PARTIE I LETTRE LII
de Madame , à Madame De Senanges, son amie.
vous avez voulu revoir le chevalier ; j' avois
envie de vous en détourner, j' aurois mieux fait ;
l' intention étoit bonne, il falloit la suivre : vous
m' auriez approuvée sans doute ; mais les suites,
peut-être, eussent été les mêmes. On a beau chasser
un amant destiné à plaire, je ne sais comment
il arrive qu' il revient toujours ; et une
fois revenu, il a des droits d' autant plus solides,
qu' on avoit fait plus d' entreprises contre lui.
Tout cela tient à une sorte de fatalité ; chacun
a la sienne, qu' il est impossible de vaincre ; mais
si le sentiment est involontaire et forcé, la
conduite dépend de nous. Ainsi ne vous désespérez
pas : ce maudit chevalier n' est pas si avancé qu' il
le croiroit bien. Autre chose est d' aimer, ou de
succomber à l' amour : vous ne pouvez empêcher
l' un ; mais vous pouvez très-fort vous dispenser
de l' autre. Les êtres qui n' ont à se défendre de
rien, plus heureux, sont moins estimables ; et
la lutte du coeur contre une impression chérie,
annonce des qualités incompatibles avec le
calme de l' indifférence. Mon amie, vous voilà
au moment d' une action décisive ; puisez dans
la conviction même de votre foiblesse, le courage
nécessaire pour en triompher. Prouvez-nous
que, dans une ame attachée à ses devoirs,
l' honneur seul peut résister à tout, et que la
fatalité même n' a point de prise sur la vertu.
Croyez-moi, l' agitation de l' amour épure à
la fin le coeur qu' elle a bouleversé ; je l' imagine
au moins. Pour connoître ses forces, pour
en jouir avec confiance, il faut avoir trouvé
des occasions de les exercer, et le port n' est
doux, qu' après tous les risques de la tempête.
Ainsi, je vous répete, non pas d' étouffer
votre amour, mais de le renfermer. Vous me
remercierez, à chaque effort que vous coûtera
cette contrainte, et l' orgueil d' un pareil
sacrifice vaudra bien pour vous le plaisir d' avoir
cédé.
Je viens de relire votre lettre, elle me décourage.
C' est l' épanchement de l' ame la plus
tendre et la moins disposée à combattre le sentiment
qui la remplit. Mon amie, ma chere
amie, profitez du moment qui vous reste ;
vous avez juré à un homme de n' être qu' à lui,
mais c' est le ciel qui a reçu le serment, c' est
l' amitié qui vous le rappelle, et votre gloire qui
le réclame. Arrêtez-vous un instant sur le
bord de l' abyme, et voyez-en la profondeur ;
rejetez-vous en arriere, il en est tems encore.
Mes bras sont ouverts pour vous recevoir, et
mon coeur est prêt à recueillir vos larmes. Les
pleurs sont biens moins amers, quand ce n' est
pas le déshonneur qui les fait couler. Songez
à vous, et comptez sur votre amie.