DIALOGUE 64
Charles-Quint Et François Ier.
La justice et le bonheur ne se trouvent que dans la
bonne foi, la droiture, et le courage.
Charles Quint.
Maintenant que toutes nos affaires sont finies,
nous ne ferions pas mal de nous éclaircir sur les
déplaisirs que nous nous sommes donnés l' un à
l' autre.
François I.
Vous m' avez fait beaucoup d' injustices et
de tromperies ; je ne vous ai jamais fait de
mal que par les lois de la guerre : mais vous
m' avez arraché, pendant que j' étois en prison,
l' hommage du comté de Flandre ; le vassal
s' est prévalu de la force pour donner la loi à
son souverain.
Charles Quint.
Vous étiez libre de ne renoncer pas.
François I.
Est-on libre en prison ?
Charles Quint.
Les hommes foibles n' y sont pas libres :
mais quand on a un vrai courage, on est libre
par-tout. Si je vous eusse demandé votre
couronne, l' ennui de votre prison vous auroit-il
réduit à me la céder ?
François I.
Non, sans doute ; j' aurois mieux aimé mourir
que de faire cette lâcheté : mais pour la
mouvance du comté de Flandre, je vous l' abandonnai
par ennui, par crainte d' être empoisonné, par le desir
de retourner dans mon royaume, où tout avoit besoin
de ma présence,
enfin par l' état de langueur qui me
menaçoit d' une mort prochaine. Et en effet,
je crois que je serois mort sans l' arrivée de ma
soeur.
Charles Quint.
Non seulement un grand roi, mais un vrai
chevalier, aime mieux mourir que de donner
une parole, à moins qu' il ne soit résolu de la
tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien
n' est si honteux que de dire qu' on a manqué
de courage pour souffrir, et qu' on s' est délivré
en manquant de bonne foi. Si vous étiez persuadé
qu' il ne vous étoit pas permis de sacrifier
la grandeur de votre état à la liberté de
votre personne, il falloit savoir mourir en
prison, mander à vos sujets de ne plus compter
sur vous et de couronner votre fils : vous
m' auriez bien embarrassé. Un prisonnier qui
a ce courage se met en liberté dans sa prison ;
il échappe à ceux qui le tiennent.
François I.
Ces maXImes sont vraies. J' avoue que l' ennui
et l' impatience m' ont fait promettre ce
qui étoit contre l' intérêt de mon état, et que
je ne pouvois exécuter ni éluder avec honneur.
Mais est-ce à vous à me faire un tel reproche ?
Toute votre vie n' est-elle pas un continuel
manquement de parole ? D' ailleurs ma foiblesse
ne vous excuse point. Un homme intrépide, il est
vrai, se laisse égorger plutôt que de promettre ce
qu' il ne peut pas tenir : mais un homme juste
n' abuse point de la foiblesse d' un autre homme pour
lui arracher, dans sa captivité, une promesse qu' il
ne peut ni ne doit exécuter. Qu' auriez-vous fait, si
je vous eusse retenu en France, quand vous y passâtes,
quelque temps après ma prison, pour aller
dans les Pays-Bas ? J' aurois pu vous
demander la cession des Pays-Bas, et du
milanois que vous m' aviez usurpé.
Charles Quint.
Je passois librement en France sur votre
parole ; vous n' étiez pas venu librement en
Espagne sur la mienne.
François I.
Il est vrai ; je conviens de cette différence :
mais comme vous m' aviez fait une injustice
dans ma prison en m' arrachant un traité
désavantageux, j' aurois pu réparer ce tort en
vous arrachant à mon tour un autre traité
plus équitable ; d' ailleurs je pouvois vous
arrêter chez moi, jusqu' à ce que vous m' eussiez
restitué mon bien, qui étoit le milanois.
Charles Quint.
Attendez ; vous joignez plusieurs choses qu' il
faut que je démêle. Je ne vous ai jamais manqué
de parole à Madrid ; et vous m' en auriez
manqué à Paris, si vous m' eussiez arrêté sous
aucun prétexte de restitution, quelque juste
qu' elle pût être. C' étoit à vous à ne me
permettre le passage qu' en me demandant le
préliminaire de la restitution : mais comme vous
ne l' avez pas demandé, vous ne pouviez l' eXIger
en France sans violer votre promesse. D' ailleurs,
croyez-vous qu' il soit permis de repousser la fraude
par la fraude ? Dès qu' une tromperie en attire une
autre, il n' y a plus rien d' assuré parmi les
hommes, et les suites funestes de cet engagement
vont à l' infini. Le plus sûr pour vous-même est de ne
vous venger du trompeur qu' en repoussant toutes ses
ruses sans le tromper.
