PLUME DE POÉSIES
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 Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE

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MessageSujet: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:45

CHAPITRE IV

SIMPLE LETTRE


«À bord du vaisseau anglais Le Culloden ,
devant Rochefort, 1804.

Sent to France, with admiral Collingwood's permission.


Il est inutile, mon enfant, que tu saches comment t'arrivera cette
lettre, et par quels moyens j'ai pu connaître ta conduite et ta position
actuelle. Qu'il te suffise d'apprendre que je suis content de toi, mais
que je ne te reverrai sans doute jamais. Il est probable que cela
t'inquiète peu. Tu n'as connu ton père que dans l'âge où la mémoire
n'est pas née encore et où le coeur n'est pas encore éclos. Il s'ouvre
plus tard en nous qu'on ne le pense généralement, et c'est de quoi je me
suis souvent étonné; mais qu'y faire?--Tu n'es pas plus mauvais qu'un
autre, ce me semble. Il faut bien que je m'en contente. Tout ce que j'ai
à te dire, c'est que je suis prisonnier des Anglais depuis le 14
thermidor an VI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, dit-on, redevient
à la mode aujourd'hui). J'étais allé à bord de l'Orient pour tâcher de
persuader à ce brave Brueys d'appareiller pour Corfou. Bonaparte m'avait
déjà envoyé son pauvre aide de camp Julien, qui eut la sottise de se
laisser enlever par les Arabes. Moi, j'arrivai, mais inutilement. Brueys
était entêté comme une mule. Il disait qu'on allait trouver la passe
d'Alexandrie pour faire entrer ses vaisseaux; mais il ajouta quelques
mots assez fiers qui me firent bien voir qu'au fond il était un peu
jaloux de l'armée de terre.--«Nous prend-on pour des passeurs d'eau ?
me dit-il, et croit-on que nous ayons peur des Anglais?»--Il aurait
mieux valu pour la France qu'il en eût peur. Mais s'il a fait des
fautes, il les a glorieusement expiées; et je puis dire que j'expie
ennuyeusement celle que je fis de rester à son bord quand on l'attaqua.
Brueys fut d'abord blessé à la tête et à la main. Il continua le combat
jusqu'au moment où un boulet lui arracha les entrailles. Il se fit
mettre dans un sac de son et mourut sur son banc de quart. Nous vîmes
clairement que nous allions sauter vers les dix heures du soir. Ce qui
restait de l'équipage descendit dans les chaloupes et se sauva, excepté
Casa-Bianca. Il demeura le dernier, bien entendu, mais son fils, un beau
garçon, que tu as entrevu, je crois, vint me trouver et me dit:
«Citoyen, qu'est-ce que l'honneur veut que je fasse?»--Pauvre petit! Il
avait dix ans, je crois, et cela parlait d'honneur dans un tel moment!
Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l'empêchai de voir sauter
son père avec le pauvre Orient , qui s'éparpilla en l'air comme une
gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui
est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous la garde d'un brave
capitaine anglais nommé Collingwood, qui commande à présent le
Culloden . C'est un galant homme s'il en fut, qui, depuis 1761 qu'il
sert dans la marine, n'a quitté la mer que pendant deux années, pour se
marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle
sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par
ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de
cette défaite d'Aboukir a abrégé mes jours, qui n'ont été que trop
longs, puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis.
Mon grand âge a touché tout le monde ici; et, comme le climat de
l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes
blessures au point de me priver entièrement de l'usage d'un bras, le bon
capitaine Collingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu'il n'aurait pu
obtenir pour lui-même à qui la terre était défendue) la grâce d'être
transféré en Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je
crois bien que j'y vais finir; car soixante-dix-huit ans, sept
blessures, des chagrins profonds et la captivité sont des maladies
incurables. Je n'avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant! à
présent je n'ai même plus cela, car un prisonnier n'a pas d'épée. Mais
j'ai au moins un conseil à te donner, c'est de te défier de ton
enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour
Bonaparte. Tel que je te connais, tu serais un Séide, et il faut se
garantir du Séidisme quand on est Français, c'est-à-dire très
susceptible d'être atteint de ce mal contagieux. C'est une chose
merveilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu'il a
produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême et nous nous
donnons à eux de si bon coeur que nous ne tardons pas à nous en mordre
les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d'action
et une grande paresse de réflexion. Il s'ensuit que nous aimons
infiniment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de
penser pour nous et d'être responsable, quitte à rire après de nous et
de lui.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:45


Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je
crains qu'il ne devienne fondateur parmi nous d'un nouveau genre de
jonglerie; nous en avons bien assez en France.--Le charlatanisme est
insolent et corrupteur, et il a donné de tels exemples dans notre siècle
et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place
publique, qu'il s'est glissé dans toute profession, et qu'il n'y a si
petit homme qu'il n'ait gonflé.--Le nombre est incalculable des
grenouilles qui crèvent. Je désire bien vivement que mon fils n'en soit
pas.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:45


Je suis bien aise qu'il m'ait tenu parole en se chargeant de toi ,
comme il dit; mais ne t'y fie pas trop. Peu de temps après la triste
manière dont je quittai l'Égypte, voici la scène que l'on m'a contée et
qui se passa à un certain dîner; je veux te la dire afin que tu y penses
souvent:
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:45


