DIALOGUE 28
Diogène et Denys L' Ancien.
Un prince qui fait consister son bonheur et sa gloire
à satisfaire ses voluptés et ses passions n' est
heureux ni en cette vie ni en l' autre.
Denys L' Ancien.
Je suis ravi de voir un homme de ta réputation.
Alexandre m' a parlé de toi depuis qu' il
est descendu en ces lieux.
Diogène.
Pour moi, je n' avois que trop entendu parler
de toi sur la terre. Tu y faisois du bruit
comme les torrents qui ravagent tout.
Denys L' Ancien.
Est-il vrai que tu étois heureux dans ton
tonneau ?
Diogène.
Une marque certaine que j' y étois heureux,
c' est que je ne cherchai jamais rien, et que je
méprisai même les offres de ce jeune macédonien
dont tu parles. Mais n' est-il pas vrai que
tu n' étois point heureux en possédant Syracuse
et la Sicile, puisque tu voulois encore entrer
par Rhège dans toute l' Italie ?
Denys L' Ancien.
Ta modération n' étoit que vanité et affectation
de vertu.
Diogène.
Ton ambition n' étoit que folie, qu' un orgueil
forcené qui ne peut faire justice ni aux
autres ni à soi.
Denys L' Ancien.
Tu parles bien hardiment.
Diogène.
Et toi, t' imagines-tu être encore tyran ici ?
Denys L' Ancien.
Hélas ! Je ne sens que trop que je ne le suis
plus. Je tenois les syracusains, comme je m' en
suis vanté bien des fois, dans des chaînes de
diamant ; mais le ciseau des parques a coupé
ces chaînes avec le fil de mes jours.
Diogène.
Je t' entends soupirer, et je suis sûr que tu
soupirois aussi dans ta gloire. Pour moi, je ne
soupirois point dans mon tonneau, et je n' ai
que faire de soupirer ici-bas ; car je n' ai laissé,
en mourant, aucun bien digne d' être regretté.
ô mon pauvre tyran, que tu as perdu à être
si riche ! Et que Diogène a gagné à ne posséder
rien !
Denys L' Ancien.
Tous les plaisirs en foule venoient s' offrir à
moi : ma musique étoit admirable ; j' avois une
table exquise, des esclaves sans nombre, des
parfums, des meubles d' or et d' argent, des
tableaux, des statues, des spectacles de toutes
les façons, des gens d' esprit pour m' entretenir
et pour me louer, des armées pour vaincre
tous mes ennemis.
Diogène.
Et par-dessus tout cela des soupçons, des
alarmes et des fureurs, qui t' empêchoient de
jouir de tant de biens.
Denys L' Ancien.
Je l' avoue. Mais aussi quel moyen de vivre
dans un tonneau ?
Diogène.
Hé ! Qui t' empêchoit de vivre paisiblement
en homme de bien comme un autre dans ta
maison, et d' embrasser une douce philosophie ?
Mais il est vrai que tu croyois toujours
voir un glaive suspendu sur ta tête au milieu
des plaisirs.
Denys L' Ancien.
N' en parlons plus, tu veux m' insulter.
Diogène.
Souffriras-tu une autre question aussi forte
que celle-là ?
Denys L' Ancien.
Il faut bien la souffrir, je n' ai plus de
menaces à te faire pour t' en empêcher, je suis ici
bien désarmé.
Diogène.
N' avois-tu pas promis des récompenses à
tous ceux qui inventeroient de nouveaux plaisirs ?
C' étoit une étrange rage pour la volupté.
Oh ! Que tu t' étois bien mécompté ! Avoir tout
renversé dans son pays pour être heureux, et
être si misérable, et si affamé de plaisirs !
Denys L' Ancien.
Il falloit bien tâcher d' en faire inventer de
nouveaux, puisque tous les plaisirs ordinaires
étoient usés pour moi.
Diogène.
La nature entière ne te suffisoit donc pas ?
Hé ! Qu' est-ce qui auroit pu apaiser tes
passions furieuses ? Mais les plaisirs nouveaux
auroient-ils pu guérir tes défiances et étouffer
les remords de tes crimes ?
Denys L' Ancien.
Non : mais les malades cherchent comme ils
peuvent à se soulager dans leurs maux. Ils
essaient de nouveaux remèdes pour se guérir,
et de nouveaux mets pour se ragoûter.
Diogène.
Tu étois donc dégoûté et affamé tout ensemble :
dégoûté de tout ce que tu avois, affamé de tout
ce que tu ne pouvois avoir. Voilà un bel
état ; et c' est là ce que tu as pris tant
de peine à acquérir et à conserver ! Voilà
une belle recette pour se faire heureux. C' est bien
à toi à te moquer de mon tonneau, où un
peu d' eau, de pain et de soleil, me rendoit
content ! Quand on sait goûter ces plaisirs
simples de la pure nature, ils ne s' usent jamais,
et on n' en manque point : mais quand on les
méprise, on a beau être riche et puissant, on
manque de tout, car on ne peut jouir de rien.
Denys L' Ancien.
Ces vérités que tu dis m' affligent ; car je
pense à mon fils que j' ai laissé tyran après
moi : il seroit plus heureux si je l' avois laissé
pauvre artisan, accoutumé à la modération,
et instruit par la mauvaise fortune ; au moins
il auroit quelques vrais plaisirs que la nature
ne refuse point dans les conditions médiocres.
Diogène.
Pour lui rendre l' appétit, il faudroit lui
faire souffrir la faim ; pour lui ôter l' ennui de
son palais doré, le mettre dans mon tonneau
vacant depuis ma mort.
Denys L' Ancien.
Encore ne saura-t-il pas se soutenir dans
cette puissance que j' ai eu tant de peine à lui
préparer.
Diogène.
Hé ! Que veux-tu que sache un homme élevé
dans la mollesse et né dans une trop grande
prospérité ? à peine sait-il prendre le plaisir
quand il vient à lui. Il faut que tout le monde
se tourmente pour le divertir.