DIALOGUE 3
Achille et Chiron.
Peinture vive des écueils d' une jeunesse bouillante
dans un prince né pour commander.
Achille.
à quoi me sert-il d' avoir reçu tes instructions ?
Tu ne m' as jamais parlé que de sagesse, de valeur,
de gloire, d' héroïsme. Avec tes beaux discours, me
voilà devenu ombre vaine : ne m' auroit-il pas
mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez
le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les
princesses filles de ce roi ?
Chiron.
Hé bien ! Veux-tu demander au destin de
retourner parmi ces filles ? Tu fileras, tu perdras
toute ta gloire, on fera sans toi un second
siège de Troie, le fier Agamemnon ton ennemi
sera chanté par Homère ; Thersite même ne
sera pas oublié : mais pour toi, tu seras
enseveli honteusement dans les ténèbres.
Achille.
Agamemnon m' enlever ma gloire ! Moi demeurer
dans un honteux oubli ! Je ne puis le
souffrir, et j' aimerois mieux périr encore une
fois de la main du lâche Pâris.
Chiron.
Mes instructions sur la vertu ne sont donc
pas à mépriser.
Achille.
Je l' avoue : mais, pour en profiter, je voudrois
retourner au monde.
Chiron.
Qu' y ferois-tu cette seconde fois ?
Achille.
Qu' est-ce que j' y ferois ? J' éviterois la
querelle que j' eus avec Agamemnom : par là
j' épargnerois la vie de mon ami Patrocle, et le
sang de tant d' autres grecs que je laissai périr
sous le glaive cruel des troyens, pendant que
je me roulois de désespoir sur le sable du rivage
comme un insensé.
Chiron.
Mais ne t' avois-je pas prédit que ta colère
te feroit faire toutes ces folies ?
Achille.
Il est vrai, tu me l' avois dit cent fois : mais
la jeunesse écoute-t-elle ce qu' on lui dit ? Elle
ne croit que ce qu' elle voit. Oh ! Si je pouvois
redevenir jeune !
Chiron.
Tu redeviendrois emporté et indocile.
Achille.
Non, je te le promets.
Chiron.
Hé ! Ne m' avois-tu pas promis cent et cent fois
dans mon antre de Thessalie de te modérer quand
tu serois au siège de Troie ? L' as-tu fait ?
Achille.
J' avoue que non.
Chiron.
Tu ne le ferois pas mieux quand tu redeviendrois
jeune ; tu promettrois comme tu promets à présent,
et tu tiendrois ta promesse comme tu l' as tenue.
Achille.
La jeunesse est donc une étrange maladie !
Chiron.
Tu voudrois pourtant encore en être malade.
Achille.
Il est vrai : mais la jeunesse seroit charmante
si on pouvoit la rendre modérée et capable de faire
des réfleXIons. Toi qui connois tant de remèdes,
n' en as-tu point quelqu' un pour guérir cette
fougue, ce bouillon du sang plus dangereux qu' une
fièvre ardente ?
Chiron.
Le remède est de se craindre soi-même, de
croire les gens sages, de les appeler à son
secours, de profiter de ses fautes passées pour
prévoir celles qu' il faut éviter à l' avenir, et
d' invoquer souvent Minerve, dont la sagesse
est au-dessus de la valeur emportée de Mars.
Achille.
Hé bien ! Je ferai tout cela si tu peux obtenir
de Jupiter qu' il me rappelle à la jeunesse
florissante où je me suis vu. Fais qu' il te rende
aussi la lumière, et qu' il m' assujettisse à tes
volontés comme Hercule le fut à celles
d' Eurysthée.
Chiron.
J' y consens ; je vais faire cette prière au père
des dieux, je sais qu' il m' exaucera. Tu renaîtras,
après une longue suite de siècles, avec du génie,
de l' élévation, du courage, du goût pour les
muses, mais avec un naturel impatient et
impétueux ; tu auras Chiron à tes côtés, nous
verrons l' usage que tu en feras.