CHAPITRE XLVIII.
CYDALISE.
Mangogul revint chez la favorite, où Sélim l'avait devancé.
«Eh bien! prince, lui dit Mirzoza, les voyages de Cypria vous ont-ils
fait du bien?
-Ni bien ni mal, répondit le sultan; je ne les ai point entendus.
-Et pourquoi donc? reprit la favorite.
-C'est, dit le sultan, que son bijou parle, comme une polyglotte,
toutes sortes de langues, excepté la mienne. C'est un assez impertinent
conteur, mais ce serait un excellent interprète.
-Quoi! reprit Mirzoza, vous n'avez rien compris du tout dans ses
récits?
-Qu'une chose, madame, répondit Mangogul; c'est que les voyages sont
plus funestes encore pour la pudeur des femmes, que pour la religion des
hommes; et qu'il y a peu de mérite à savoir plusieurs langues. On peut
posséder le latin, le grec, l'italien, l'anglais et le congeois dans la
perfection, et n'avoir non plus d'esprit qu'un bijou. C'est votre avis,
madame? Et celui de Sélim? Qu'il commence donc son aventure, mais
surtout plus de voyages. Ils me fatiguent à mourir.»
Sélim promit au sultan que la scène serait en un seul endroit, et dit:
«J'avais environ trente ans; je venais de perdre mon père; je m'étais
marié, pour ne pas laisser tomber la maison, et je vivais avec ma femme
comme il convient; des égards, des attentions, de la politesse, des
manières peu familières, mais fort honnêtes. Le prince Erguebzed était
monté sur le trône: j'avais sa bienveillance longtemps avant son règne.
Il me l'a continuée jusqu'à sa mort, et j'ai tâché de justifier cette
marque de distinction par mon zèle et par ma fidélité. La place
d'inspecteur général de ses troupes vint à vaquer, je l'obtins; et ce
poste m'obligea à de fréquents voyages sur la frontière.
-De fréquents voyages! s'écria le sultan. Il n'en faut qu'un pour
m'endormir jusqu'à demain. Avisez-y.
-Prince, continua Sélim, ce fut dans une de ces tournées que je connus
la femme d'un colonel de spahis, nommé Ostaluk, brave homme, bon
officier, mais mari peu commode, jaloux comme un tigre, et qui avait en
sa personne de quoi justifier cette rage; car il était affreusement
laid.
«Il avait épousé depuis peu Cydalise, jeune, vive, jolie; de ces femmes
rares, pour lesquelles on sent, dès la première entrevue, quelque chose
de plus que de la politesse, dont on se sépare à regret, et qui vous
reviennent cent fois dans l'idée jusqu'à ce qu'on les revoie.
«Cydalise pensait avec justesse, s'exprimait avec grâce; sa conversation
attachait; et si l'on ne se lassait point de la voir, on se lassait
encore moins de l'entendre. Avec ces qualités, elle avait droit de faire
des impressions fortes sur tous les coeurs, et je m'en aperçus. Je
l'estimais beaucoup; je pris bientôt un sentiment plus tendre, et tous
mes procédés eurent incessamment la vraie couleur d'une belle passion.
La facilité de mes premiers triomphes m'avait un peu gâté: lorsque
j'attaquai Cydalise, je m'imaginai qu'elle tiendrait peu, et que,
très-honorée de la poursuite de monsieur l'inspecteur général, elle ne
ferait qu'une défense convenable. Qu'on juge donc de la surprise où me
jeta la réponse qu'elle fit à ma déclaration.
«-Seigneur, me dit-elle, quand j'aurais la présomption de croire que
vous êtes touché de quelques appas qu'on me trouve, je serais une folle
d'écouter sérieusement des discours avec lesquels vous en avez trompé
mille autres avant que de me les adresser. Sans l'estime, qu'est-ce que
l'amour? peu de chose; et vous ne me connaissez pas assez pour
m'estimer. Quelque esprit, quelque pénétration qu'on ait, on n'a point
en deux jours assez approfondi le caractère d'une femme pour lui rendre
des soins mérités. Monsieur l'inspecteur général cherche un amusement,
il a raison; et Cydalise aussi, de n'amuser personne.»