François I.
Voilà une sublime philosophie ; voilà Platon
tout pur. Mais je vois bien que vous avez
fait vos affaires avec plus de subtilité que moi :
mon tort est de m' être fié à vous. Le connétable de
Montmorenci aida à me tromper : il me persuada
qu' il falloit vous piquer d' honneur, en vous
laissant passer sans condition. Vous aviez déja
promis de donner l' investiture du duché de Milan au
plus jeune de mes trois fils : après votre passage en
France, vous retirâtes votre promesse. Si je
n' eusse pas cru le
connétable, je vous aurois fait rendre le milanois
avant de vous laisser passer dans les Pays-Bas.
Jamais je n' ai pu pardonner ce mauvais conseil de mon
favori : je le chassai de ma cour.
Charles Quint.
Plutôt que de rendre le milanois, j' aurois
traversé la mer.
François I.
Votre santé, la saison, et les périls de la
navigation, vous ôtoient cette ressource. Mais
enfin, pourquoi me jouer si indignement à la
face de toute l' Europe, et abuser de l' hospitalité
la plus généreuse ?
Charles Quint.
Je voulois bien donner le duché de Milan à votre
troisième fils : un Duc De Milan de la
maison de France ne m' auroit guère plus embarrassé
que les autres princes d' Italie. Mais votre second
fils, pour lequel vous demandiez cette investiture,
étoit trop près de succéder à la couronne ; il n' y
avoit entre vous et lui que le dauphin, qui mourut.
Si j' avois donné l' investiture au second, il se
seroit bientôt trouvé tout ensemble roi de France et
Duc De Milan ; par là toute l' Italie auroit été à
jamais dans la servitude. C' est ce que j' ai prévu, et
c' est ce que j' ai dû éviter.
François I.
Servitude pour servitude, ne valoit-il pas
mieux rendre le milanois à son maître, qui
étoit moi, que de le retenir dans vos mains,
sans aucune apparence de droit ? Les françois,
qui n' avoient plus un pouce de terre en Italie,
étoient moins à craindre dans le milanois pour
la liberté publique, que la maison d' Autriche
revêtue du royaume de Naples et des droits de
l' empire sur tous les fiefs qui relèvent de lui
en ce pays-là. Pour moi, je dirai franchement,
toute subtilité à part, la différence de nos
deux procès : vous aviez toujours assez
d' adresse pour mettre les formes de votre côté,
et pour me tromper dans le fond ; moi, par
foiblesse, par impatience ou par légèreté, je
ne prenois pas assez de précautions, et les
formes étoient contre moi. Ainsi je n' étois
trompeur qu' en apparence, et vous l' étiez
dans l' essentiel. Pour moi, j' ai été assez puni
de mes fautes dans le temps où je les ai faites.
Pour vous, j' espère que la fausse politique de
votre fils me vengera assez de votre injuste
ambition. Il vous a contraint de vous dépouiller
pendant votre vie. Vous êtes mort dégradé et
malheureux, vous qui avez prétendu mettre toute
l' Europe dans les fers. Ce fils achèvera son
ouvrage : sa jalousie et sa défiance
abattront toute ambition et toute vertu
chez les espagnols ; le mérite, devenu suspect
et odieux, n' osera paroître ; l' Espagne n' aura
plus ni grand capitaine, ni génie élevé dans
les négociations, ni discipline militaire, ni
bonne police dans les peuples. Ce roi toujours
caché et toujours impraticable, comme les
rois de l' orient, abattra le dedans de l' Espagne,
et soulèvera les nations éloignées qui dépendent de
cette monarchie. Ce grand corps tombera de lui-même,
et ne servira plus que d' exemple de la vanité des
trop grandes fortunes. Un état réuni et médiocre,
quand il est bien peuplé, bien policé et bien cultivé
pour les arts et pour les sciences utiles, quand
il est d' ailleurs gouverné selon les lois avec
modération par un prince qui rend lui-même
la justice et qui va lui-même à la guerre,
promet quelque chose de plus heureux que
votre monarchie, qui n' a plus de tête pour
réunir le gouvernement. Si vous ne voulez pas
m' en croire, attendez un peu ; nos arrière-neveux
vous en diront des nouvelles.
Charles Quint.
Hélas ! Je ne prévois que trop la vérité de
vos prédictions. La prévoyance de ces malheurs qui
renverseront tous mes ouvrages m' a découragé et m' a
fait quitter l' empire.
Cette inquiétude troubloit mon repos dans
ma solitude de Saint-Just.