LETTRE XIV.
de la marquise, à son amie.
vous connoissez ma foiblesse, mon repentir,
mes regrets, et mon amour plus fort qu'eux;
vous avez vu quel fardeau pesoit sur mon ame,
quel amour l'enivre, quelles terreurs la remplissent,
sur-tout ma fatale résolution d'aimer jusqu'au
dernier soupir l'amant qui m'a perdue,
et pour qui je voudrois avoir plus fait. Eh bien,
c'est au milieu de mes alarmes, de mes craintes,
des reproches dont je m'accable, et de
toutes les horreurs de ma situation, que je
reçois de ma mere une lettre qui vient d'y
mettre le comble. Elle ne soupçonne rien, le
bandeau est encore sur ses yeux. Si elle étoit
instruite, je serois moins malheureuse; c'est
sa sécurité qui me tue, qui m'arrache des pleurs,
et joint au remord de ma faute celui d'usurper
une opinion dont je ne suis plus digne.
Hélas! Cette respectable amie, elle est loin de penser
que j'aie étouffé tous les principes qu'elle me
retrace aujourd'hui; elle ignore que je ressemble
aux femmes qu'elle méprise; elle ignore que
je suis tombée dans l'abyme dont elle cherche
à me sauver; que ses conseils sont inutiles;
que je les ai bravés d'avance: chaque éloge
qu'elle me donne enfonce le poignard dans
mon coeur, et la lettre la plus tendre devient
pour moi la plus douloureuse des punitions.
ô mon amie! Qu'il est affreux de se sentir coupable,
et de surprendre l'estime qui est le prix
de la vertu! Ce tourment est horrible, et cependant
je m'y plais; il est celui d'une ame honnête.
Oui je le suis, je le suis encore. Ne sommes-nous
donc nées que pour les combats, les privations
et les sacrifices? L'être le plus foible
doit-il l'exemple de la force? Notre coeur, quand
on le rebute, n'a-t-il pas le droit de se reposer
sur quelque objet qui le console? Ne serions-nous
donc que les jouets de la société, et les
victimes de la nature? Ah! La honte ne peut
être où vit la flamme du sentiment. Les fortes
passions ont leur excuse dans leur violence, et
l'orgueil d'aimer un objet charmant vaut bien
celui d'être fidelle à un époux qui ne l'a pas mérité.
Si mon amant est vrai, je ne me reproche
rien; ce n'est que son ingratitude qui peut me
désenchanter; son inconstance seule peut m'avilir.
Je l'idolâtre plus que jamais; dans le moment
où je cause avec vous, son portrait est
d'un côté, la lettre de Madame De Sancerre
est de l'autre; je baigne l'une de pleurs, et
couvre l'autre de baisers; je le presse contre
mon sein; il s'élance au-devant de la trop foible
image du mortel adoré qui m'a rendu coupable...
combien je me sens soulagée de vous avoir
écrit! Je craignois que la lettre de Madame
De Sancerre n'eût fait sur moi une impression
funeste à mon amour; j'appréhendois de ne plus
aimer autant. Eh, voilà donc tout ce qu'obtiennent
de moi les conseils de l'amie la plus faite
pour être écoutée! Je ne pourrai soutenir ses
regards, les miens l'instruiront, et j'en suis
réduite à desirer qu'elle m'accable de son
indignation plutôt que de sa douleur... que
dis-je! Pourquoi l'affligerois-je? Le sentiment
est le seul bienfait que nous ayons reçu des
cieux: non, mon amie, non, le mien ne me
rend point indigne de la mere qu'ils m'ont
donnée.
Ps. Je vous attends ce soir; le comte est
à; sans vous je serois seule dans l'univers.