PLUME DE POÉSIES
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 Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.

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James
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MessageSujet: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:07

Rappel du premier message :

Laurette Ou Le Cachet Rouge.(1833) Par Alfred de Vigny (1797-1863) (Revue des Deux Mondes, Tome 1, Janv.- Mars 1833) L’abnégation du guerrier est une croix plus lourde que celle du martyr. Il faut l’avoir portée longtemps pour en savoir la grandeur et le poids. (A. de V.)

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Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Une_pa12Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Plumes19Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Miniat14Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 James_12Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Confes12

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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:14

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher d'elle. Elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au cou, et ses grands cheveux tombans comme elle les portait toujours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait de voir que l'Océan était tranquille et pur comme une source dont elle voyait le fond. - Viens donc voir le sable! viens donc vite! criait-elle; et son ami s'appuyait sur elle et se penchait, et ne regardait pas l'eau, parce qu'il la regardait d'un air tout attendri. Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j'avais, mais elle laissa tomber sa corde, elle le prit violemment par le bras et lui dit : - Oh! n'y va pas, il est tout pâle! Cela se pouvait bien, il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi, sur le gaillard; elle nous regardait appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes long-temps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigarre que je trouvai amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de l'oeil, je lui pris le bras, j'étouffais, ma foi; ma parole d'honneur, j'étouffais. - Ah çà! lui dis-je enfin , contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi? Il paraît qu'ils vous en veulent fièrement. - C'est drôle. Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un sourire si doux , ce pauvre garçon!) et me dit : - O mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, allez. Trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout. -Pas possible dis-je. - O mon Dieu si ! les couplets n'étaient même pas trop bons. J'ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16 et condamné à mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance. - C'est drôle, dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles, car cette lettre que vous savez, me donne l'ordre de vous fusiller. Il ne répondit pas et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme et s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux. Je repris :
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:14

- Il paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c'est très triste! car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m'en dispenser, l'arrêt de mort est là en règle, et l'ordre d'exécution signé, paraphé, scellé; il n'y manque rien. Il me salua très poliment en rougissant : - Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume, je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laurette et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas. - Oh! pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon garçon, si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu'elle ne reviendra pas de ce coup-là, pauvre petite femme! - Il me prit les deux mains, les serra et me dit : - Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire. Je le sens bien; mais qu'y pouvons-nous? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m'appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu'elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce pas? pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas? et aussi pour qu'on ménage toujours sa santé. -Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à vous dire qu'elle est très délicate, elle a souvent la poitrine affectée jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour. Il faut qu'elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n'est-il pas vrai?-Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. - Ma pauvre Laurette, voyez comme elle est belle! Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m'ennuya et je me mis à froncer le sourcil; je lui avais parlé d'un air gai pour ne pas m'affaiblir, mais je n'y tenais plus. Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s'entend de reste. Allez lui parler et dépêchons-nous. Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier : - Ah! çà! si j'ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c'est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu'elle s'y attende, ni vous non plus, soyez tranquille, ça me regarde. - Ah! dit-il, je ne savais pas. Cela vaut mieux en effet. D'ailleurs les adieux! les adieux, cela affaiblit. - Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l'embrassez pas, mon ami, ne l'embrassez pas si vous pouvez, ou vous êtes perdu. Je lui donnai encore une bonne poignée de main et je le laissai aller. Oh! c'était dur pour moi tout cela. Il me parut qu'il, gardait, ma foi, bien le secret; car ils se promenèrent bras dessus bras dessous pendant un quart d'heure, et ils revinrent au bord de l'eau reprendre la corde et la robe qu'un de mes mousses avait repêchée. La nuit vint tout à coup. C'était le moment que j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu'au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet Ici le vieux commandant fut forcé de s'arrêter. Je me gardai de parler de peur de détourner ses idées. Il reprit en se frappant la poitrine. - Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J'appelai les officiers et je leur dis :

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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:14

