PARTIE II LETTRE XIV
de Madame De Senanges, à son amie.
eh bien, suis-je assez foible, suis-je assez
malheureuse ? Je ne puis voir même son écriture,
sans être émue jusqu' au fond de l' ame. Je voulois
aller chez vous ce matin ; mais à peine suis-je
remise du trouble dont vous avez été témoin...
qu' est-ce donc qu' il vous écrivoit ? Le perfide !
Que peut-il avoir à vous dire ? Que je m' en
veux de vous avoir imposé silence, quand vous
étiez prête à m' en parler ! Falloit-il m' en croire ?
Vous étiez bien sûre du plaisir que vous m' auriez
fait, en bravant une défense douloureuse à mon
coeur, et qui devoit être interprétée par le vôtre.
Mon amie, je l' aime plus que jamais. Ces lieux
où je l' ai vu si souvent à mes pieds, cette
chambre, témoin de son crime et de sa soumission
tout ensemble, ce jardin où je me suis
égarée tant de fois en rêvant à lui, tous les
objets qui m' environnent ne me retracent que
son image ; tout m' invite à l' adorer, tout prend
une voix pour le défendre.
Hier, je causois avec mon oncle au chevet
de son lit. Le chevalier, me dit-il, a eu pour
moi des attentions que je n' oublierai jamais ; il
a passé lui-même deux fois par jour, pour savoir
de mes nouvelles ; et quand les accidens avoient
redoublé, il s' en retournoit les larmes aux yeux.
Mon amie, si mon oncle m' avoit regardée dans
ce moment, il auroit vu les miennes couler.
Je le quittai brusquement, pour aller pleurer à
mon aise dans un coin de la chambre. Ce bon
M De Valois ne se doutoit pas, en me parlant
ainsi, de l' impression profonde qu' il alloit laisser
dans le coeur de sa niece ; il ignore que cet
homme si sensible pour lui est le dieu qu' elle
s' est choisi, et que sa tendresse pour moi rejaillit
sur tout ce qui m' appartient. Ses traits sont
altérés, dit-on, et c' est mon ouvrage ! Quoi,
ces traits charmans, si bien gravés dans mon
coeur, le chagrin les a flétris ! J' en suis la cause !
Et j' hésite à lui pardonner, à le voir ! ... le
cruel ! Il ne m' a pas écrit ; je ne l' ai point
apperçu ! Ah, sans doute il a craint que je ne lui
renvoyasse ses lettres, il a tremblé de me déplaire !
Et j' allois l' accuser d' un tort, quand il
me donne la preuve la plus délicate de son
attachement !
Dieu, quelle nouvelle ! Mon amie, combien
je vais jouir ! La place de est accordée au
chevalier : concevez-vous mes transports ? Ne
nous plaignons point des tourmens de l' amour,
puisqu' ils amenent de si grands plaisirs. Il ne
sait rien des démarches que j' ai faites ; je ne serai
point connue, je serai doublement heureuse.
Je vous quitte pour écrire au maréchal, et le
remercier de ses soins ; il ne sait pas toute
l' étendue de son bienfait.