«J'eus beau lui jurer que je ressentais la passion la plus vraie, que
mon bonheur était entre ses mains, et que son indifférence allait
empoisonner le reste de ma vie.
«-Jargon, me dit-elle, pur jargon! Ou ne pensez plus à moi, ou ne me
croyez pas assez étourdie pour donner dans des protestations usées. Ce
que vous venez de me dire là, tout le monde le dit sans le penser, et
tout le monde l'écoute sans le croire.»
«Si je n'avais eu du goût pour Cydalise, ses rigueurs m'auraient
mortifié; mais je l'aimais, elles m'affligèrent. Je partis pour la cour,
son image m'y suivit; et l'absence, loin d'amortir la passion que
j'avais conçue pour elle, ne fit que l'augmenter.
«Cydalise m'occupait au point que je méditai cent fois de lui sacrifier
les emplois et le rang qui m'attachaient à la cour; mais l'incertitude
du succès m'arrêta toujours.
«Dans l'impossibilité de voler où je l'avais laissée, je formai le
projet de l'attirer où j'étais. Je profitai de la confiance dont
Erguebzed m'honorait: je lui vantai le mérite et la valeur d'Ostaluk. Il
fut nommé lieutenant des spahis de la garde, place qui le fixait à côté
du prince; et Ostaluk parut à la cour, et avec lui Cydalise, qui devint
aussitôt la beauté du jour.
-Vous avez bien fait, dit le sultan, de garder vos emplois, et
d'appeler votre Cydalise à la cour; car je vous jure, par Brama, que je
vous laissais partir seul pour sa province.
-Elle fut lorgnée, considérée, obsédée, mais inutilement, continua
Sélim. Je jouis seul du privilége de la voir tous les jours. Plus je la
pratiquai, plus je découvris en elle de grâces et de qualités, et plus
j'en devins éperdu. J'imaginai que peut-être la mémoire toute récente de
mes nombreuses aventures me nuisait dans son esprit: pour l'effacer et
la convaincre de la sincérité de mon amour, je me bannis de la société,
et je ne vis de femmes que celles que le hasard m'offrait chez elle. Il
me parut que cette conduite l'avait touchée, et qu'elle se relâchait un
peu de son ancienne sévérité. Je redoublai d'attention; je demandai de
l'amour, et l'on m'accorda de l'estime. Cydalise commença à me traiter
avec distinction; j'eus part dans sa confiance: elle me consultait
souvent sur les affaires de sa maison; mais elle ne me disait pas un mot
de celles de son coeur. Si je lui parlais sentiments, elle me
répondait des maximes, et j'étais désolé. Cet état pénible avait duré
longtemps, lorsque je résolus d'en sortir, et de savoir une bonne fois
pour toutes à quoi m'en tenir.
-Et comment vous y prîtes-vous? demanda Mirzoza.
-Madame, vous l'allez savoir,» répondit Mangogul.
Et Sélim continua:
«Je vous ai dit, madame, que je voyais Cydalise tous les jours: d'abord
je la vis moins souvent; mes visites devinrent encore plus rares, enfin,
je ne la vis presque plus. S'il m'arrivait de l'entretenir tête à tête
quelquefois par hasard, je lui parlais aussi peu d'amour que si je n'en
eusse jamais ressenti la moindre étincelle. Ce changement l'étonna, elle
me soupçonna de quelque engagement secret; et un jour que je lui faisais
l'histoire galante de la cour:
«Sélim, me dit-elle d'un air distrait, vous ne m'apprenez rien de
vous-même; vous racontez à ravir les bonnes fortunes d'autrui, mais vous
êtes fort discret sur les vôtres.
«-Madame, lui répondis-je, c'est qu'apparemment je n'en ai point, ou
que je crois qu'il est à propos de les taire.
«-Oh! oui, m'interrompit-elle, c'est fort à propos que vous me célez
aujourd'hui des choses que toute la terre saura demain.
«-A la bonne heure, madame, lui répliquai-je; mais personne au moins ne
les tiendra de moi.
«-En vérité, reprit-elle, vous êtes merveilleux avec vos réserves; et
qui est-ce qui ignore que vous en voulez à la blonde Misis, à la petite
Zibeline, à la brune Séphéra?