- Allons! un canot à la mer, puisqu'à présent nous sommes des bourreaux. Vous y mettrez cette femme et vous l'emmènerez en ramant toujours jusqu'à ce que vous entendiez des coups de fusil. Alors vous reviendrez. -Obéir à un morceau de papier, car ce n'était que ça enfin! il fallait qu'il y eût quelque chose dans l'air qui me poussât. J'entrevis de loin ce jeune homme! -Oh! c'était affreux à voir! - s'agenouiller devant sa Laurette et lui baiser les genoux et les pieds. - N'est-ce pas que vous trouvez que j'étais bien malheureux? - Je criai comme un fou : - Séparez-les. - Nous sommes tous des scélérats. - Séparez-les.... La pauvre République est un corps mort! Directeurs, Directoire, c'en est la vermine!! Je quitte la mer! - Je ne crains pas tous vos avocats. Qu'on leur dise ce que je dis, qu'est-ce que ça me fait. Ah! je me souciais bien d'eux en effet! J'aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins. Ah! je l'aurais fait, je me souciais de la vie comme de l'eau qui tombe là, tenez je m'en souciais bien.... une vie comme la mienne... Ah bien! oui! pauvre vie... va... Et la voix du commandant s'éteignit peu à peu, et devint aussi incertaine que ses paroles, et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvemens convulsifs, et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s'il eût voulu le tuer. Ce qui m'étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d'un rouge foncé; il défit et ouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu'il ne parlerait plus de lui- même, et qu'il fallait me résoudre à questionner. - Je comprends bien, dis-je, comme s'il eût fini son histoire, qu'après une aventure aussi cruelle, on prenne son métier en horreur. - Oh! le métier, êtes-vous fou! me dit-il brusquement, ce n'est pas le métier! Jamais le capitaine d'un bâtiment ne sera obligé d'être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernemens d'assassins et de voleurs, qui profiteront de l'habitude qu'a un pauvre homme d'obéir aveuglément, d'obéir toujours, d'obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur. En même temps, il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m'arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et restant derrière sa charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu'il serait humilié, si je voyais trop clairement ses larmes abondantes. J'avais deviné juste, car au bout d'un quart d'heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n'avais pas de rasoirs dans mon porte-manteau, à quoi je lui répondis simplement, que n'ayant pas encore de barbe, cela m'était fort inutile. Mais il n'y tenait pas, c'était pour parler d'autre chose. Je m'aperçus cependant avec plaisir qu'il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup : - Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n'est-ce pas?

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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:15

- Je n'en ai vu, dis-je, qu'au panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j'en ai tirée. - Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c'est que le bossoir. - Je ne m'en doute pas, dis-je. - C'est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l'avant du navire, et d'où l'on jette l'ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas. - Ah! je comprends, parce qu'il tombe de là dans la mer? Il ne répondit pas, et se mit à décrire les chaloupes d'un vaisseau. Et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d'insouciance, que de longs services donnent infailliblement, parce qu'il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même. Et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. La dureté, de l'homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal. - Ces embarcations tiennent plus de huit rameurs, reprit-il, ils s'y jetèrent et emportèrent Laure avec eux sans qu'elle eût le temps de crier et de parler. Oh! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n'oublie pas une chose pareille! - Ah! quel temps il fait! Quel diable m'a poussé à raconter ça! Quand je raconte cela, je ne peux plus m'arrêter, c'est fini. C'est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon... Ah! quel temps il fait! mon manteau est traversé! Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette! - La pauvre femme! - Qu'il y a des gens maladroits dans le monde! Mes matelots furent assez sots pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l'affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu ensemble. Et, ma foi! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé. S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire; moi, je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai long-temps et le mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite : idiote, ou comme imbécille, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tête.

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De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu'à la fin de tes jours, et garde-la. Je l'ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine, parce que j'y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses soeurs, à qui je la conduisis folle, n'en voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi. - Ah! mon Dieu, si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu'à vous. Tenez! attendez. - Ho! - Ho! la mule. Comment je continuai ma route Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j'eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d'une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis en vérité que ces deux yeux qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge, ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres. Elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu'on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla long-temps, me sourit un peu et se remit à jouer. Il me parut qu'elle s'appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche. - Voyez-vous, il y a un mois qu'elle joue cette partie-là, me dit le chef de bataillon, demain ce sera peut-être un autre jeu qui durera long-temps. C'est drôle, hein! En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako que la pluie avait un peu dérangée. - Pauvre Laurette, dis-je, tu as perdu pour toujours, va. J'approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main; elle me donna la sienne machinalement, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu'elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamans. Je pensai que c'étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier, je n'en aurais pas fait l'observation au vieux commandant; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d'orgueil :

