PARTIE I LETTRE LV
du chevalier, à Madame De Senanges.
si vous aimiez, vous le cacheriez à moi, à
vous, à toute la nature... eh ! Madame, d' où peut
naître cette résolution ? Je connois les
bienséances, les préjugés qui captivent un sexe dont
vous êtes l' ornement ; mais je connois encore
mieux les droits d' un amour honnête, et je sais
que rien au monde ne balance l' attrait d' un coeur
courageux, qui veut jouir de lui-même en se
donnant, et qui se donne en dépit de l' univers.
Hélas, que vais-je vous dire ! ... est-ce de
l' amitié, de la froide amitié, qu' on exige de
pareils sacrifices ? Vous craignez... ah ! Soyez
tranquille ; vous n' aimez pas. L' amour, je le
sens trop, ne craint rien que de n' être point
partagé.
Qu' est-ce donc qui vous arrête ? Si jamais je
parviens à vous inspirer quelque retour, reposez-vous
sur moi pour envelopper mon bonheur de
cette ombre qui en est le charme : je voudrois
vous dérober à tous les regards, borner mon
existence à vous, la concentrer dans mon
amour, et l' anéantir pour le reste. Vains souhaits !
Vous vous plaisez à me voir malheureux ;
les soupirs qui échappent à mon coeur n' arrivent
pas jusqu' au vôtre ; et ce que vos lettres semblent
quelquefois me faire entrevoir, est bientôt
détruit par vos discours. Je ne puis plus
suffire à ce que je souffre. Ah ! Madame, ajoutez
à mes maux, ou daignez les terminer.