PARTIE II LETTRE XL
de Madame De Senanges, au commandeur.
cher commandeur, que j' aime votre lettre,
et votre procédé ! Il me prouve qu' il est encore
des ames honnêtes. Il m' apprend qu' on n' oublie
pas toujours ceux que l' autorité opprime, et
que le sort persécute. C' est le frere de M De
Senanges qui s' occupe de mes malheurs, qui
songe à les terminer ! Tout son sang n' est donc
point soulevé contre moi ! Ah ! Prenez garde, il
finira par vous haïr, s' il peut se convaincre
que vous ne me détestez pas. Il voudroit m' enlever
le peu d' amis qui me restent ; il voudroit
mettre le dernier trait à mon infortune, en me
fermant tous les coeurs qui me plaignent et
cherchent à me consoler.
Dieu, quelle proposition vous me faites !
Vous ne connoissez pas encore M De Senanges,
puisque vous me conseillez de retourner avec
lui. J' ai été, pendant sept ans, en bute aux
orages de cette ame inexplicable et féroce.
Les moyens de douceur que vous me suggérez,
je les ai tous employés. Combien de fois je me
suis jetée à ses pieds ! Combien de fois je les ai
trempés de mes larmes, pour implorer, je ne
dis pas sa justice (il n' en connoît point), mais
sa pitié, sa commisération pour un être qu' il
accabloit, sans qu' il le méritât ! Il sembloit que
son courroux s' accrût à proportion de mes efforts
et de mes prieres.
Dispensez-moi de vous raconter les extrêmités
auxquelles il se portoit. En refusant de me
réconcilier avec lui, ce sont peut-être des crimes
que je lui épargne ; ce sont, au moins, des
cruautés inouies, et qui surpassent toute expression.
son caractere peut changer... non, commandeur,
non, jamais ; il s' est aigri avec l' âge.
Il est, dites-vous, convaincu de mon innocence...
il paroît l' être ; c' est un piege qu' il
tend à votre crédulité ; il n' a plus de droits sur
la mienne. à peine aurois-je consenti, que je
verrois toutes ses fureurs se rallumer, et elles
acquerroient un nouveau degré de force, par
la contrainte même de cet instant de dissimulation.
C' est alors que mes jours seroient affreux,
que mes nuits se consumeroient dans les sanglots,
que tous mes momens seroient marqués
par les horreurs de son despotisme.
Si dans le tems que mon ame, toute entiere
à la douleur, ignoroit jusqu' au nom de l' amour ;
si dans ce tems-là, dis-je, il se défioit de mes
moindres mouvemens, de mes gestes, de mes
regards, de mes paroles les plus innocentes,
que seroit-ce à présent que mon coeur est agité
par la passion la plus vive qu' on ait jamais
sentie ? Il entendroit mes soupirs les plus secrets ;
il liroit dans mes yeux l' expression involontaire
de mon amour ; il interpréteroit mon silence,
souvent plus passionné que les discours, et
surprendroit, avec une rage dont j' aurois tout à
craindre, jusqu' aux mysteres de ma pensée.
Oui, oui, commandeur, il me devineroit à
tous les instans du jour, et peut-être moi-même
n' aurois-je pas la force de lui rien cacher.
on peut abuser le malade qu' on veut guérir.
moi, l' abuser, moi ! J' aimerois mieux lui donner
mon coeur à dévorer, que de flétrir ce coeur
qu' il n' a jamais connu par l' ombre même de la
feinte. Elle me seroit insupportable ; la pureté
de l' intention ne corrigeroit point ce qu' elle a
d' odieux pour moi, et je serois vraie, dût la
mort la plus horrible être le prix de ma sincérité !
Me voilà telle que je suis. Plaignez mes malheurs ;
respectez mes principes. Après des raisons
aussi fortes, pourriez-vous encore m' engager
à un raccommodement qui ne seroit qu' un
prétexte à des atrocités nouvelles. Je le sais bien,
et je le sens avec une profonde amertume,
M De Senanges m' a enlevé la considération dont
je jouissois, et, j' ose le dire, le prix de ma
conduite ; il m' a ôté, non pas l' honneur, mais la
gloire, cette gloire qui tient à l' opinion ; il m' a
privée de tout, et il me fait passer par un tombeau
pour arriver à un autre. Je n' ai plus de
relations avec les humains ; ils me méprisent ;
ils ignorent l' étendue de mon infortune et la
force de mes sacrifices ; mais le témoignage de
ma conscience me reste. Il me tranquillise, il
m' aguerrit contre cet opprobe apparent, qui est
le vice de notre société, et non un châtiment qui
doive effrayer l' innocence ; on n' est jamais punie
que par son coeur ; le mien est pur.
