DIALOGUE 19
Alcibiade et Périclès.
Sans la vertu les plus grands talents ne sont
comptés pour rien après la mort.
Périclès.
Mon cher neveu, je suis bien aise de te revoir.
J' ai toujours eu de l' amitié pour toi.
Alcibiade.
Tu me l' as bien témoigné dès mon enfance. Mais je
n' ai jamais eu tant de besoin de ton secours
qu' à présent : Socrate, que je viens de trouver,
me fait craindre les trois juges, devant lesquels
je vais comparoître.
Périclès.
Hélas ! Mon cher neveu, nous ne sommes
plus à Athènes : ces trois vieillards
inexorables ne comptent pour rien l' éloquence.
Moi-même j' ai senti leur rigueur, et je prévois que
tu n' en seras pas exempt.
Alcibiade.
Quoi ! N' y a-t-il pas quelque moyen pour
gagner ces trois hommes ? Sont-ils insensibles
à la flatterie, à la pitié, aux graces du discours,
à la poésie, à la musique, aux raisonnements
subtils, au récit des grandes actions ?
Périclès.
Tu sais bien que si l' éloquence avoit ici
quelque pouvoir, sans vanité, ma condition
devroit être aussi bonne que celle d' un autre ;
mais on ne gagne rien ici à parler. Ces traits
flatteurs qui enlevoient le peuple d' Athènes,
ces tours convaincants, ces manières insinuantes
qui prennent les hommes par leurs commodités et
par leurs passions, ne sont plus d' usage ici : les
oreilles y sont bouchées, et les coeurs de fer. Moi
qui suis mort dans cette malheureuse guerre du
Péloponnèse, je ne laisse pas d' en être puni. On
devroit bien me pardonner une faute qui m' a coûté
la vie ; et même c' est toi qui me la fis faire.
Alcibiade.
Il est vrai que je te conseillai d' engager la
guerre plutôt que de rendre compte. N' est-ce
pas ainsi que l' on fait toujours ? Quand on
gouverne un état, on commence par soi, par
sa commodité, sa réputation, son intérêt ; le
public va comme il peut : autrement quel seroit
le sot qui se donneroit la peine de gouverner, de
veiller nuit et jour pour faire bien dormir les
autres ? Est-ce que vos juges d' ici trouvent cela
mauvais ?
Périclès.
Oui, si mauvais, qu' après être mort de la
peste dans cette maudite guerre, où je perdis
la confiance du peuple, j' ai souffert ici de
grands supplices pour avoir troublé la paix
mal à propos. Juge par là, mon pauvre neveu, si
tu en seras quitte à meilleur marché.
Alcibiade.
Voilà de mauvaises nouvelles. Les vivants,
quand ils sont bien fâchés, disent, je voudrois
être mort : et moi, je dirois volontiers au
contraire, je voudrois me porter bien.
Périclès.
Oh ! Tu n' es plus au temps de cette belle robe
traînante de pourpre avec laquelle tu charmois
toutes les femmes d' Athènes et de Sparte. Tu
seras puni, non seulement de ce que tu as fait,
mais encore de ce que tu m' as conseillé de faire.