Le 1er vendémiaire an VII, étant au Caire, Bonaparte, membre de
l'Institut, ordonna une fête civique pour l'anniversaire de
l'établissement de la République. La garnison d'Alexandrie célébra la
fête autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau
tricolore; l'aiguille de Cléopâtre fut illuminée assez mal; et les
troupes de la Haute-Égypte célébrèrent la fête, le mieux qu'elles
purent, entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de Thèbes, sur
les genoux du colosse de Memnon, aux pieds des figures de Tâma et de
Châma. Le premier corps d'armée fit au Caire ses manoeuvres, ses courses
et ses feux d'artifices. Le général en chef avait invité à dîner tout
l'état-major, les ordonnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l'émir,
les membres du divan et les agas, autour d'une table de cinq cents
couverts dressée dans la salle basse de la maison qu'il occupait sur la
place d'El-Béquier; le bonnet de la Liberté et le croissant
s'entrelaçaient amoureusement; les couleurs turques et françaises
formaient un berceau et un tapis fort agréables sur lesquels se
mariaient le Koran et la Table des Droits de l'Homme. Après que les
convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz
assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne
disait rien, jeta un coup d'oeil très prompt sur eux tous. Le bon
Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu'il ne pouvait pas
ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à
Abdallah-Menou, son voisin, et lui dit avec un accent demi-allemand:
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:48

«Tiens! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.»

Il l'appelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général
s'était amusé à prendre le costume oriental, et qu'au moment où il
s'était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait
pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l'avait nommé
Ali-Bonaparte.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:48

Kléber n'avait pas fini de parler, et passait encore sa main dans ses
grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà debout, et,
approchant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il
dit d'une voix brève, claire et saccadée:

«Buvons à l'an trois cent de la République française.»

Kléber se mit à rire dans l'épaule de Menou, au point de lui faire
verser son verre sur un vieil Aga, et Bonaparte les regarda tous deux de
travers, en fronçant le sourcil.

Certainement, mon enfant, il avait raison; parce que, en présence d'un
général en chef, un général de division ne doit pas se tenir
indécemment, fût-ce un gaillard comme Kléber; mais eux, ils n'avaient
pas tout à fait tort non plus, puisque Bonaparte, à l'heure qu'il est,
s'appelle l'Empereur et que tu es son page.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:48

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--En effet, dit le capitaine Renaud en reprenant la lettre de mes mains,
je venais d'être nommé page de l'Empereur en 1804.--Ah! la terrible
année que celle-là! de quels événements elle était chargée quand elle
nous arriva, et comme je l'aurais considérée avec attention, si j'avais
su alors considérer quelque chose! Mais je n'avais pas d'yeux pour voir,
pas d'oreilles pour entendre autre chose que les actions de l'Empereur,
la voix de l'Empereur, les gestes de l'Empereur, les pas de l'Empereur.
Son approche m'enivrait, sa présence me magnétisait. La gloire d'être
attaché à cet homme me semblait la plus grande chose qui fût au monde,
et jamais un amant n'a senti l'ascendant de sa maîtresse avec des
émotions plus vives et plus écrasantes que celles que sa vue me donnait
chaque jour.--L'admiration d'un chef militaire devient une passion, un
fanatisme, une frénésie, qui font de nous des esclaves, des furieux, des
aveugles.--Cette pauvre lettre que je viens de vous donner à lire ne
tint dans mon esprit que la place de ce que les écoliers nomment un
sermon, et je ne sentis que le soulagement impie des enfants qui se
trouvent délivrés de l'autorité naturelle et se croient libres parce
qu'ils ont choisi la chaîne que l'entraînement général leur a fait river
à leur cou. Mais un reste de bons sentiments natifs me fit conserver
cette écriture sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure que
diminuaient mes rêves d'héroïque sujétion. Elle est restée toujours sur
mon coeur, et elle a fini par y jeter des racines invisibles, aussitôt
que le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui la couvraient alors. Je
n'ai pu m'empêcher, cette nuit, de la relire avec vous, et je me prends
en pitié en considérant combien a été lente la courbe que mes idées ont
suivie pour revenir à la base la plus solide et la plus simple de la
conduite d'un homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit; mais, en
vérité, monsieur, je pense que cela suffit à la vie d'un honnête homme,
et il m'a fallu bien du temps pour arriver à trouver la source de la
véritable grandeur qu'il peut y avoir dans la profession presque barbare
des armes.

* * * * *
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE   Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE IV SIMPLE LETTRE Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:48



Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de
grenadiers qui vint se placer à la porte du café, portant son arme en
sous-officier et tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans la
bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisiblement et ouvrit
l'ordre qu'il recevait.

--«Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d'ordres, dit-il au
sergent.

--Le sergent-major n'est pas revenu de l'arsenal,» dit le sous-officier,
d'une voix douce comme celle d'une fille, et baissant les yeux sans même
daigner dire comment son camarade avait été tué.

--«Le fourrier le remplacera,» dit le capitaine sans rien demander; et
il signa son ordre sur le livre du sergent qui lui servit de pupitre.

Il toussa un peu et reprit avec tranquillité:
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