Haria. Vingt mille écus de
rente dérobèrent à ses yeux les rides de ma maîtresse et l'incommodité
des gredins, et il l'épousa.

«Il s'était flatté de l'emporter sur nos bêtes par ses talents et ses
complaisances, et de les disgracier dès le commencement de son règne;
mais il se trompa. Au bout de quelques mois qu'il crut avoir bien mérité
de nous, il s'avisa de remontrer à madame que ses chiens n'étaient pas
au lit aussi bonne compagnie pour lui que pour elle; qu'il était
ridicule d'en avoir plus de trois, et que c'était faire de la couche
nuptiale un chenil, que d'y en admettre plus d'un à tour de rôle.

«-Je vous conseille, répondit Haria d'un ton courroucé, de m'adresser
de pareils discours! Vraiment, il sied bien à un misérable cadet de
Gascogne, que j'ai tiré d'un galetas qui n'était pas assez bon pour mes
chiens, de faire ici le délicat! On parfumait apparemment vos draps, mon
petit seigneur, quand vous logiez en chambre garnie. Sachez, une bonne
fois pour toujours, que mes chiens étaient longtemps avant vous en
possession de mon lit, et que vous pouvez en sortir, ou vous résoudre à
le partager avec eux.»

«La déclaration était précise, et nos chiens restèrent maîtres de leur
poste; mais une nuit que nous reposions tous, Sindor en se retournant,
frappa malheureusement du pied Zinzoline. La levrette, qui n'était point
faite à ces traitements, lui mordit le gras de la jambe, et madame fut
aussitôt réveillée par les cris de Sindor.

«-Qu'avez-vous donc, monsieur? lui dit-elle; il semble qu'on vous
égorge. Rêvez-vous?

«-Ce sont vos chiens, madame, lui répondit Sindor, qui me dévorent, et
votre levrette vient de m'emporter un morceau de la jambe.

«-N'est-ce que cela? dit Haria en se retournant, vous faites bien du
bruit pour rien.»

«Sindor, piqué de ce discours, sortit du lit, jurant de ne point y
remettre le pied que la meute n'en fût bannie. Il employa des amis
communs pour obtenir l'exil des chiens; mais tous échouèrent dans cette
négociation importante. Haria leur répondit: «Que Sindor était un
freluquet qu'elle avait tiré d'un grenier qu'il partageait avec des
souris et des rats; qu'il ne lui convenait point de faire tant le
difficile; qu'il dormait toute la nuit; qu'elle aimait ses chiens;
qu'ils l'amusaient; qu'elle avait pris goût à leurs caresses dès la plus
tendre enfance, et qu'elle était résolue de ne s'en séparer qu'à la
mort. Encore dites-lui, continua-t-elle en s'adressant aux médiateurs,
que s'il ne se soumet humblement à mes volontés, il s'en repentira toute
sa vie; que je rétracterai la donation que je lui ai faite, et que je
l'ajouterai aux sommes que je laisse par mon testament pour la substance
et l'entretien de mes chers enfants.»

«Entre nous, ajoutait le bijou, il fallait que Sindor fût un grand sot
d'espérer qu'on ferait pour lui ce que n'avaient pu obtenir vingt
amants, un directeur, un confesseur, avec une kyrielle de bramines, qui
tous y avaient perdu leur latin. Cependant, toutes les fois que Sindor
rencontrait nos animaux, il lui prenait des impatiences qu'il avait
peine à contenir. Un jour l'infortunée Zinzoline lui tomba sous la main;
il la saisit par le col, et la jeta par la fenêtre: la pauvre bête
mourut de sa chute. Ce fut alors qu'il se fit un beau bruit. Haria, le
visage enflammé, les yeux baignés de pleurs...»

Le bijou allait reprendre ce qu'il avait déjà dit, car les bijoux
tombent volontiers dans des répétitions. Mais Mangogul lui coupa la
parole: son silence ne fut pas de longue durée. Lorsque le prince crut
avoir dérouté ce bijou radoteur, il lui rendit la liberté de parler; et
le babillard, éclatant de rire, reprit comme par réminiscence: «Mais, à
propos, j'oubliais de vous raconter ce qui se passa la première nuit des
noces d'Haria. J'ai bien vu des choses ridicules en ma vie; mais jamais
aucune qui le fût tant. Après un grand souper, les époux sont conduits à
leur appartement; tout le monde se retire, à l'exception des femmes de
madame, qui la déshabillent. La voilà déshabillée; on la met au lit, et
Sindor reste seul avec elle. S'apercevant que, plus alertes que lui, les
gredins, les doguins, les levrettes s'emparaient de son épouse:
«Permettez, madame, lui dit-il, que j'écarte un peu ces rivaux.

«-Mon cher, faites ce que vous pourrez, lui dit Haria; pour moi, je
n'ai pas le courage de les chasser. Ces petits animaux me sont attachés;
et il y a si longtemps que je n'ai d'autre compagnie...