«-A qui vous voudrez encore, madame, ajoutai-je froidement.
«-Vraiment, reprit-elle, je croirais volontiers que ce ne sont pas les
seules: depuis deux mois qu'on ne vous voit que par grâce, vous n'êtes
pas resté dans l'inaction; et l'on va vite avec ces dames-là.
«-Moi, rester dans l'inaction! lui répondis-je; j'en serais au
désespoir. Mon coeur est fait pour aimer, et même un peu pour l'être;
et je vous avouerai même qu'il l'est; mais ne m'en demandez pas
davantage, peut-être en ai-je déjà trop dit.
«-Sélim, reprit-elle sérieusement, je n'ai point de secret pour vous,
et vous n'en aurez point pour moi, s'il vous plaît. Où en êtes-vous?
«-Presque à la fin du roman.
«-Et avec qui? demanda-t-elle avec empressement.
«-Vous connaissez Martéza?
«-Oui, sans doute; c'est une femme fort aimable.
«-Eh bien! après avoir tout tenté vainement pour vous plaire, je me
suis retourné de ce côté-là. On me désirait depuis plus de six mois,
deux entrevues m'ont aplani les approches; une troisième achèvera mon
bonheur, et ce soir Martéza m'attend à souper. Elle est d'un commerce
amusant, légère, un peu caustique; mais du reste, c'est la meilleure
créature du monde. On fait mieux ses petites affaires avec ces
folles-là, qu'avec des collets montés, qui...
«-Mais, seigneur, interrompit Cydalise, la vue baissée, en vous faisant
compliment sur votre choix, pourrait-on vous observer que Martéza n'est
pas neuve, et qu'avant vous elle a compté des amants?...
«-Qu'importe, madame? repris-je; si Martéza m'aime sincèrement, je me
regarderai comme le premier. Mais l'heure de mon rendez-vous approche,
permettez...
«-Encore un mot, seigneur. Est-il bien vrai que Martéza vous aime?
«-Je le crois.
«-Et vous l'aimez? ajouta Cydalise.
«-Madame, lui répondis-je, vous m'avez jeté vous-même dans les bras de
Martéza; c'est vous en dire assez.»
«J'allais sortir; mais Cydalise me tira par mon doliman, et se retourna
brusquement.
«Madame me veut-elle quelque chose? a-t-elle quelque ordre à me donner?
«-Non, monsieur; comment, vous voilà? Je vous croyais déjà bien loin.
«-Madame, je vais doubler le pas.
«-Sélim...
«-Cydalise...
«-Vous partez donc?
«-Oui, madame.
«-Ah! Sélim, à qui me sacrifiez-vous? L'estime de Cydalise ne
valait-elle pas mieux que les faveurs d'une Martéza?
«-Sans doute, madame, lui répliquai-je, si je n'avais eu pour vous que
de l'estime. Mais je vous aimais...
«-Il n'en est rien, s'écria-t-elle avec transport; si vous m'aviez
aimée, vous auriez démêlé mes véritables sentiments; vous auriez
pressenti, vous vous seriez flatté qu'à la fin votre persévérance
l'emporterait sur ma fierté: mais vous vous êtes lassé; vous m'avez
délaissée, et peut-être au moment...»
«A ce mot, Cydalise s'interrompit, un soupir lui échappa, et ses yeux
s'humectèrent.
«Parlez, madame, lui dis-je, achevez. Si, malgré les rigueurs dont vous
m'avez accablé, ma tendresse durait encore, vous pourriez...
«-Je ne peux rien; et vous ne m'aimez plus, et Martéza vous attend.
«-Si Martéza m'était indifférente; si Cydalise m'était plus chère que
jamais, que feriez-vous?
«-Une folie de m'expliquer sur des suppositions.
«-Cydalise, de grâce, répondez-moi comme si je ne supposais rien. Si
Cydalise était toujours la femme du monde la plus aimable à mes yeux, et
si je n'avais jamais eu le moindre dessein sur Martéza, encore une fois,
que feriez-vous?
«-Ce que j'ai toujours fait, ingrat, me répondit enfin Cydalise. Je
vous aimerais...
«-Et Sélim vous adore,» lui dis-je en me jetant à ses genoux, et
baisant ses mains que j'arrosais de larmes de joie.»
