DIALOGUE 51
Léonard De Vinci Et Poussin.
Léonard.
Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup
de bruit en ce bas monde ; on assure qu' il
est prévenu en votre faveur, et qu' il vous met
au-dessus de tous les peintres italiens. Mais
nous ne le souffrirons jamais.
Poussin.
Le croyez-vous si facile à prévenir ? Vous
lui faites tort, vous vous faites tort à
vous-même, et vous me faites trop d' honneur.
Léonard.
Mais il m' a dit qu' il ne connoissoit rien de
si beau que le tableau que vous lui aviez
représenté. à quel propos offenser tant de grands
hommes, pour en louer un seul qui...
Poussin.
Mais pourquoi croyez-vous qu' on vous offense
en louant les autres ? Parrhasius n' a
point fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous ?
Léonard.
Oui vraiment, un petit peintre françois qui
fut contraint de quitter sa patrie pour aller
gagner sa vie à Rome !
Poussin.
Ho ! Puisque vous le prenez par là, vous
n' aurez pas le dernier mot. Hé bien ! Je quittai
la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome,
où j' avois étudié les modèles antiques, et où la
peinture étoit plus en honneur qu' en mon
pays : mais enfin, quoique étranger, j' étois
admiré dans Rome. Et vous, qui étiez italien,
ne fûtes-vous pas obligé d' abandonner votre
pays, quoique la peinture y fût honorée, pour
aller mourir à la cour de François Ier ?
Léonard.
Je voudrois bien examiner un peu quelqu' un
de vos tableaux sur les règles de peinture
que j' ai expliquées dans mes livres. On
verroit autant de fautes que de coups de pinceau.
Poussin.
J' y consens. Je veux croire que je ne suis
pas aussi grand peintre que vous, mais je suis
moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous
mettre devant les yeux toute l' ordonnance
d' un de mes tableaux : si vous y remarquez
des défauts, je les avouerai franchement ; si
vous approuvez ce que j' ai fait, je vous contraindrai
à m' estimer un peu plus que vous ne faites.
Léonard.
Hé bien ! Voyons donc. Mais je suis un sévère
critique, souvenez-vous-en.
Poussin.
Tant mieux. Représentez-vous un rocher
qui est dans le côté gauche du tableau. De ce
rocher tombe une source d' eau pure et claire,
qui, après avoir fait quelques petits bouillons
dans sa chute, s' enfuit au travers de la
campagne.
Un homme qui étoit venu puiser de
cette eau est saisi par un serpent monstrueux :
le serpent se lie autour de son corps,
et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs
tours, le serre, l' empoisonne de son venin, et
l' étouffe. Cet homme est déja mort ; il est
étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de
tous ses membres ; sa chair est déja livide ; son
visage affreux représente une mort cruelle.
Léonard.
Si vous ne nous représentez point d' autre
objet, voilà un tableau bien triste.
Poussin.
Vous allez voir quelque chose qui augmente
encore cette tristesse. C' est un autre homme
qui s' avance vers la fontaine : il aperçoit le
serpent autour de l' homme mort, il s' arrête
soudainement : un de ses pieds demeure
suspendu ; il lève un bras en haut, l' autre tombe
en bas ; mais les deux mains s' ouvrent, elles
marquent la surprise et l' horreur.
Léonard.
Ce second objet, quoique triste, ne laisse
pas d' animer le tableau, et de faire un certain
plaisir semblable à ceux que goûtoient les
spectateurs de ces anciennes tragédies, où tout
inspiroit la terreur et la pitié ; mais nous
verrons bientôt si vous avez...
Poussin.
Ah ! Ah ! Vous commencez à vous humaniser
un peu : mais attendez la suite, s' il vous plaît ;
vous jugerez selon vos règles quand j' aurai tout
dit. Là auprès est un grand chemin, sur le bord
duquel paroît une femme qui voit l' homme
effrayé, mais qui ne sauroit voir l' homme
mort, parcequ' elle est dans un enfoncement
et que le terrain fait une espèce de rideau
entre elle et la fontaine. La vue de cet homme
effrayé fait en elle un contre-coup de terreur.
Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que
les douleurs doivent être : les grandes se
taisent, les petites se plaignent. La frayeur de
cet homme le rend immobile : celle de cette
femme, qui est moindre, est plus marquée
par la grimace de son visage ; on voit en elle
une peur de femme, qui ne peut rien retenir,
qui exprime toute son alarme, qui se laisse
aller à ce qu' elle sent ; elle tombe assise, elle
laisse tomber ce qu' elle porte, elle tend les
bras et semble crier. N' est-il pas vrai que ces
airs divers de crainte et de surprise font une
espèce de jeu qui touche et plaît ?
Léonard.
J' en conviens. Mais qu' est-ce que ce dessein ?
Est-ce une histoire ? Je ne la connois pas. C' est
plutôt un caprice.
Poussin.