Il existe un mortel qui partage mes affections,
mes peines, et mon courage ; un seul homme
vertueux, qui rend justice à mon honnêteté
(qui en est la victime peut-être) : voilà mon
juge, voilà mon univers. Oui, j' aime, commandeur,
et cet amour est trop noble pour que
je rougisse d' en faire l' aveu. Etois-je donc la
seule femme au monde que la nature condamnât
à ne rien aimer ? On a livré mon enfance au
plus impitoyable des époux ; je n' ai connu,
avec lui, que les frémissemens de la crainte,
les terreurs de l' antipathie, et la rigueur des
devoirs, qu' aucun charme n' adoucissoit. Après cette
épreuve épouvantable, j' ai joui d' un moment
de liberté : j' ai cru qu' elle étoit le bien suprême ;
j' ai épuisé tous les plaisirs de la dissipation ; j' ai,
en quelque sorte, effleuré la surface du bonheur :
mais le calme où mon ame sommeilloit,
devint bientôt une langueur pénible. J' apperçus,
ou plutôt je sentis le vuide de ces amusemens
frivoles qui m' avoient séduite ; des soupirs,
qui n' avoient point d' objet, m' échappoient
quelquefois, et je souhaitois involontairement
de rencontrer un être à qui je pusse les adresser.
Il s' en présenta un qui, comme moi, ennuyé
de la pompe et du bruit, aspiroit à la douceur
d' un sentiment dans lequel il pût se recueillir.
Je ne sais quelle sympathie, je ne sais quelle
voix secrete du coeur, nous avertit des rapports
qui se trouvoient entre nos deux ames, et les
attira l' une à l' autre. J' ai rencontré chez lui tout
ce que l' amour a d' honnête, de délicat, et de
généreux ; il ne s' est point effarouché des devoirs
que j' avois à remplir, et auxquels, avant
tout, je voulois être fidelle. Il s' est soumis aux
conditions les plus cruelles qu' on puisse imposer
à un amant ; et j' ai jugé de sa tendresse par le
respect qu' il avoit pour ma gloire. Son attachement
n' a rien coûté à mes principes ; il est ma
vie ; que dis-je ! Il m' est bien plus qu' elle ; il
me rend mon malheur supportable. Je prononce
le nom de ce que j' aime, et mes peines se calment.
C' est à vous, c' est au frere de M De Senanges
que je fais de pareils aveux ; jugez si je vous
estime, jugez si ma confiance est entiere, et si
je crains qu' elle soit jamais trompée.
Ah ! Commandeur, mon cher commandeur,
ne cherchez point à détruire un sentiment sans
lequel je ne serois plus. Tout le monde a droit
de m' accabler, de m' accuser... mon honneur
est en dépôt dans le coeur de mon amant. C' est
là que je n' ai rien perdu ; c' est là que je jouis
de tous mes droits : c' est là que l' intérêt le plus
vif, et que l' estime la plus méritée me dédommagent
des affronts de l' univers : et vous
voudriez me faire renoncer à la seule douceur
qui me reste ! Non, non ; ne l' espérez pas :
gardez-vous de croire aux bruits qui se répandent ;
ils ne peuvent être que faux... il sait ce que
j' ai fait pour lui ; il voit à quels maux je me suis
exposée, plutôt que de m' arracher à mon amour ;
il sait que, dans cette solitude, je n' ai d' autres
ressources, pour exister encore, que de penser
qu' il m' est fidele. Et il seroit ingrat ! ... il ne
pourroit l' être, sans devenir le plus inhumain
des hommes, sans avoir quelques traits de
ressemblance avec mon persécuteur.
Pourquoi voulez-vous me donner des alarmes ?
Croyez-vous me guérir en m' effrayant ?
Il est impossible qu' un coeur comme le mien se
détache ; je n' ai donné que lui, mais je l' ai donné
sans réserve, et la mort viendra le glacer, avant
qu' il soit volage ou moins sensible. En me rendant
le chevalier suspect, ne croyez pas me ramener
à un mari que je ne dois point haïr,
mais que je ne puis aimer, et que je ne tromperai
jamais.