«Cydalise fut interdite; ce changement inespéré la troubla; je profitai
de son désordre, et notre réconciliation fut scellée par des marques de
tendresse auxquelles elle n'était pas en état de se refuser.
-Et qu'en disait le bon Ostaluk? interrompit Mangogul. Sans doute qu'il
permit à sa chère moitié de traiter généreusement un homme à qui il
devait une lieutenance des spahis.
-Prince, reprit Sélim, Ostaluk se piqua de gratitude tant qu'on ne
m'écouta point; mais sitôt que je fus heureux, il devint incommode,
farouche, insoutenable pour moi, et brutal pour sa femme. Non content de
nous troubler en personne, il nous fit observer; nous fûmes trahis; et
Ostaluk, sûr de son prétendu déshonneur, eut l'audace de m'appeler en
duel. Nous nous battîmes dans le grand parc du sérail; je le blessai de
deux coups, et le contraignis à me devoir la vie. Pendant qu'il
guérissait de ses blessures, je ne quittai pas un moment sa femme; mais
le premier usage qu'il fit de sa santé, fut de nous séparer et de
maltraiter Cydalise. Elle me peignit toute la tristesse de sa situation;
je lui proposai de l'enlever; elle y consentit; et notre jaloux de
retour de la chasse où il avait accompagné le sultan, fut très-étonné de
se trouver veuf. Ostaluk, sans s'exhaler en plaintes inutiles contre
l'auteur du rapt, médita sur-le-champ sa vengeance.
«J'avais caché Cydalise dans une maison de campagne, à deux lieues de
Banza; et de deux nuits l'une, je me dérobais de la ville pour aller à
Cisare. Cependant Ostaluk mit à prix la tête de son infidèle, corrompit
mes domestiques à prix d'argent, et fut introduit dans mon parc. Ce soir
j'y prenais le frais avec Cydalise: nous nous étions enfoncés dans une
allée sombre; et j'allais lui prodiguer mes plus tendres caresses,
lorsqu'une main invisible lui perça le sein d'un poignard à mes yeux.
C'était celle du cruel Ostaluk. Le même sort me menaçait; mais je
prévins Ostaluk; je tirai ma dague, et Cydalise fut vengée. Je me
précipitai sur cette chère femme: son coeur palpitait encore; je me
hâtais de la transporter à la maison, mais elle expira avant que d'y
arriver, la bouche collée sur la mienne.
«Lorsque je sentis les membres de Cydalise se refroidir entre mes bras,
je poussai les cris les plus aigus; mes gens accoururent, et
m'arrachèrent de ces lieux pleins d'horreur. Je revins à Banza, et je me
renfermai dans mon palais, désespéré de la mort de Cydalise, et
m'accablant des plus cruels reproches. J'aimais vraiment Cydalise; j'en
étais fortement aimé; et j'eus tout le temps de concevoir la grandeur de
la perte que j'avais faite, et de la pleurer.
-Mais enfin, reprit la favorite, vous vous consolâtes?
-Hélas! madame, répondit Sélim, longtemps je crus que je ne m'en
consolerais jamais; et j'appris seulement alors qu'il n'y a point de
douleurs éternelles.
-Qu'on ne me parle plus des hommes, dit Mirzoza; les voilà tous.
C'est-à-dire, seigneur Sélim, que cette pauvre Cydalise, dont l'histoire
vient de nous attendrir, et que vous avez tant regrettée, fut bien sotte
de compter sur vos serments; et que, tandis que Brama la châtie
peut-être rigoureusement de sa crédulité, vous passez assez doucement
vos instants entre les bras d'une autre.
-Eh! madame, reprit le sultan, apaisez-vous. Sélim aime encore.
Cydalise sera vengée.
-Seigneur, répondit Sélim, Votre Hautesse pourrait être mal informée:
n'ai-je pas dû comprendre pour toute ma vie, par mon aventure avec
Cydalise, qu'un amour véritable nuisait trop au bonheur?
-Sans doute, interrompit Mirzoza; et malgré vos réflexions, je gage
qu'à l'heure qu'il est, vous en aimez une autre plus ardemment encore...
