PARTIE I LETTRE LXX
de Madame De Senanges, au chevalier.
eh bien ! Venez, mon cher chevalier, venez
souper ce soir avec moi : nous serons seuls ; vous
l' avez souhaité, j' y ai réfléchi, et j' y consens.
Je trouve au fond de mon coeur tout ce qui peut
m' assurer du vôtre, et, dans le sacrifice d' une
vaine chimere de bienséance, le plus doux des
plaisirs. Mon amour est pur, le vôtre n' est pas
moins honnête ; ma conscience est tranquille :
elle s' endort dans le sein de la probité. Je suis
sous la sauve-garde de mon amant ; l' ombre du
doute seroit injurieuse à tous deux ; et si jamais
je dois craindre l' un de nous, il est impossible
que ce soit lui. Tout nous sert, le ciel même nous
favorise ; je ne l' ai jamais vu si serein ; pas un
nuage qui l' obscurcisse. Depuis que vous m' aimez,
la nature est plus riante : on se plaint aujourd' hui
de la chaleur ; eh bien, l' abattement
où elle me jette a du charme pour moi ; et puis,
j' ai une idée, un projet qui m' enchante. Nous
souperons dans le joli bosquet qui est sous mes
fenêtres ; nous aurons le plus beau clair de lune
du monde ; sa lumiere est faite pour l' amour.
Point de riches tapis, point de lambris dorés ;
des gazons bien frais, des palissades de
chevrefeuilles et de jasmins, des arbres bien verds,
voilà le lieu où vous serez attendu. Nous n' y
regretterons point l' art ; et nous jouirons à la
ville, de la simplicité des campagnes. Tout ce
que les indifférens n' apperçoivent point, sera
senti : nous serons ensemble. Non, il n' est de
volupté vraie que celle qui est pure ; l' ame ouverte
au remords est fermée au bonheur. Nous
nous aimerions moins, si nous avions quelque
chose à nous reprocher. Combien j' aime à me
dire : je lui confie le soin de ma gloire ; elle lui
est aussi chere qu' à moi-même : son coeur est
ma vie ; il le sait, et ne peut l' oublier ! Il ne
ressemble point aux autres hommes ; je l' aime,
il est heureux : ma confiance est fondée. Celui
qui mérite un sentiment, n' exige point de preuves ;
l' aveu du mien n' est pas un tort, mon amant
est vertueux.
Mais comment ai-je pu combattre un penchant
dont vous étiez l' objet ? Il m' affligeoit,
je vous ai craint ; que j' étois injuste et
malheureuse !
Adieu ; je sors pour affaires, je rentrerai pour
vous recevoir. Mon coeur est pénétré d' une joie
bien douce ; nulle alarme ne s' y mêle. Que
j' aurai de peine à ne pas dire votre nom à mes
juges ! Vous m' avez donné l' être ; un néant affreux
m' environnoit ; j' existe enfin, je vis pour
vous.