M De Valois, cet oncle si tendre, cet ami si
vrai, ce bienfaiteur si généreux, M De Valois
m' a fait les mêmes instances que vous ; mais
j' ai vu aux caracteres effacés de sa lettre, que
sa main trembloit en les traçant, et qu' il les
avoit mouillés de pleurs. J' ai vu qu' il frémissoit
lui-même du conseil qu' il me donnoit, et qu' il
m' engageoit à rentrer en grace avec M De Senanges,
comme on encourage une coupable au
supplice qu' on lui prépare.
M De Senanges ! ... son idée seule me fait
frissonner. Plutôt, plutôt expirer mille fois dans
cette retraite, que de passer mes jours déplorables
avec lui ! Ici, du moins, un regard vengeur
et formidable ne s' attache point à toutes mes
actions ; la tyrannie ne s' étend point jusqu' aux
émotions que mon coeur éprouve. Je puis songer
librement à ce que j' aime, je puis me reposer
à loisir sur son idée, pleurer sur son image ; je
puis m' abandonner aux délicieux épanchemens
de l' amitié.
Une jeune personne, qu' un amour infortuné
traîna dans cette retraite, où elle va bientôt se
lier par des voeux, a deviné mes peines, et m' a
confié ses tourmens. Nous gémissons, nous soupirons
ensemble, et nous trouvons, dans cette
confidence intime de nos malheurs mutuels, la
plus douce des consolations. Hélas ! Je prie le
ciel qu' il me conserve cette précieuse amie. Sa
santé languissante me fait sans cesse trembler
pour ses jours, et je serois au désespoir qu' elle
me fût arrachée.
Laissez-moi ici, puisque vous n' avez pas d' autre
moyen de m' en tirer. Puisse seulement mon
exemple être utile à celles dont les parens
voudroient forcer l' inclination ! Puissé-je être la
derniere victime des noeuds mal assortis ; et que
mes pleurs ne soient pas perdus pour un sexe
trop foible, trop opprimé, et presque toujours
malheureux ! Combien de femmes, à ma place,
se seroient abandonnées aux désordres les plus
excessifs, et auroient peut-être mérité leur sort,
par le scandale de leur foiblesse ! L' honneur m' a
soutenue, mais en suis-je moins accablée ?
Irréprochable à mes yeux, suis-je moins criminelle
aux yeux des autres ? Mes fers en sont-ils moins
pesans ? ô mon pere, mon pere ! Si ceux qui ne
sont plus prennent quelque part aux maux de
ceux qui habitent ce triste globe, combien tu
dois souffrir ! Combien mes gémissemens doivent
troubler le calme de la tombe où tu es renfermé !
Vois ta fille emprisonnée, avilie aux yeux de la
société, en proie aux fureurs d' un barbare...
vois-la déchirée par tous les combats de l' honneur
le plus inflexible contre la passion la plus
ardente. Que dis-je ? Où m' égaré-je ? Va, je ne
te reproche rien ; tu n' as point prévu les suites
de ma complaisance, et de l' union fatale dont
les avantages t' avoient ébloui ! Au comble des
revers, j' ai du moins la satisfaction de n' avoir
jamais manqué au respect que je te devois, et
de t' avoir prouvé, par mon obéissance, combien
tu étois aimé.
Cher commandeur, ma lettre est couverte de
larmes, et je ne sais si vous pourrez la lire.
Combien mon coeur est oppressé ! Hélas ! Je vous
remercie de l' intérêt généreux que vous prenez à
moi ; mais je ne puis vous offrir ma reconnoissance.
J' attendrai que M De Senanges prenne
enfin pitié de la malheureuse créature qu' il ne
se lasse point de poursuivre ; j' attendrai qu' il
me permette de retourner chez l' adorable M De
Valois. Sinon je resterai ici, j' y pleurerai, s' il
le veut, jusqu' à mon heure suprême, qui peut-être
ne tardera pas long-tems. Vous, cependant,
veillez sur les jours de votre frere ; je suis
loin d' en souhaiter la fin : je desire son bonheur,
sa tranquillité, dussé-je l' acheter de la mienne.
Tout ce que je vous demande, c' est de solliciter
mon retour chez mon oncle. Si vous l' obtenez,
je vous devrai plus que la vie, et j' emploierai
le reste de la mienne à me rendre digne d' un tel
bienfait.