C' est un caprice. Ce genre d' ouvrage nous
sied fort bien, pourvu que le caprice soit
réglé, et qu' il ne s' écarte en rien de la vraie
nature. On voit au côté gauche quelques grands
arbres qui paroissent vieux, et tels que ces
antiques chênes qui ont passé autrefois pour
les divinités d' un pays. Leurs tiges vénérables
ont une écorce dure et âpre, qui fait fuir un
bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce
bocage a une fraîcheur délicieuse : on voudroit
y être. On s' imagine un été brûlant, qui
respecte ce bois sacré. Il est planté le long
d' une eau claire, et semble se mirer dedans.
On voit d' un côté un vert foncé, de l' autre
une eau pure où l' on découvre le sombre azur
d' un ciel serein. Dans cette eau se présentent
divers objets qui amusent la vue, pour la
délasser de tout ce qu' elle a vu d' affreux. Sur le
devant du tableau, les figures sont toutes
tragiques. Mais dans le fond tout est paisible,
doux, et riant : ici on voit de jeunes gens qui
se baignent et qui se jouent en nageant ; là,
des pêcheurs dans un bateau : les uns se penchent
en avant et semblent près de tomber, c' est qu' ils
tirent un filet ; deux autres, penchés en arrière,
rament avec effort. D' autres sont sur le bord de
l' eau, et jouent à la
mourre : il paroît dans les visages que l' un
pense à un nombre pour surprendre son
compagnon, qui paroît être attentif de peur d' être
surpris. D' autres se promènent au-delà de
cette eau sur un gazon frais et tendre. En les
voyant dans un si beau lieu, peu s' en faut
qu' on n' envie leur bonheur. On voit assez loin
une femme qui va sur un âne à la ville voisine,
et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on
s' imagine voir ces bonnes gens qui, dans leur
simplicité rustique, vont porter aux villes
l' abondance des champs qu' ils ont cultivés.
Dans le même coin gauche paroît au-dessus
du bocage une montagne assez escarpée, sur
laquelle est un château.
Léonard.
Le côté gauche de votre tableau me donne
la curiosité de voir le côté droit.
Poussin.
C' est un petit coteau qui vient en pente
insensible jusqu' au bord de la rivière. Sur cette
pente on voit en confusion des arbrisseaux et
des buissons sur un terrain inculte. Au-devant
de ce coteau sont plantés de grands arbres,
entre lesquels on aperçoit la campagne, l' eau
et le ciel.
Léonard.
Mais ce ciel, comment l' avez-vous fait ?
Poussin.
Il est d' un bel azur, mêlé de nuages clairs
qui semblent être d' or et d' argent.
Léonard.
Vous l' avez fait ainsi, sans doute, pour avoir
la liberté de disposer à votre gré de la lumière,
et pour la répandre sur chaque objet selon vos
desseins.
Poussin.
Je l' avoue : mais vous devez avouer aussi
qu' il paroît par là que je n' ignore point vos
règles que vous vantez tant.
Léonard.
Qu' y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delà
de cette rivière ?
Poussin.
Une ville dont j' ai déja parlé. Elle est dans
un enfoncement où elle se perd ; un coteau
plein de verdure en dérobe une partie. On
voit de vieilles tours, des créneaux, de grands
édifices, et une confusion de maisons dans
une ombre très forte ; ce qui relève certains
endroits éclairés par une certaine lumière
douce et vive qui vient d' en haut. Au-dessus
de cette ville paroît ce que l' on voit presque
toujours au-dessus des villes dans un beau
temps : c' est une fumée qui s' élève, et qui fait
fuir les montagnes qui font le lointain. Ces
montagnes, de figure bizarre, varient l' horizon,
en sorte que les yeux sont contents.
Léonard.
Ce tableau, sur ce que vous m' en dites, me
paroît moins savant que celui de Phocion.
Poussin.
Il y a moins de science d' architecture, il est
vrai ; d' ailleurs on n' y voit aucune connoissance
de l' antiquité. Mais en revanche la science
d' exprimer les passions y est assez
grande : de plus, tout ce paysage a des graces
et une tendresse que l' autre n' égale point.
Léonard.
Vous seriez donc, à tout prendre, pour ce
dernier tableau ?
Poussin.
Sans hésiter, je le préfère ; mais vous, qu' en
pensez-vous sur ma relation ?
Léonard.
Je ne connois pas assez le tableau de Phocion
pour le comparer. Je vois que vous avez
assez étudié les bons modèles du siècle passé
et mes livres ; mais vous louez trop vos
ouvrages.
Poussin.
C' est vous qui m' avez contraint d' en parler :
mais sachez que ce n' est ni dans vos livres ni
dans les tableaux du siècle passé que je me
suis instruit ; c' est dans les bas-reliefs antiques,
où vous avez étudié aussi bien que moi. Si je
pouvois un jour retourner parmi les vivants,
je peindrois bien la jalousie ; car vous m' en
donnez ici d' excellents modèles. Pour moi, je
ne prétends vous rien ôter de votre science ni
de votre gloire ; mais je vous cèderois avec plus
de plaisir, si vous étiez moins entêté de votre
rang. Allons trouver Parrhasius : vous lui ferez
votre critique, il décidera, s' il vous plaît ; car
je ne vous cède à vous autres messieurs les
modernes qu' à condition que vous cèderez
aux anciens. Après que Parrhasius aura prononcé,
je serai prêt à retourner sur la terre pour
corriger mon tableau.