«-Ils auront peut-être, reprit Sindor, la politesse de me céder
aujourd'hui une place que je dois occuper.

«-Voyez, monsieur,» lui répondit Haria.

«Sindor employa d'abord les voies de douceur, et supplia Zinzoline de se
retirer dans un coin; mais l'animal indocile se mit à gronder. L'alarme
se répandit parmi le reste de la troupe; et le doguin et les gredins
aboyèrent comme si l'on eût égorgé leur maîtresse. Impatienté de ce
bruit, Sindor culbute le doguin, écarte un des gredins, et saisit Médor
par la patte. Médor, le fidèle Médor, abandonné de ses alliés, avait
tenté de réparer cette perte par les avantages du poste. Collé sur les
cuisses de sa maîtresse, les yeux enflammés, le poil hérissé, et la
gueule béante, il fronçait le mufle, et présentait à l'ennemi deux rangs
de dents des plus aiguës. Sindor lui livra plus d'un assaut; plus d'une
fois Médor le repoussa, les doigts pincés et les manchettes déchirées.
L'action avait duré plus d'un quart d'heure avec une opiniâtreté qui
n'amusait qu'Haria, lorsque Sindor recourut au stratagème contre un
ennemi qu'il désespérait de vaincre par la force. Il agaça Médor de la
main droite. Médor attentif à ce mouvement, n'aperçut point celui de la
gauche, et fut pris par le col. Il fit pour se dégager des efforts
inouïs, mais inutiles; il fallut abandonner le champ de bataille, et
céder Haria. Sindor s'en empara, mais non sans effusion de sang; Haria
avait apparemment résolu que la première nuit de ses noces fût
sanglante. Ses animaux firent une belle défense, et ne trompèrent point
son attente.»

«Voilà, dit Mangogul, un bijou qui écrirait la gazette mieux que mon
secrétaire.» Sachant alors à quoi s'en tenir sur les gredins, il revint
chez la favorite. «Apprêtez-vous, lui dit-il du plus loin qu'il
l'aperçut, à entendre les choses du monde les plus extravagantes. C'est
bien pis que les magots de Palabria. Pourrez-vous croire que les quatre
chiens d'Haria ont été les rivaux, et les rivaux préférés de son mari;
et que la mort d'une levrette a brouillé ces gens-là, à n'en jamais
revenir?

-Que dites-vous, reprit la favorite, de rivaux et de chiens? Je
n'entends rien à cela. Je sais qu'Haria aime éperdument les gredins;
mais aussi je connais Sindor pour un homme vif, qui peut-être n'aura pas
eu toutes les complaisances qu'exigent d'ordinaire les femmes à qui l'on
doit sa fortune. Du reste, quelle qu'ait été sa conduite, je ne conçois
pas qu'elle ait pu lui attirer des rivaux. Haria est si vénérable, que
je voudrais bien que Votre Hautesse daignât s'expliquer plus
intelligiblement.

-Écoutez, lui répondit Mangogul, et convenez que les femmes ont des
goûts bizarres à l'excès, pour ne rien dire de pis.»

Il lui fit tout de suite l'histoire d'Haria, mot pour mot, comme le
bijou l'avait racontée. Mirzoza ne put s'empêcher de rire du combat de
la première nuit. Cependant reprenant un air sérieux:

«Je ne sais, dit-elle à Mangogul, quelle indignation s'empare de moi. Je
vais prendre en aversion ces animaux et toutes celles qui en auront, et
déclarer à mes femmes que je chasserai la première qui sera soupçonnée
de nourrir un gredin.

-Eh pourquoi, lui répondit le sultan, étendre ainsi les haines? Vous
voilà bien, vous autres femmes, toujours dans les extrêmes! Ces animaux
sont bons pour la chasse, sont nécessaires dans les campagnes, et ont je
ne sais combien d'autres usages, sans compter celui qu'en fait Haria.

-En vérité, dit Mirzoza, je commence à croire que Votre Hautesse aura
peine à trouver une femme sage.

-Je vous l'avais bien dit, répondit Mangogul; mais ne précipitons rien:
vous pourriez un jour me reprocher de tenir de votre impatience un aveu
que je prétends devoir uniquement aux essais de ma bague. J'en médite
qui vous étonneront. Tous les secrets ne sont pas dévoilés, et je compte
arracher des choses plus importantes aux bijoux qui me restent à
consulter.»

Mirzoza craignait toujours pour le sien. Le discours de Mangogul la jeta
dans un trouble qu'elle ne fut pas la maîtresse de lui dérober: mais le
sultan qui s'était lié par un serment, et qui avait de la religion dans
le fond de l'âme, la rassura de son mieux, lui donna quelques baisers
fort tendres, et se rendit à son conseil, où des affaires de conséquence
l'appelaient.





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Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LES GREDINS.
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