-Pour plus ardemment, reprit Sélim, je n'oserais l'assurer: depuis cinq
ans je suis attaché, mais attaché de coeur, à une femme charmante: ce
n'est pas sans peine que je m'en suis fait écouter; car on avait
toujours été d'une vertu!...
-De la vertu! s'écria le sultan; courage, mon ami, je suis enchanté
quand on m'entretient de la vertu d'une femme de cour.
-Sélim, dit la favorite, continuez votre histoire.
-Et croyez toujours en bon musulman dans la fidélité de votre
maîtresse, ajouta le sultan.
-Ah! prince, reprit Sélim avec vivacité, Fulvia m'est fidèle.
-Fidèle ou non, répondit Mangogul, qu'importe à votre bonheur? vous le
croyez, cela suffit.
-C'est donc Fulvia que vous aimez à présent? dit la favorite.
-Oui, madame, répondit Sélim.
-Tant pis, mon cher, ajouta Mangogul: je n'ai point du tout foi en
elle; elle est perpétuellement obsédée de bramines, et ce sont de
terribles gens que ces bramines; et puis je lui trouve de petits yeux à
la chinoise, avec un nez retroussé, et l'air tout à fait tourné du côté
du plaisir: entre nous, qu'en est-il?
-Prince, répondit Sélim, je crois qu'elle ne le hait pas.
-Eh bien! répliqua le sultan, tout cède à cet attrait; c'est ce que
vous devez savoir mieux que moi, ou vous n'êtes...
-Vous vous trompez, reprit la favorite; on peut avoir tout l'esprit du
monde, et ne point savoir cela: je gage...
-Toujours des gageures, interrompit Mangogul; cela m'impatiente: ces
femmes sont incorrigibles: eh! madame, gagnez votre château, et vous
gagerez ensuite.
-Madame, dit Sélim à la favorite, Fulvia ne pourrait-elle pas vous être
bonne à quelque chose?
-Et comme quoi? demanda Mirzoza.
-Je me suis aperçu, répondit le courtisan, que les bijoux n'ont presque
jamais parlé qu'en présence de Sa Hautesse; et je me suis imaginé que le
génie Cucufa, qui a opéré tant de choses surprenantes en faveur de
Kanoglou, grand-père du sultan, pourrait bien avoir accordé à son
petit-fils le don de les faire parler. Mais le bijou de Fulvia n'a point
encore ouvert la bouche, que je sache; n'y aurait-il pas moyen de
l'interroger, et de vous procurer le château, et de me convaincre de la
fidélité de ma maîtresse?
-Sans doute, reprit le sultan; qu'en pensez-vous, madame?
-Oh! je ne me mêle point d'une affaire si scabreuse: Sélim est trop de
mes amis pour l'exposer, à l'appât d'un château, à perdre le bonheur de
sa vie.
-Mais vous n'y pensez pas, reprit le sultan; Fulvia est sage, Sélim en
mettrait sa main au feu; il l'a dit, il n'est pas homme à s'en dédire.
-Non, prince, répondit Sélim; et si Votre Hautesse me donne rendez-vous
chez Fulvia, j'y serai certainement le premier.
-Prenez garde à ce que vous proposez, reprit la favorite; Sélim, mon
pauvre Sélim, vous allez bien vite; et tout aimable que vous soyez...
-Rassurez-vous, madame; puisque le sort en est jeté, j'entendrai
Fulvia; le pis qui puisse en arriver, c'est de perdre une infidèle.
-Et de mourir de regret de l'avoir perdue, ajouta la sultane.
-Quel conte! dit Mangogul; vous croyez donc que Sélim est devenu bien
imbécile? Il a perdu la tendre Cydalise, et le voilà tout plein de vie;
et vous prétendez que, s'il venait à reconnaître Fulvia pour une
infidèle, il en mourrait? Je vous le garantis éternel, s'il n'est jamais
assommé que de coup-là. Sélim, à demain chez Fulvia, entendez-vous? on
vous dira mon heure.»
Sélim s'inclina, Mangogul sortit; la favorite continua de représenter au
vieux courtisan qu'il jouait gros jeu; Sélim la remercia des marques de
sa bienveillance, et tous se retirèrent dans l'attente du grand
événement.