DIALOGUE 44
Cicéron Et Auguste.
Obliger des ingrats, c' est se perdre soi-même.
Auguste.
Bonjour, grand orateur. Je suis ravi de vous
revoir ; car je n' ai pas oublié toutes les
obligations que je vous ai.
Cicéron.
Vous pouvez vous en souvenir ici-bas, mais
vous ne vous en souveniez guère dans le monde.
Auguste.
Après votre mort même je trouvai un jour
un de mes petits-fils qui lisoit vos ouvrages :
il craignit que je ne blâmasse cette lecture, et
fut embarrassé ; mais je le rassurai, en disant
de vous : c' étoit un grand homme, et qui
aimoit bien sa patrie. Vous voyez que je n' ai
pas attendu la fin de ma vie pour bien parler
de vous.
Cicéron.
Belle récompense de tout ce que j' ai fait
pour vous élever ! Quand vous parûtes, jeune
et sans autorité, après la mort de César, je
vous donnai mes conseils, mes amis, mon
crédit.
Auguste.
Vous le faisiez moins pour l' amour de moi
que pour contrebalancer l' autorité d' Antoine,
dont vous craigniez la tyrannie.
Cicéron.
Il est vrai, je craignis moins un enfant que
cet homme puissant et emporté. En cela je me
trompois, car vous étiez plus dangereux que
lui. Mais enfin vous me devez votre fortune.
Que ne disois-je point au sénat, pendant que
vous étiez au siège de Modène, où les deux
consuls Hirtius et Pansa, victorieux, périrent ?
Leur victoire ne servit qu' à vous mettre à la
tête de l' armée. C' étoit moi qui avois fait
déclarer la république contre Antoine par mes
harangues qu' on a nommées philippiques. Au
lieu de combattre pour ceux qui vous avoient
mis les armes à la main, vous vous unîtes
lâchement avec votre ennemi Antoine, et avec
Lépide, le dernier des hommes, pour mettre
Rome dans les fers. Quand ce monstrueux
triumvirat fut formé, vous vous demandâtes
des têtes les uns aux autres. Chacun, pour
obtenir des crimes de son compagnon, étoit
obligé d' en commettre. Antoine fut contraint
de sacrifier à votre vengeance L. César, son
propre oncle, pour obtenir de vous ma tête ;
et vous m' abandonnâtes indignement à sa
fureur.
Auguste.
Il est vrai, je ne pus résister à un homme
dont j' avois besoin pour me rendre maître du
monde. Cette tentation est violente, et il faut
l' excuser.
Cicéron.
Il ne faut jamais excuser une si noire ingratitude.
Sans moi vous n' auriez jamais paru
dans le gouvernement de la république. Oh !
Que j' ai de regret aux louanges que je vous ai
données ! Vous êtes devenu un tyran cruel ;
vous n' étiez qu' un ami trompeur et perfide.
Auguste.
Voilà un torrent d' injures. Je crois que
vous allez faire contre moi une philippique
plus véhémente que celles que vous fîtes
contre Antoine.
Cicéron.
Non, j' ai laissé mon éloquence en passant
les ondes du Styx : mais la postérité saura que
je vous ai fait ce que vous avez été, et que
c' est vous qui m' avez fait mourir, pour flatter
la passion d' Antoine. Mais ce qui me fâche le
plus, c' est que votre lâcheté, en vous rendant
odieux à tous les siècles, me rendra méprisable
aux hommes critiques : ils diront que j' ai
été la dupe d' un jeune homme qui s' est servi
de moi pour contenter son ambition. Obligez
les hommes mal nés, il ne vous en revient
que de la douleur et de la honte.