PARTIE II LETTRE XXXIV
du Vicomte De Senanges, au baron.
j' approuve ce que vous me dites, baron,
et ne puis faire ce que vous me conseillez. C' est
à force d' infortune que mon ame est inflexible.
Je crois à la vertu de Madame De Senanges, j' en
ai même la conviction ; et plus j' y crois, moins
je veux me rétracter. Si elle avoit des torts réels,
peut-être les lui pardonnerois-je plutôt que
mes fureurs, plutôt que mes injustices produites
par son indifférence. Je sens tous les feux de
l' amour, et je suis haï... n' est-elle pas assez
coupable ?
Faut-il donc que je souffre seul ? Elle ne
songe à moi qu' avec horreur ; mais elle y songe
au moins. Ses peines lui rappellent mon image ;
et cette jouissance atroce plaît au coeur désespéré
qui n' en peut obtenir une autre. Croyez que je
me suis plus d' une fois attendri sur un supplice
que j' ordonne ; mais cet attendrissement se
tourneroit en rage, si j' imaginois qu' elle pût en
être instruite. Je pleure sur ses fers, à condition
de ne jamais les briser. Au reste, j' ai une espérance,
c' est que je cesserai bientôt d' être : que
dis-je ! J' en ai un pressentiment, et je m' y plais.
Ce même homme, qui ne respire que pour la
tourmenter, ne souhaite la mort que comme la
fin de ses tourmens. Le croiriez-vous ? Au moment
où je vous écris, mes larmes coulent, et je
persiste dans ma résolution. Je maudis le ciel de
l' ame qu' il m' a donnée. Combien les passions y
sont brûlantes ! Combien le chagrin s' y approfondit !
Votre lettre a fait sur moi tout l' effet qu' elle
pouvoit faire ; elle m' a attendri, sans me changer.
Adieu ; je suis moins vengé que puni.