PARTIE II LETTRE II
du chevalier, à Madame De Senanges.
vous avez trouvé le secret d' ajouter à l' horreur
de ma situation. Je m' attendois à des reproches ;
plus ils sont cruels, plus ils m' ont semblé
doux ; mon coeur les imploroit, il souhaitoit
que votre propre main déchirât sa blessure. Coupable
d' un crime envers vous, profanateur de
la vertu même, j' avois besoin de votre courroux ;
mais le calme qui lui succede, votre affreuse
tranquillité, votre froid pardon, sont des
rafinemens de vengeance que je n' imaginois pas.
J' aime mieux votre haine, que de vous voir, un
seul moment, insensible à mes torts, que dis-je !
à mes forfaits. C' en est un d' avoir passé la nuit
chez vous, sans que vous le sussiez, et de vous
avoir exposée à tous les soupçons qu' entraînoit
une pareille imprudence ; c' en est un autre d' avoir
forcé votre asyle ; l' audace qui suivit, les
réunit tous, et vous êtes paisible ! Et c' est moi
qui suis obligé d' exciter votre ressentiment ! Ah !
Vous êtes plus barbare que vous ne croyez l' être.
Vous me méprisez, dites-vous ! ... non, non ;
vous ne me méprisez pas. Le délire des sens n' est
point une bassesse du coeur. Je n' ai point eu de
projet, je le jure à vos pieds : je peux manquer
de raison, jamais de vertu ; l' homme honnête ne
s' en écarte un instant que pour y revenir avec
plus d' ardeur. Pouvois-je donc être insensible
à la vue de tant de charmes ? ... ils m' ont perdu,
ils me justifient. Où m' égaré-je encore ? ô vous,
l' arbitre de ma vie, ô vous, mon juge suprême,
excusez un transport que mon coeur dément ! Il
est loin de s' absoudre, ce coeur qui vous adore,
qui vous a offensée, et qui ne se plaint de rien,
que de n' être pas assez puni. Si vous daignez encore
me voir, la pâleur de mon front, l' abondance
de mes larmes, le remords vrai qui me
tourmente, tout vous prouvera trop à quel
point je m' accuse, combien mon supplice me
semble mérité... est-il vrai ? Vous allez partir ?
Vous ? Je ne vous verrois plus ? Gardez-vous
d' accomplir cette résolution ; craignez un amant
que l' amour rendit insensé, et qui le deviendroit
encore plus par le désespoir... je ne sais où je
suis... je frémis, je pleure, et crains tout...
est-il un désert, une rive sauvage, un antre inhabité,
où je ne vous suivisse ? La terre a-t-elle
une solitude où je n' allasse vous chercher ? Après
le crime qu' elle m' a fait commettre, ma passion
est capable de tout ; elle croît parmi mes torts,
mes regrets, mes sanglots. Vous voir ou mourir,
voilà le voeu, voilà le cri de mon coeur ;
il doit retentir dans le vôtre. Vous me défendez
de vous écrire ; peut-être vous ne me répondrez
pas ! Cette idée m' accable ; je frissonne ; je
ne puis achever... adieu, cruelle.