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- Ce sont d'assez gros diamans, n'est-ce pas? Ils pourraient avoir leur prix dans l'occasion. Mais je n'ai pas voulu qu'elle s'en séparât, la pauvre enfant! Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J'ai tenu parole à son pauvre petit mari, et en vérité je ne m'en repens pas. Je ne l'ai jamais quittée, et j'ai dit partout que c'était ma fille qui était folle. On a respecté ça. A l'arrivée, tout s'arrange mieux qu'on ne le croit à Paris, allez! - Elle a fait toutes les guerres de l'Empereur avec moi, et je l'ai toujours tirée d'affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n'est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paie, ma pension de la légion d'honneur et le mois Napoléon, dont la solde était double dans le temps, j'étais tout-à-fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger. Alors il s'approcha d'elle, et lui frappa sur l'épaule comme il eût fait à son petit mulet. - Eh bien! ma fille, dis donc. Parle donc un peu au lieutenant qui est là, voyons, un petit signe de tête. Elle se remit à ses dominos. - Oh! dit-il, c'est qu'elle est un peu farouche aujourd'hui, parce qu'il pleut. Cependant elle ne s'enrhume jamais. Les fous, ça n'est jamais malade, c'est commode de ce côté-là. A la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. - Allons ma fille, joue toujours, va, ne t'inquiète pas de nous, fais ta volonté, va, Laurette. Elle lui prit la main qu'il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée, elle la porta timidement à ses lèvres, et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment. - Voulons-nous continuer notre marche, commandant, lui dis-je, la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune. Le commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes, ensuite il monta sur le marche-pied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d'un petit manteau qu'elle avait; il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive, après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d'épaule et dit : En route, mauvaise troupe ! et nous repartîmes. La pluie tombait toujours tristement, nous ne trouvions sur nos pas que des chevaux morts abandonnés avec leur selle. Le ciel gris et la terre grise s'étendaient sans fin; une sorte de lumière terne, un pâle soleil tout mouillé s'abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas, nous retombâmes dans un long silence. Je regardais mon vieux commandant; il marchait à grands pas avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches d'où tombait la pluie. Il ne s'inquiétait pas de l'effet qu'avait pu faire sur moi son récit; il ne s'était fait ni meilleur, ni plus mauvais qu'il n'était ; il n'avait pas daigné se dessiner; il ne pensait pas à lui-même, et au bout d'un quart d'heure il entama sur le même ton une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l'écoutai pas, quoiqu'il s'échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier. La nuit vint, nous n'allions pas vite ; la boue devenait plus épaisse et plus profonde: Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin; il donna d'abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval ; ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l'entendais qui disait : Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds et tâche de dormir. - Allons, c'est bien ! elle n'a pas une goutte de pluie. - Ah diable ! elle a cassé ma montre que je lui avais laissée au cou! - Oh ! ma pauvre montre d'argent! - Allons ! c'est égal, mon enfant, tâche de dormir ; voilà le beau temps qui va venir bientôt. - C'est drôle ! elle a toujours la fièvre : les folles sont comme ça. - Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge.   Alfred de Vigny (1797-1863) Laurette Ou Le Cachet Rouge. - Page 3 Icon_minitimeSam 10 Nov - 17:16

Il appuya la charrette à l'arbre, et nous nous assîmes sous les roues à l'abri de l'éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi : mauvais souper. - Je suis fâché que nous n'ayons que ça, dit-il, mais ça vaut mieux que du cheval mis sous la cendre avec de la poudre dessus en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j'ai de mieux vous voyez, je la mets toujours à part; elle ne peut pas souffrir le voisinage d'un homme depuis l'affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l'air de croire que je suis son père; malgré cela, elle m'étranglerait, si je voulais l'embrasser seulement sur le front. L'éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu'il paraît, car je ne l'ai jamais vue oublier de se voiler comme une religieuse. - C'est drôle, hein ! Comme il me parlait d'elle de cette manière, nous l'entendîmes, soupirer et dire : «Otez ce plomb! ôtez-moi ce plomb! » Je me levai, malgré moi, il me fit rasseoir. - Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien; elle dit ça toute sa vie, parce qu'elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l'empêche pas de faire tout ce qu'on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur. Je me tus en l'écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que de 1797 à 1815 où nous étions, dix-huit années s'étaient ainsi passées pour cet homme. - Je demeurai long-temps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d'enthousiasme. Il en fut tout étonné : - Vous êtes un digne homme, lui dis-je. - Il me répondit : - Et pourquoi donc? est-ce à cause de cette pauvre femme? Vous sentez bien, mon enfant, que c'était un devoir. - Il y a long-temps que j'ai fait abnégation. Et il me parla encore de Masséna. Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l'on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en confusion, c'était le moment d'une alerte. Les habitans commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons; les tambours battaient la générale, les trompettes sonnaient : à cheval! par ordre de M. le duc de Berry! Les longues charrettes picardes portant les Cent-Suisses et leurs bagages, les canons des Gardes du corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des compagnies rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitans. A mon grand regret, c'était pour toujours que je les perdais. Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai coeur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien. Je la plaçai dès-lors très haut dans mon estime. J'ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j'ai vécu dans l'armée, ce n'est qu'en elle et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l'infanterie que j'ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu'à ses dernières conséquences, n'ayant ni remords de l'obéissance, ni honte de la pauvreté, simples de moeurs et de langage, fiers de la gloire du pays et insoucians de la leur propre, s'enfermant avec plaisir dans leur obscurité et partageant avec les malheureux le pain noir qu'ils paient de leur sang.

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J'ignorai long-temps ce qu'était devenu ce pauvre chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m'avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d'infanterie de ligne à qui je le décrivais, en attendant la parade, me dit : -Eh ! pardieu, mon cher, je l'ai connu le pauvre diable ! c'était un brave homme, il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l'hôpital d'Amiens en allant à l'armée de la Loire, et qui y mourut furieuse au bout de trois jours. - Je le crois bien, dis je, elle n'avait plus son père nourricier. -Ahl bah! père! qu'est-ce que vous dites donc? ajouta-t-il d'un air qu'il voulait rendre fin et licencieux. - Je dis qu'on bat le rappel, repris je en sortant; - et moi aussi j'ai fait abnégation.

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