PARTIE I LETTRE LXV
du chevalier, à Madame De Senanges.
ciel ! Qu' éprouvai-je ? Quelle ardeur séditieuse
s' allume dans mes veines, y coule avec mon
sang ? D' où vient mes yeux sont-ils chargés d' un
nuage qui leur dérobe tout, excepté vos charmes ?
Je ne puis me les rappeller, sans un trouble
enchanteur et cruel à la fois ; ils tyrannisent ma
pensée, ils sont toujours présens à mon coeur ;
et quand je m' arrache à vous, j' emporte avec
moi leur image et mon supplice ; oui, mon
supplice ! Mes jours, mes nuits, tous les instans
de ma vie sont marqués par une agitation
douloureuse, par les tourmens d' un amour contraint,
et qui renaît toujours plus vif, pour vous
être toujours immolé. Les rêves même les plus
doux, ne sont que des lueurs rapides qui me
replongent plus avant dans l' infortune : une
réalité barbare me fait expier... jusqu' à mes
songes ; et peut-être voudriez-vous m' enlever
encore ces fantômes de mon imagination...
oh, si vous saviez ce que je souffre, de combien
de larmes secretes, de soupirs brûlans il
me faut payer le triomphe inhumain dont je
meurs, et dont peut-être vous vous applaudissez ! ...
qu' ai-je promis, ô dieu ! Quel horrible
serment ! Aurai-je la force de le tenir ?
Quel complot avons-nous fait à l' envi contre
les droits de la nature et de l' amour ! En vain je
m' encourage à remplir cet engagement odieux ;
je soupire, malgré moi, après l' instant du parjure.
Ah, pardon ! ... je m' égare ; je vous offense,
je me déteste ; mais jugez vous-même de
ma situation ; rappellez-vous notre derniere
entrevue. Vous m' aviez ordonné de vous faire
la lecture d' un ouvrage nouveau. Hélas, une
distraction bien pardonnable ramena mes yeux
sur vous ; ils s' y arrêterent avec un attendrissement
que je ne pus cacher, et le livre échappa
de mes mains, sans qu' il me fût possible de le
reprendre ! Après quelques momens d' un silence...
qui disoit tout, j' allai tomber à vos pieds. Par
un mouvement dont je ne fus pas maître, je
pris une de vos mains, que je baignai de larmes :
mon trouble augmenta, je vous serrai contre
mon coeur, et il sembloit qu' il alloit s' ouvrir
pour vous recevoir. C' est alors que vos yeux,
ces yeux si doux s' armerent de sévérité. Vous
m' enviez jusqu' à l' innocente expression d' un
sentiment dont vous souffrez l' hommage, et
vous condamnez son excès, qui seul peut en
ôter le crime. Ah, cruelle, défendez donc à
mon coeur de palpiter d' amour en votre présence !
Défendez donc à vos regards d' y rallumer
sans cesse cette flamme que le respect y
tient renfermée, et qui s' irrite par l' obstacle !
Pourquoi tous vos mouvemens semblent-ils
dirigés par les graces, et peignent-ils la volupté ?
Pourquoi votre haleine seule suffit-elle pour
enflammer l' amant qui vous approche ? Pourquoi
cette bouche si fraîche, semble-t-elle appeller le
baiser qui l' effarouche ? Hélas ! Si vous voulez
m' imposer toutes les privations, pourquoi
m' environner de tous les attraits... il faut donc
que mon tourment naisse du sein des délices ; il faut
que je me précautionne en vous abordant, contre
les élans de l' ame, le charme des yeux, et
les écarts même de la pensée ! Vous n' allumez le
desir, que pour en exiger le sacrifice : tous ces
effets de l' amour, qui deviennent sacrés par leur
cause, toutes ces émotions du coeur, dont les
sens ne sont que les interpretes, tous ces tributs
de la sensibilité, vous paroissent autant de crimes ;
et quand je ne suis que le plus tendre des
hommes, vous m' en croyez le plus coupable ! ...
et vous m' aimez ! Non, vous vous êtes trompée,
sans doute... reprenez l' aveu qui vous a
tant coûté... que dis-je ! Ah ! Gardez-vous de
me croire : plaignez le désordre où je suis, et
laissez-moi votre amour, dussé-je mourir de mes
tourmens.